[PDF] Figures de la « patience » dans la modernité : la recherche





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Figures de la « patience » dans la modernité : la recherche

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Figures de la " patience » dans la modernité : la recherche proustienne entre l'errance de Bouvard et Pécuchet et le parti pris pongien de Rocky Patricio Penate Une thèse soumise en conformité avec les exigences du doctorat en littérature Département d'études françaises Université de Toronto © Copyright de Rocky Patricio Penate 2011

ii Figures de la " patience » dans la modernité : la recherche proustienne entre l'errance de Bouvard et Pécuchet et le parti pris pongien Rocky Patricio Penate Doctorat en littérature Département de français Université de Toronto 2011 Résumé Cette étude porte sur la représentation de la " patience » - considérée comme un mode d'être dans le temps et face à l'Autre à la fois actif et passif - dans quelques oeuvres modernes, notamment les écrits philosophiques de Friedrich Nietzsche, les romans Bouvard et Pécuchet et La tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust et la poésie de Francis Ponge. Dans le premier chapitre, nous nous référons à la pensée de Nietzsche pour bien décrire le contexte moderne qui fait que la vertu de la patience est aussi pertinente à la fin du XIXe siècle et pendant le XXe siècle qu'elle ne l'était pour des penseurs de l'Antiquité gréco-romaine comme Épicure et Sénèque. Dans des oeuvres comme La généalogie de la morale et Par-delà bien et mal, Nietzsche montre que ce qu'on considère comme la vertu de la patience se réduit souvent à une simple incapacité d'agir et que les temps modernes exigent un autre type de vertu, une patience renouvelée et affirmative. Dans le deuxième chapitre, nous analysons les thèmes de l'accompagnement et du dévouement dans deux romans flaubertiens afin de déterminer dans quelle mesure il est nécessaire de se retirer du monde et de ses rythmes pour pouvoir se consacrer à quelque chose qui transcende l'individu et ses désirs particuliers. Nous continuons cette réflexion dans le chapitre sur le roman proustien, où l'on peut

iii suivre la trajectoire d'un héros-narrateur impatient d'être aimé et de remplir sa vocation en devenant écrivain. Notre examen de différentes formes de la patience est complétée par une critique du rapport problématique du poète (Ponge) et des objets de ses poèmes, en particulier les animaux qu'il sacrifie au nom de son art. Un schéma fondamental se dessine à travers toutes ces oeuvres et les figures de la patience qu'elles véhiculent : le sujet humain, désireux de se rapprocher de l'Autre, sait que, pour ce faire, il faut le laisser être, mais il a aussi besoin de s'affirmer soi-même, d'où une certaine aporie. La patience se révèle comme une réponse possible à ce problème.

iv Remerciements J'aimerais remercier ma directrice, la professeure Angela Cozea, d'avoir été un guide intellectuel compréhensif et extrêmement généreux. Elle a contribué à la réalisation de ce projet bien au delà de ce que sa profession exige et je suis très reconnaissant de toutes les formes de soutien qu'elle m'offre depuis notre rencontre fortuite dans un cours portant sur Montaigne. Je tiens aussi à remercier les membres de mon comité, les professeurs Pascal Michelucci et Clive Thomson, dont les questions et les commentaires au cours de la rédaction m'ont souvent rappelé à la tâche ; j'apprécie leur rigueur, qui n'est pas sans indulgence. Je voudrais aussi exprimer ma gratitude à Joëlle Papillon, pour sa lecture attentive et pleine d'amour, et à mes parents, Fidelina et Felix Peñate, sans qui je ne serais pas parvenu jusqu'ici ; merci de m'accompagner dans mon cheminement. Ce travail a pu être mené à bien grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, du gouvernement de l'Ontario et du Département d'études françaises de l'Université de Toronto.

v Table des matières INTRODUCTION. Patience et vie moderne 1 Littérature et Philosophie : pourquoi des figures 7 CHAPITRE 1. Pour une vita contemplativa 18 1.1 Pour une patience nouvelle (à la lumière de Nietzsche) 27 1.2 Le devenir-statue 30 1.3 Méditation sur Épicure 43 1.4 La " droite connaissance » 47 1.5 L'épicurisme : pour un bien-être durable 50 1.6 Nietzsche évangéliste 53 CHAPITRE 2. Flaubert : retraite, copie et amitié 58 2.1 Une retraite difficile : le désir du saint et l'ambition des copistes 62 2.2 Une retraite solitaire 71 2.3 Saint Antoine, entre la foi et le doute 77 2.4 Une errance encyclopédique 87 2.5 De la copie à la citation 96 2.6 La copie à deux 104 CHAPITRE 3. Vers une conception de la patience dans À la recherche du temps perdu 124 3.1 La patience et l'idée de la mort 137 3.1.1 Épuiser toutes les souffrances 142 3.1.2 Patienter corps et âme 145 3.1.3 L'anxiété comme " crainte raisonnée » de la mort 150 3.2 L'amour et la patience : l'attente de la bien-aimée 154 3.2.1 Les êtres de fuite : l'" arrivée interminable » 159 3.3 Vitesse et immobilité dans la Recherche 167 3.3.1 La patience en tant que souplesse 171 3.3.2 S'arrêter pour mieux contempler 175 3.3.3 La patience et la volonté 180

vi 3.3.4 L'immobilité en tant qu'irrésolution 183 3.3.5 L'immobilité ultime, l'immobilité mortelle 187 3.4 La perte de la mémoire 190 CHAPITRE 4. Ponge : le poète face à l'animal 194 4.1 Les " êtres à coquilles » 196 4.1.1 Pour une sensibilité résistante : les mollusques 200 4.1.2 La vie comme oeuvre d'art 204 4.1.3 L'allure de l'escargot 206 4.2 Ponge, Derrida et l'" animot » 212 4.2.1 La venue de l'animot 218 4.2.2 L'être-avec-l'animal 223 4.3 Poésie et cruauté 229 4.3.1 La souffrance animale 236 4.3.2 Le devenir-animal du poète 238 4.4 Le " presque-rien » : un appel à la parole 247 CONCLUSION. Patience individuelle, patience collective 250 BIBLIOGRAPHIE 259

1 Introduction Patience et vie moderne Chaque matin je dépouille toute l'impatience de mon âme et son effort infini ; peine perdue : à l'ins tant suivant, ils sont là de nouveau. (Kierkegaard 1990, 159) Si la " patience », sous ses diverses formes conceptuelles et pratiques, a longtemps été l'objectif de diverses pensées philosophiques et religieuses, aujourd'hui, on ne la considère plus que d'une façon indirecte, voire négative ; on remarque surtout son absence dans un monde gouverné par des vitesses qui s'accélèrent de plus en plus. Ces vitesses peuvent être matérielles ou immatérielles ; il peut s'agir, par exemple, de la vitesse de nouvelles formes de transport ou de la vitesse de nouvelles technologies communicationnelles.1 Dans La lenteur, roman publié en 1995, Milan Kundera constate l'emprise qu'exerce dans le monde contemporain une certaine vitesse : " La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme » (Kundera 10). Nouvelle forme d'extase, cette vitesse révolutionnaire non seulement fait concurrence à des rythmes plus lents, à l'oeuvre depuis la nuit des temps, mais les supplante, les fait lentement disparaître. Ceux qui ne sont pas complètement entraînés par ces vitesses nouvelles, se demandent, avec perplexité : " Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ? Ah, où sont-ils, les flâneurs d'antan ? [...] Ont -ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ? » (Kundera 12). En reprenant le célèbre vers de Villon (" Où sont les neiges d'antan ? ») et la figure tout à fait moderne du flâneur baudelairien, Kundera souligne à la fois la nostalgie qui caractérise ces questions sur la lenteur et la façon dont elles traversent les siècles. Villon, dont le testament 1 Pour une étude de la mondialisation en tant qu'instauration d'un " monde à grande vitesse », voir Jean-Marc Salmon. Un monde à grande vitesse : globalisation, mode d'emploi. Paris : Seuil, 2000.

2 poétique appartient à la fin du Moyen Âge, est textuellement lié à Baudelaire, poète préoccupé comme nul autre par la modernité, et ils sont tous les deux confrontés avec l'ère contemporaine, où les flâneurs du XIXe siècle rejoignent les neiges d'antan dans un passé irrévocablement révolu.2 La question n'en est pas moins pertinente : qu'est devenu, au juste, le flâneur d'antan ? Est-il devenu un homme-jet, une espèce d'homme " plus proche du robot que du héros » (Barthes 1957, 94) ? Dans Mythologies, Roland Barthes précise que, paradoxalement, ce qui frappe d'abord dans la mythologie du jet-man, c'est l'élimination de la vitesse [...]. Il faut entrer ici dans un paradoxe, que tout le monde admet d'ailleurs très bien et consomme même comme une preuve de modernité ; ce paradoxe, c'est que trop de vitesse se tourne en repos ; le pilote-héros se singularisait par toute une mythologie de la vitesse sensible, de l'espace dévoré, du mouvement grisant ; le jet-man, lui, se définira par une cénesthésie du sur -place (" à 2000 à l'heure, en palier, aucune impression de vitesse »), comme si l'extravagance de sa vocation consistait précisément à dépasser le mouvement, à aller plus vite que la vitesse. (Barthes 1957, 94) L'homme-jet ne perçoit plus, à proprement dire, le mouvement ; à force d'aller vite, il ne constate plus son " glissement » ; son expérience de la mobilité est réduite au " trouble monstrueux » (Barthes 1957, 94) qu'éprouve son corps projectile. Le mythologue distingue l'homme-jet du " héros de la vitesse classique » (Barthes 1957, 94), pour lequel " la vitesse était une aventure » (Barthes 1957, 95), " une performance épisodique » (Barthes 1957, 94). Chez l'homme-jet, la vitesse extrême et l'expérience d'immobilité qui en résulte se sont transformées en condition permanente. Son régime, caractérisé par " continence et tempérance, abstention loin des plaisirs, vie commune, vêtement uniforme », constitue m ême une nouvelle forme 2 En traçant l'" invention de la vitesse » dans une perspective historique, Christophe Studeny note : " Des siècles durant la cadence du pas décide de l'ordonnance du quotidien, dicte les rythmes de travail et l'endurance de l'effort, agence les contraintes sociales, organise l'invariance des bornes, règle la balance de l'énergie et du repos, entraîne à la patience. Le vertige de la vitesse, c'est d'abord le pari de rompre ces ancrages terriens, l'audace de l'envol, la tentation de la fuite » (Stu deny 13). Stud eny analyse en particulier l'invent ion de transports nouveaux et l'amélioration des routes en France du XVIIIe siècle au XXe siècle. Bien sûr, le devenir-mobile des Français reflète un phénomène plus général.

3 d'" ascèse » (Barthes 1957, 95). Dans l'optique qui nous intéresse, la figure de l'homme-jet montre parfaitement que l'humanité n'avance pas nécessairement plus rapidement parce qu'elle va plus vite. En effet, l'homme-jet vit plutôt une perte d'humanité : Tout ceci serait banal s'il s'agissait du héros traditionnel, dont tout le prix était de faire de l'aviation sans abandonner son humanité (Saint-Exupéry écrivain, Lindbergh en complet veston). Mais la particularité mythologique de l'homme-jet, c'est de ne garder aucun des éléments romantiques et individualistes du rôle sacré, sans pour autant lâcher le rôle lui-même. Assimilé par son nom à la pure passivité (quoi de plus inerte et de mieux dépossédé qu'un objet jeté ?), il retrouve tout de même le rituel à travers le mythe d'une race fictive, céleste, qui tiendrait ses particularités de son ascèse, et accomplirait une sorte de compromis anthropologique entre les humains et les Martiens. L'homme-jet est un héros réifié, comme si aujourd'hui encore les hommes ne pouvaient concevoir le ciel que peuplé de semi-objets. (Barthes 1957, 96) La réification, la dépossession et la passivité de l'homme -jet démentent toute supposition affirmant que l'accélération technique qui marque la vie moderne reflète, selon une corrélation positive et nécessaire, l'accélération du progrès humain. Tout au contraire, la vitesse extrême peut résulter en inertie et en inaction. Or, si l'être humain ne peut s'affirmer que par l'action, si " l'action est tout »3 (Nietzsche) et qu'il ne peut confirmer son humanité que par un acte-parole (Arendt 233), il ne pourra survivre dans un état reconnaissable4 - en supposant qu'il y ait des traits de l'humanité actuelle qu'il vaille la peine de préserver - qu'en contrebalançant l'emprise de la vitesse, vitesse qui risque, paradoxalement, de l'immobiliser. 3 Friedrich Nietzsche. La généal ogie de la morale. Text e et variantes établis par Giorgio Col li et Mazzin o Montinari ; traduit par Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien. Paris : Gallimard, coll. " Folio essais », 1971, p. 45. Cette oeuvre sera désormais désignée comme La généalogie, suivie du numéro de la page. 4 Da ns son accoutrement, l'homme-jet n'est pl us reconnaissable : " Sa particu larité raciale se lit dans sa morphologie : la combinaison anti-G en n ylon gonf lable, le casque poli engagent l'homme-jet dans une peau nouvelle, où "pas même sa mère ne le reconnaîtrait". » (Barthes 1957, 95)

4 C'est dans cette perspective que nous nous tournons vers la patience, vertu plutôt inactuelle.5 Dans le contexte d'un monde habité par des hommes-jets, se rapprochant vite d'une " passivité pure », la patience constitue un ralentissement favorable à l'expérience intégrale du temps et à l'action. Le mot " patience » désignera donc, dans un premier temps, le fait de vivre pleinement le temps et le mouvement et le devenir qu'il rend possible. Qui plus est, si l'on considère que l'autre est un " être de fuite »,6 qu'il est foncièrement mobile et que son mouvement constitutif7 est tout à fait imprévisible,8 la " passivité pure » des hommes -jets pose problème pour tout rapport interpersonnel. Le héros-narrateur proustien, par exemple, ne se rapprochera de l'autre, notamment d'Albertine, que dans la mesure où il s'ouvrira à sa mobilité. Et encore est-il que l'autre - qu'il s'agisse d'un(e) bien-aimé(e), de la Vérité (chez Bouvard et Pécuchet), des choses muettes (les objets du poème pongien) - s'éloignera autant qu'il ne se rapprochera du sujet désirant. Aussi est-il impossible d'oublier que " patience » veut dire souffrance. Nous savons que le mot est emprunté au latin patientia - " "action de supporter, d'endurer", de patiens, participe présent de pati, "subir, endurer" » (Le Robert, 1449) - mais ses origines 5 Nous ne sommes pourtant pas les seuls à trouver qu'elle est d'autant plus pertinente que nous vivons à une époque où règne le désir d'immédiateté. Si les oeuvres portant explicitement sur la patience sont rares, elles ne sont pas inexistantes ; en 1992, les Éditi ons Autr ement ont publié u n recueil d 'articles intitulé La patien ce, dans leur collection " Morales ». Le recueil réunit des auteurs représentant diverses perspectives, de celle d'un rabbi à celle de psychanalystes, en passant par les observations de quelques universitaires. Les prémisses et les conclusions des collaborateurs diffèrent les unes des autres de façon importante, mais toutes ces réflexions convergent vers l'idée selon laquelle : " La patience est vertu qui donne au temps sa chance pour qu'hommes et choses mûrissent, elle porte en elle le secret d'une appréciation positive de la passivité ; non comme pur et simple renoncement à agir mais comme consentement à laisser être et disponibilité envers ce qui advient. » (Chalier 13) 6 Marcel Proust. À la recherche du temps perdu ; édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié. Paris : Gallimard, coll. " Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, 4 volumes. Cette oeuvre sera désormais désignée par l'acronyme RTP, suivi du numéro du volume et du numéro de la page citée, ce qui donnerait ici : RTP, III, 600. 7 No us pouvons con cevoir le devenir, à l'i nstar de Deleuze et Guattari, comme l e rapport des vitesses et d es lenteurs : " devenir, ce n'est pas imiter quelque chose ou quelqu'un [...]. Ce n'est pas non plus proportionner des rapports formels. [...] Devenir, c'est, à partir des formes qu'on a, du sujet qu'on est [...], extraire des particules, entre lesquels on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu'on est en train de devenir, et par lesquels on devient. » (Deleuze et Guattari 334) 8 L'on ne peut certainement pas programmer la venue de l'autre : " on ne fait pas venir l'autre, on le laisse venir en se préparant à sa venue. » (Derrida 1998, 60)

5 étymologiques et conceptuelles remontent encore plus loin, à la Grèce antique et au pathos, " "ce qui arrive", "expérience subie, malheur, émotions de l'âme" » (Le Robert, 1449). Alors qu'en français, " patience » désigne soit le fait de supporter les adversités " avec modération et sans murmure » (Littré 1005) ou le fait de persévérer dans une activité en dépit des obstacles (Le Robert 1449), ou encore l'attente tranquille de ce qui tarde à se produire (Littré 1005), il nous semble qu'elle peut aussi assumer un sens beaucoup plus général, comme pathos. Ainsi, si les figures de la patience qu'on étudiera renvoient effectivement à l'endurance, à la persévérance et à l'attente, elles ne s'y limitent pas. Certaines de ces figures reflètent une expérience plus fondamentale : chez Épicure - dont on considérera brièvement la philosophie dans le premier chapitre - l'endurance paisible des maux et la persévérance dans un ascétisme favorisant un " plaisir plus grand » et plus durable que les plaisirs d'une vie déréglée (Épicure 223) mènent à un mode d'ataraxie particulier, une espèce de communion avec l'univers où le patient jouit simplement du " plaisir de son existence » (Hadot 182). Aussi Nietzsche, critique peu flexible de l'" idéal ascétique » (dont il traite tout au long de La généalogie de la morale), peut-il admirer la " modestie de la volupté » épicurienne.9 L'Épicure de Nietzsche se re paît du spectacle d'un monde tout en surfaces (Gai savoir, § 45), n'attendant pas l'avenir comme s'il devait être ni n'en désespérant comme s'il devait absolument ne pas être (Épicure 221). La philosophie d'Épicure se distingue dramatiquement d'une vision théiste du monde et de la patience. L'épicurien originel affirme que les dieux existent , mais qu'ils ne sauraient pas s'intéresser à nous, simples mortels, et que donc il ne faut pas les craindre. La patience en tant que vertu religieuse, par exemple celle de saint Augustin ou de saint Antoine, se fonde tout 9 Friedrich Nietzsche. Le Gai savoir. Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari ; traduit par Pierre Klossowski ; édition de Marc B. de Launay. Paris : Gallimard, coll. " Folio essais », 1982, p. 83, § 45. Cette oeuvre sera désormais désignée par " Gai savoir », suivi du numéro du fragment.

6 autrement ; elle repose sur la foi et dépend de Dieu. Dans son petit traité consacré à la patience, Augustin distingue la vraie patience, don de Dieu plutôt qu'oeuvre de la volonté humaine (Augustin 299), et celle des " méchants » (des voleurs de grand chemin, par exemple [Augustin 295]), dont la motivation n'est pas " juste » : Lorsque vous voyez quelqu'un souffrir patiemment, ne vous empressez pas de louer sa patience, que peut seule vous révéler la cause pour laquelle il souffre. Si la cause est bonne, la patience est vraie ; si cette cause n'est pas souillée par quelque passion, vous pouvez dire que la patience n'est pas fausse. Mais lorsque le vice caractérise la première, vous serez dans l'erreur en caractérisant la seconde par son nom. De même que tous ceux qui savent, ne sont pas pour cela des adeptes de la science, ainsi tous ceux qui savent souffrir, ne sont pas pour cela des adeptes de la patience. (Augustin 295) Chez Augustin, la force de la patience est proportionnelle à l'amour qui l'inspire - amour de Dieu chez les " justes », amour du monde (cupidité et mondanité) chez les " méchants » et les orgueilleux - mais sa bonté n'est attribuable qu'à Dieu. Celui qui se sera consacré au culte du bon Dieu jouira " à jamais de la récompense de ce qu'[il] aur[a] souffert ici-bas avec patience » (Augustin 305). Le fidèle se trouve ainsi dans une hétéronomie absolue ; il est patient par la grâce de Dieu, en attendant une récompense que seul Dieu peut lui accorder. Or, dans l'optique qui nous intéresse, la distinction entre patience religieuse et patience séculière est moins importante que l'exposition d es composants particuliers d'une forme de patience donnée (en supposant toujours que celle-ci confond l'action, l'expérience du temps et le rapport à l'autre). Pour ce faire, on prendra la philosophie de Nietzsche comme point de départ, car elle propose des critères pour évaluer la qualité de la vertu : la patience est-elle foncièrement active ou passive, négatrice ou affirmative, sincère ou mensongère ? Pour Nietzsche, la plupart des exemples de patience naissent d'une incapacité d'agir, d'une faiblesse qu'on dissimule en la nommant patience (La généalogie 48). Vivant mal la lutte de l'existence, le patient de ce genre finit par avilir le monde terrestre et temporel, se vouant plutôt à l'idéal, à l'au-delà, à l'éternel.

7 Ainsi en est-il des philosophes idéalistes (Gai savoir, § 372) comme des esprits scientifiques modernes qui cherchent à supprimer la souffrance et le combat existentiel lui-même (Gai savoir, § 12) ; ainsi en est-il de l'origine des religions (Gai savoir, § 353). Si donc la patience constitue une façon de vivre le temps, si chaque patience se particularise selon son coefficient d'activité/passivité et si sa qualité rend (im)possible le rapport du " patient » et de l'autre, que peuvent nous apprendre à son sujet les textes de notre corpus : Bouvard et Pécuchet, À la recherche du temps perdu et la poésie de Ponge ? Le premier nous offre surtout une image de ce que l'amitié peut être à une époque où tout un chacun est impatient d'affirmer son individualité ; le deuxième présente le long cheminement d'un homme qui apprend à bien valoriser le temps - et en particulier le temps " perdu » - mais qui, tout en déplorant son manque de volonté, ne cesse de vouloir immobiliser l'autre, pour mieux le posséder ; le dernier professe un désir de laisser parler les " choses » tout en admettant l'inévitable échec de ce projet, car on finit toujours par parler à leur place. Toutes ces " patiences » et " impatiences » sont véhiculées par des " figures » littéraires, c'est-à-dire des représentations concrètes, peu abstraites, propices à la communication d'une expérience tout à fait temporelle. Littérature et Philosophie : pourquoi des figures Nous avons tiré les figures de la patience que nous étudierons ici d'oeuvres littéraires ainsi que d'oeuvres philosophiques. Dans le chapitre deux, par exemple, nous explorons la représentation de l'épreuve de saint Antoine, sa tentation, en parallèle avec le concept de l'épreuve kierkegaardien ; dans le chapitre quatre, nous considérons le traitement des animaux dans la poésie de Ponge à la lumière d'une réflexion derridienne sur les " animots ». Ce n'est pas que nous croyions devoir recourir à la philosophie pour interpréter les romans et les poèmes qui

8 constituent notre corpus littéraire ; au contraire, la lecture de Bouvard et Pécuchet , de la Recherche, d'un poème de Ponge, se suffit à elle -même. Et il ne s'agit certainement pas d'expliquer un texte par la considération d'un autre, dont la forme serait supposément moins opaque. Il s'agit plutôt d'approfondir et de complexifier la signification d'un texte en le confrontant à d'autres textes, qu'ils soient d'inspiration philosophique ou littéraire. Bien entendu, la forme n'est pas indifférente ; elle fait partie intégrante de tout discours, ce que Martha Nussbaum essaie de rappeler à ses collègues philosophes : Style itself makes its claims, expresses its own sense of what matters. Literary form is not separable from philosophical content, but is, itself, a part of content - an integral part, then, of the search for and the statement of truth. But this suggests, too, that there may be some views of the world and how one should live in it - views, especially, that emphasize the world's surprising variety, its complexity and mysteriousness, its flawed and imperfect beauty - that cannot be fully and adequately stated in the language of conventional philosophical prose, a style remarkably flat and lacking in wonder - but only in a language and in forms themselves more complex, more allusive, more attentive to particulars. (Nussbaum 3) Les figures de la patience qui nous intéressent relèvent d'un usage du langage complexe plutôt que d'une textualité facilement définie. Certes, personne ne peut nier l'importance de l'aspect littéraire (structure fragmentaire, hyperbole, intertextes, fabulation, etc.) de l'oeuvre nietzschéen ou inversement, l'intervention d'une prose plutôt théorique, voire philosophique, dans la Recherche ; ce sont des oeuvres difficiles à classer, des oeuvres qui se refusent à l'impatience classificatrice des littérateurs et des philosophes professionnels également. Cette étude s'inscrit donc dans la tradition des lectures croisées d'oeuvres littéraires et de textes philosophiques, laquelle connaît depuis plus ou moins vingt ans un certain renouveau.10 Jacques 10 Intérêt renouvelé dont témoigne le nombre de colloques, de livres et de numéros de revue consacrés à l'étude des multiples formes d'interactio n entre littérature e t philosophie. Pour en citer que lques-uns : La connai ssance de l'écrivain : sur la littérature, la vérité et la vie de Jacques Bouveresse ; À quoi pense la littérature ? Exercices de

9 Bouveresse explique que c'est seulement au début des années 1980 que certains détracteurs de la portée extra-textuelle des oeuvres littéraires ( d'anciens structuralistes, par exemple ) semblent avoir redécouvert que la littérature ne parle pas seulement d'elle-même mais aussi " de la vérité, de la vie humaine et de l'éthique » (Bouveresse 12). Il précise qu' [u]n des aspects les plus significatifs et les plus déconcertants (pour ne pas dire plus) de la phobie de l'extra -textualité a été la mise hors circuit complète non seulement du contenu factuel mais également du contenu moral de la littérature, dont une conséquence a été l'incapacité de dire quoi que ce soit d'intéressant sur certaines oeuvres les plus importantes de notre époque. (Bouveresse 12) Bouveresse n'est pourtant pas certain que cette découverte " n'ait pas reconduit [...] à une autre espèce de bigoterie littéraire » (Bouveresse 13) qui voit dans la littérature une forme de connaissance supérieure dont il faut préserver l'aspect essentiellement mystérieux (Bouveresse 13) ; le philosophe affirme, contrairement à cette tendance, le besoin d'analyser à fond l'énigme littéraire. Il y a plusieurs façons de lire philosophiquement des textes littéraires. Camille Dumoulié simplifie la question en identifiant " trois modes d'approche [principaux] : 1. les problèmes de réception, 2. la question de l'influence, 3. la stricte étude de comparaison » (Dumoulié 20). Tout en admettant que " la comparaison se justifie par des influences réciproques » (Dumoulié 20), il soutient qu'" on peut envisager un type d'étude comparée qui relève plus du parallèle que de l'influence à proprement parler » (Dumoulié 20). Dans les analyses qui suivent, nous n'examinons pas l'influence qu'aurait exercé tel ou tel philosophe sur tel ou tel écrivain ou vice versa. Nous nous intéressons plutôt au fait que certains textes entrent en résonance avec certains philosophie littéraire de Pierre Macherey ; Love's Knowledge : Essays on Philosophy and Literature de Martha Nussbaum ; Littérature et philosophie : le gai savoir de la littérature de Camille Dumoulié ; La littérature à la recherche de la vérité de Pierre Campion.

10 autres textes, qu'ils soient " littéraires » ou " philosophiques » (résonances qui ne diminuent en rien la spécificité de chaque forme discursive). C'est la modernité - qu'on a déjà commencé à décrire plus haut comme une époque marquée par la vitesse et qu'on continuera à définir au fur et à mesure du développement de la thèse - qui est le lien le plus explicite entre les différents auteurs des " figures de la patience » à l'étude.11 L'examen du rapport entre la littérature et la philosophie soulève d'autres questions fondamentales, telle que : " La littérature, pour quoi faire ? ». Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Antoine Compagnon a essayé de répondre à cette question ; après avoir parcouru les diverses justifications de la littérature qui ont été en vigueur pendant les derniers siècles, il admet finalement que l'idée selon laquelle il y a des choses que seule la littérature peut nous apprendre ou nous donner n'est plus vraiment soutenable (Compagnon 2007, 72 -73). Prétendre, par exemple, que seule la littérature nous " parle pleinement de certains aspects de la vie » (Compagnon 2007, 72-73) ou qu'elle seule favorise " la formation de soi et le chemin vers l'autre » (Compagnon 2007, 72) est manifestement faux. Pour croire à cette exclusivité, il faudrait ignorer le développement de nouveaux média, dont le cinéma, et même la concurrence plus traditionnelle de la philosophie, de l'histoire, des arts plastiques, etc. Or, s'il est impossible de défendre l'idée selon laquelle seule la littérature nous parle avec justesse de la vie humaine, on peut tout de même défendre sa spécificité. La description de cette spécificité que propose 11 Notre approche dépend d'une conception du " philosophique » qui n'est pas très éloignée de celle qu'avance Pierre Macherey : " à travers tout ce que les écrivains disent et écrivent, c'est la littérature comme telle qui spécule, en s'installant dans l'élément du philosophique préexistant à toutes les philosophies particulières » (Macherey 199). Ailleurs, les propos du philosophe relèvent de vieux préjugés plutôt que d'une reconsidération actuelle du rapport entre la littérature et la philosophie, qui " seraient comme l'envers et l'endroit d'un même discours, dont l'une et l'autre présentent les accidents et les dénivellations sous des aspects alternés : ce qui, chez l'une, apparaît dans la forme du plein et du conti nu se présente che z l'autre comme m anque et comme élision » (Mac herey 200). La polysémie de la parole littér aire devi ent ici un " manque » qui appelle un e ffort de synthèse, un " effort de rationalisation » (Macherey 200).

11 Compagnon souligne, entre autres, la façon dont la lecture nous permet d'affirmer nos propres vitesses, c'est-à-dire notre (im)patience personnelle. Compagnon traite en particulier du roman, mais rien n'empêche que ses propos soient aussi appliqués à la poésie. Le roman, dit-il, nous parle de la vie humaine avec plus d'attention que l'image mobile et plus d'efficacité que le fait divers, car son instrument pénétrant est la langue, et il laisse toute leur liberté à l'expérience imaginaire et à la délibération morale, en particulier dans la solitude prolongée de la lecture. Le temps y est à moi. Sans doute puis-je suspendre le déroulement du film, l'arrêter sur image, mais il durera toujours une heure et demie, tandis que je suis maître du rythme de ma lecture et des approbations et condamnations qu'elle suscite en moi. C'est pourquoi la littérature reste la meilleure introduction à l'intelligence de l'image. (Compagnon 2007, 74) Cette dernière idée reste contestable ; d'ailleurs, l'auteur ne mentionne pas le fait que le texte impose aussi ses propres rythmes immanents au lecteur, que la lecture ne se réalise pas à sens unique. Compagnon admet pourtant que la solitude et le silence dans lesquels il s'imagine l'acte de lire sont en train de changer, de par la transformation actuelle de la vie humaine (Compagnon 2007, 75). Reste que la lecture nous permet d'affirmer nos propres rythmes, rythmes composites qui reflètent la confrontation de notre individualité (notre bagage culturel, notre état affectif, nos capacités herméneutiques, etc.) et la spécificité du texte. La spécificité du texte littéraire réside en grande partie dans sa capacité de figurer les expériences qui constituent la vie humaine. Par " figure », nous n'entendons pas simplement des figures de style ; on en considérera certainement quelques-unes lorsque notre analyse l'exige, mais elles ne constituent pas l'objet d'étude principal de cette thèse. Notre usage du mot " figure » s'inspire plutôt du travail d'Erich Auerbach sur la polysémie du terme " Figura ». Auerbach nous explique que figura désignait originellement la " forme plastique » (Auerbach 1959, 11) d'un objet donné. Il remarque que dans les deux exemples textuels les plus anciens de l'usage du mot, il est lié à nova. Auerbach note que ce lien peut très bien être accidentel mais que cela n'empêche pas qu'il

12 soit signifiant ; en effet, la notion selon laquelle même les choses les plus permanentes ont un aspect changeant sera associée au mot à travers son histoire (Auerbach 1959, 12). Cette notion s'apparente à l'idée selon laquelle rien ne " s'invente » ex nihilo (voir, par exemple, Derrida 1998, 35-36), que le nouveau et l'autre naissent souvent du même, c'est-à-dire qu'ils le recréent. Ainsi, au début de Bouvard et Pécuchet, les deux futurs amis se rencontrent devant un banc public, lequel préfigure le double pup itre qu'ils inventeront à la fin de leur trajectoire pour pouvoir passer le reste de leur vie l'un à côté de l'autre. Figura en arrive à signifier aussi " copie ». Auerbach note en particulier son apparition dans la doctrine des simulacres de Lucrèce : " it is in Lucretius that we first find the word employed in the sense of "dream image," "figment of fancy," "ghost." These variants had great vitality, and were to enjoy a significant career ; "model," "copy," "figment," "dream image" - all these meanings clung to figura » (Auerbach 1959, 17). Il nous explique également que, dans sa rhétorique, Quintilien essaie de distinguer les tropes des figures : trope is a more restricted concept, referring to the use of words and phrases in a sense other than literal ; figure, on the other hand, is a form of discourse which deviates from the normal and the most obvious usage. The aim of a figure is not, as in all tropes, to substitute words for other words ; figures can be formed from words used in their proper meaning and order. Basically all discourse is a forming, a figure, but the word is employed only for formations that are particularly developed in a poetic or rhetorical sense. (Auerbach 1959, 27) Enfin, la distinction entre les tropes et les figures s'avère assez difficile et Quintilien hésite souvent à classer une tournure comme l'un ou l'autre (Auerbach 1959, 27). Ce qu'il importe de retenir ici, c'est que, à l'époque de Quintilien, la figure par excellence est l'allusion indirecte, dans toutes ses formes (Auerbach 1959, 27). Éminemment suggestives, les figurae appellent notre interprétation.

13 Les figures qui nous intéressent ne se réduisent donc pas au choix de certains mots plutôt que d'autres ; alors qu'une figure de style peut rester abstraite, la " figura is something real and historical which announces something else that is also real and historical » (Auerbach 1959, 29). Dans la deuxième partie de son examen des figurae, Auerbach se penche sur leur présence dans l'écriture des pères de l'église. Chez eux, le pouvoir allusif dont la figura a toujours témoigné assume un aspect prophétique ; à une lecture allégorique de la Bible, les pères de l'église (Auerbach cite spécifiquement Tertullien et Augustin) préféraient une interprétation figurative et " the aim of this sort of interpretation was to show that the persons and events of the Old Testament were prefigurations of the New Testament and its history of salvation » (Auerbach 1959, 30). Ceci dit, le fait que les événements décrits dans l'Ancien Testament préfigurent ceux du Nouveau Testament ne diminue aucunement leur réalité littérale et historique (Auerbach 1959, 30) ; figura préserve cette littéralité tout en captant " deeper meaning in reference to future things » (Auerbach 1959, 35). Autrement dit, la figura se complète dans le temps, grâce au rapport entre le passé, le présent et l'avenir ; en ce sens, interpréter veut dire reconnaître le lien entre la figura et son sens prospectif, non-évident. À titre d'exemple, Auerbach évoque les souffrances de Jésus : " the sufferings of Jesus non fueront inania, sed habuerunt figuram et significationem ("were not vain but had figure and significance") » (Auerbach 1959, 35). Ainsi, figura dénote plusieurs phénomènes : le fait de réaliser une possibilité en lui donnant une forme ; l'expression changeante d'une essence pérenne ; les nuances qui circulent entre le modèle originel et la copie (Auerbach 1959, 49). Toute l'explication précédente du sens de figura est à lire en parallèle avec le célèbre Mimésis d'Auerbach. L'auteur commence cet ouvrage par une analyse de la différence entre la représentation homérique et la représentation biblique. La comparaison générale de ces deux types d'écriture se base sur une comparaison méticuleuse de deux récits particuliers : l'épisode

14 où Euryclée reconnaît la cicatrice d'Ulysse et le presque-sacrifice d'Isaac. Auerbach en conclut que [l]es deux styles constituent, par leur antinomie, des types fondamentaux : l'un [le style homérique] décrit les événements en les extériorisant, les éclaire également, les enchaîne sans discontinuité ; c'est une expression libre et complète, sans ambiguïté, qui place tous les phénomènes au premier plan et ne laisse que peu de place au développement historique et humain ; - l'autre [le style biblique] met en valeur certains éléments pour en laisser d'autres dans l'ombre ; c'est un style abrupt, qui suggère l'inexprimé, l'arrière-plan, la complexité, qui appelle l'interprétation, qui prétend exprimer l'histoire universelle, qui met l'accent sur le devenir historique et en approfondit l'énigme. (Auerbach 1968, 33-34) Les héros homériques, par exemple, extériorisent tous leurs sentiments et pensées, en s'adressant à d'autres personnages ou par d'autres moyens ; leurs mots se révèlent adéquats à l'expression de toute émotion, peu importe son extrémité (Auerbach 1968, 15). Dans la Bible, par contre, Dieu et ses motifs restent profondément " mystérieux » (Auerbach 1968, 16) ; " d'Abraham nous n'apprenons rien non plus, sinon les mots qu'il répond à Dieu : Hinne-ni ("Me voici"), parole qui certes suggère un geste éloquent, exprimant l'obéissance et la soumission, mais qu'on laisse au lecteur le soin de se représenter » (Auerbach 1968, 17). La représentation de type biblique exige donc l'interprétation, elle doit être complétée par un lecteur qui prend en compte l'" arrière-plan » de l'histoire : l'omniprésence d'un Dieu sans forme (Auerbach 1968, 29), la promesse que Dieu a faite à Abraham (Auerbach 1968, 21), la foi de celui-ci, et surtout la prétention du texte à une vérité transcendantale (Auerbach 1968, 23). Nos figures circulent quelque part entre ces deux types de représentation : leur forme est par définition une extériorisation et s'exprime sans ambiguïté, d'une façon complète, mais elles recèlent aussi un sens autre, non-évident, complexe et ouvert à l'interprétation. La figure d'une retraite qui favorise la patience est captée, par exemple, par la vie à la campagne de Bouvard et Pécuchet et l'anachorétisme désertique du futur saint Antoine. Dans les deux cas,

15 il y a lieu de se demander pourquoi ces hommes doivent se retirer du monde, à la campagne et dans le désert, respectivement. Dans le deuxième chapitre, nous explorerons les modes de retraite auxquels il faut recourir pour se soustraire au siècle et se livrer, soit au culte de Dieu, soit à la copie, travail qui se suffit à lui-même. On étudiera dans le même chapitre la figure double de Bouvard et Pécuchet. Cette figure s'instaure dès la rencontre des deux copistes, dont le développement diégétique se réduit à une histoire assez banale : deux employés de bureau dans la cinquantaine et plus ou moins seuls dans le monde se rencontrent, se plaisent l'un avec l'autre et " s'accrochent »12 l'un à l'autre pour remédier à leur solitude. Or, si l'on prend en considération le contexte moderne, extrêmement individualiste, où se déroule cette histoire, la signification de la dualité des deux copistes se complexifie indéniablement. L'amitié de Bouvard et Pécuchet persévère malgré toutes les épreuves qu'ils doivent vivre pendant leur retraite par trop active ; elle est la constante la plus importante de leur retraite ; elle la rend possible et facilite sa continuation. Les commentaires de Bouvard et Pécuchet renvoient souvent à la complémentarité entre ce roman et La tentation de saint Antoine, où la place de l'autre n'est pas occupée par un ami mais par Dieu et son intermédiaire, le diable. Il s'agit dans les deux romans d'une épreuve dont le dépassement se réalise sous forme de reprise : Bouvard et Pécuchet reprendront la copie et Antoine reprendra ses prières mais rien ne sera comme avant. Chez Proust, le pouvoir préfiguratif de la figura est tout à fait opérant ; le goût de la madeleine renvoie à tous ces jours passés à Combray, permet au héros-narrateur de commencer à déchiffrer le sens plus profond, plus durable, de ce temps perdu, et rend possible la conception d'une oeuvre à venir, qui reposerait sur la mémoire involontaire. L'amour de Swann en est un autre exemple ; 12 Gustave Flaubert. Bouvard et Pécuchet. Édition établie par Claudine Gothot-Mersch. Paris : Gallimard, coll. " Folio Classique », 1979, p. 59. Cette oeuvre sera désormais désignée comme Bouvard, suivi du numéro de la page citée.

16 il préfigure l'amour du héros-narrateur. Ces amours se manifestent tous les deux comme l'attente interminable d'un amoureux impatient de posséder l'autre. Les différentes amours que décrit la Recherche s'expliquent tous mieux à la lumière d'une interprétation qui fait d'eux des cas particuliers d'une réalité plus générale, celle des " intermittences du coeur ». Nous approfondirons cette réflexion sur l'amour-attente en analysant diverses autres figurations du rapport entre le moi et l'autre. Car dans la Recherche, l'autre apparaît invariablement en mouvement, toujours en fuite, frustrant notre désir de l'immobiliser, de le posséder. Proust nous apprend qu'il faut parfois suspendre notre volonté de saisir l'autre (dans la mesure du possible) pour mieux suivre sa fuite, pour mieux apprécier ses vitesses. Cette suspension de la volonté prend assez souvent la forme d'un ralentissement ; je m'arrête sur le chemin pour contempler la beauté du monde sensible et soudain surgit quelque chose d'autre (RTP, I, 176), ce que Proust appelle une impression. Selon la doctrine proustienne des impressions, l'impression est la forme sensible (la figure donc) d'une essence (intégrée à la figure) ; celui qui subit l'impression (le patient) doit dégager activement cette essence, par un travail intellectuel (RTP, IV, 458-459) qui requiert lui aussi de la patience. Dans le quatrième chapitre, nous nous pencherons sur l'oeuvre d'un poète, Francis Ponge, impatient de s'exprimer dans ses propres mots. Pour ce faire, il devra pourtant se servir des mots déjà lourds de sens. Le poète, qui décrit ces mots comme " [un] tas de vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes »,13 se décide à les recréer " au moyen de leur propre purin » (Ponge I, 192), ce qui représente tout un travail de refiguration. Le poète est d'autant plus impatient de renouveler les mots qu'il est hautement conscient de tout ce qui reste à dire et qu'on ne dit pas 13 Francis Ponge. OEuvres complètes, 2 volumes. Paris : Gallimard, coll. " Bibliothèque de la Pléiade », 1999, vol. I, p. 196. Les deux volumes de cette oeuvre seront désormais désignés par " I » ou " II », selon le cas, placé après le nom de l'auteur.

17 faute des moyens. À propos des " galets » comme à propos de la plupart de " choses », " à peu près tout reste à dire » (Ponge I, 201). Il fera donc son mieux pour laisser parler l'altérité des choses. Ce voeu s'avère pourtant difficile à réaliser, en premier lieu parce que le poète doit s'affirmer lui-même tout en faisant parler les choses ; en effet, il s'avère impossible d'être un patient pur, subissant et transmettant sans intervenir la " parole » des choses. On abordera ce problème en analysant le traitement des animaux chez Ponge, car parmi les " choses » pongiennes, les animaux nous sont à la fois les plus familières et les plus étrangères. Mais avant de procéder à ces analyses, il faut bien délimiter ce que " patience » peut signifier aujourd'hui. C'est pourquoi, dans le premier chapitre, nous considérons la philosophie de Nietzsche, ce qui nous permet de concevoir une patience active, laquelle consisterait à consentir aux souffrances comme aux plaisirs dont est constituée la vie, sans basculer dans un renoncement défaitiste et négateur. Le perspectivisme nietzschéen nous permettra également d'avancer une conception complexe de la patience, à laquelle participeraient l'oisiveté et l'action, la tranquillité et l'exaltation, l'individualité et l'amitié.

18 Chapitre 1 Pour une vita contemplativa Vers la fin du XIXe siècle, Nietzsche constate qu'" [on a] la conscience morale d'un siècle au travail », que l'art est pour nous " affaire de loisir, de délassement » et que " nous lui consacrons ce qui nous reste de temps, de force ».14 Face à cette réalité, l'auteur du Gai savoir s'évertue à défendre d'autres possibles, dont l'otium romain et la vita contemplativa. Cet aspect de la pensée nietzschéenne peut servir de base (philosophique) à une analyse des figures de la patience qui nous intéressent, lesquelles convergent, elles aussi, vers une valorisation de la vie contemplative. Dans Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt explique ce qui distingue justement la vita contemplativa de la vita activa. Dans l'Antiquité, les termes vita activa désignaient une vie politiquement engagée, c'est-à-dire la participation du citoyen dans la vie politique de sa cité. Or, " [l]orsque disparut la cité antique [...] l'expression vita activa perdit son sens spécifiquement politique pour désigner toute espèce d'engagement actif dans les affaires de ce monde » (Arendt 49). Si la vita activa est une vie engagée dans les affaires éphémères de ce monde - affaires politiques, sociales et commerciales - la vita contemplativa désigne plutôt " la contemplation des choses éternelles » (Arendt 48). Arendt décrit l'inversion de la valeur de l'action et de celle de la contemplation ainsi : Ce n'est pas que la vérité et la connaissance perdissent leur importance, c'est que l'on ne pouvait les atteindre que par l'"action" et non plus par la contemplation. Un 14 Friedrich Nietzsche. Humain, trop humain. 2 vol., Trad. Robert Rovini. Paris : Gallimard, coll. " Folio essais », 1988, vol. II, p. 250. Cette oeuvre sera désormais désignée par " Trop humain », suivi du numéro de la partie (le premier volume de cette édition comprend la première partie, le deuxième volume les deux autres) et de la section, selon le modèle : " Trop humain III, § 170).

19 instrument, le télescope, oeuvre des mains humaines, voilà finalement ce qui forçait [...] l'univers à livrer ses secrets. [...] Lorsque l'Etre et l'Apparence se furent séparés et que l'on cessa d'attendre de la vérité qu'elle apparût et se révélât à l'oeil mental de l'observateur, il devint véritablement nécessaire de traquer la vérité derrière les trompeuses apparences. Rien ne pouvait, en effet, inspirer moins de confiance pour acquérir la connaissance et approcher de la vérité que l'observation passive ou la pure contemplation. (Arendt 363) Arendt identifie trois modalités de la vie active : le travail, l'oeuvre et l'action. " Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital » (Arendt 41). L'oeuvre est l'activité par laquelle l'être humain transforme son environnement " naturel » en un " monde "artificiel" » (Arendt 41) mais plus habitable. L'action se distingue des autres types d'activité de par le fait qu'elle n'est imposée ni par la nécessité (comme le travail) ni par l'utilité (comme l'oeuvre) (Arendt 233). De plus, c'est par l'action que l'être humain s'individualise, qu'il devient un agent unique tout en s'inscrivant dans une communauté de gens égaux : " La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction » (Arendt 229-230). Il faut aussi noter que l'acte brut ne constitue pas une action ; pour que l'acte prenne un sens il faut que l'acteur l'annonce, qu'il dise " ce qu'il fait, ce qu'il a fait, ce qu'il veut faire » (Arendt 235) et que les autres l'écoutent. Enfin, " [c]'est par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle » (Arendt 233). Ainsi informé par les clarifications d'Arendt, nous pouvons mieux comprendre les " hommes » modernes décrits par Nietzsche, ceux qui se croient et sont effectivement contraints de travailler sans plaisir et qui, ne jamais parvenant à la parole, sont actifs sans jamais agir (au sens arendtien) :

20 Signe que le prix de la vie contemplative a baissé, les savants rivalisent si bien aujourd'hui avec les hommes d'action dans une sorte de jouissance active qu'ils semblent estimer plus haut cette manière-là de jouir que celle qui leur convient proprement et qui tient davantage, en fait, de la jouissance. Les savants ont honte de l'otium. C'est pourtant une noble chose que loisir et musardise. - S'il est vrai que l'oisiveté est mère de tous les vices, elle se trouve au moins ainsi au plus près de toutes les vertus ; le désoeuvré, toujours, l'emporte comme homme sur l'affairé. - Mais par loisir et oisiveté, ce n'est tout de même pas vous qui allez vous sentir visés, ô paresseux ? (Trop humain I, § 284) Si nous reprenons la conception nietzschéenne de l'oisiveté, c'est pour mieux saisir l'importance du fait que Bouvard et Pécuchet ainsi qu'Antoine sont à la retraite, que le narrateur proustien rejette des poétiques utilitaires15 et fait valoir le temps perdu, que Ponge réclame le temps de pouvoir procéder comme un escargot.16 Certes, Bouvard et Pécuchet n'auraient pas pu entreprendre leur quête du savoir sans avoir préalablement pris la retraite ; le narrateur proustien n'aurait point pensé à recréer le temps s'il ne l'avait jamais perdu ; le sujet pongien ne saurait s'attarder à la pluie ou aux mûres sans affirmer son parti pris pour les choses et la poésie. Quant à Antoine, sa " tentation » naît effectivement d'une paresse originelle, " mère de tous les vices ». Mais avant d'explorer tous ces modes particuliers de l'oisiveté créatrice dans les chapitres suivants, il faut préciser la perspective nietzschéenne dans laquelle nous effectuons cette réflexion. Dans un premier temps, nous pouvons décrire l'être oisif en le comparant à l'être affairé, car chacun représente une posture différente, avec ses propres objectifs. Les efforts de ceux que Nietzsche appelle des " hommes d'action » vise une récompense qui est externe à leur travail ; 15 En considérant la possibilité d'un art populaire, voire patriotique, le narrateur affirme son parti pris pour l'art des " oisifs » : " L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de la forme, "bons pour des oisifs", j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. » (RTP, IV, 466-467) 16 " Rien n'est beau comme cette façon d'avancer si lente et si sûre et si discrète, au prix de quels efforts ce glissement parfait dont ils honorent la terre! » (Ponge I, 26).

21 l'être oisif ne se livre qu'à des activités qui constituent une joie en elles-mêmes. En ce sens, l'être oisif dont il est question est plutôt impatient, car il ne saurait reporter la jouissance de son travail ; il compte parmi ces " personnes [rarissimes] qui préfèrent périr plutôt que de se livrer sans joie au travail [...] natures portées à choisir et difficiles à satisfaire qui ne se contentent pas d'un gain considérable, dès lors que le travail ne constitue pas lui-même le gain de tous les gains » (Gai savoir, § 42). Bouvard et Pécuchet, par exemple, font primer le résultat sur le travail (le produit sur le processus, les conclusions sur la méthode) tout au long de leur retraite par trop active, mais leur reprise de la copie à la fin du roman semble refléter une prise de conscience quant à la valeur du travail lui-même. On verra au chapitre deux que la copie reprise ne ressemble guère à celle d'avant leur retraite. Le chantre du gai savoir remarque que là où le travail est systématiquement considéré comme simple " moyen », rares sont ceux qui parviennent à travailler avec plaisir et pour le plaisir. À cette catégorie d'hommes appartiennent les artistes et les contemplatifs de toutes sortes, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages ou dans des intrigues et des aventures amoureuses. Tous ceux-là veulent le travail et la nécessité pour autant qu'y soient associé le plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s'il le faut. Au demeurant, ils sont d'une paresse résolue, dût-elle entraîner l'appauvrissement, le déshonneur, et mettre en danger la santé et la vie. Ils ne craignent pas tant l'ennui que le travail sans plaisir : ils ont même besoin de s'ennuyer beaucoup s'ils veulent réussir dans leur propre travail. Pour le penseur comme pour tous les esprits sensibles l'ennui est ce désagréable " calme plat » de l'âme, qui précède l'heureuse navigation et les vents joyeux : il faut qu'il le supporte, qu'il en attende l'effet : - c'est là précisément ce que les natures plus faibles ne peuvent absolument pas obtenir d'elles-mêmes ! Chasser l'ennui de soi par n'importe quel moyen est aussi vulgaire que le fait de travailler sans plaisir. (Gai savoir, § 42) Ce passage nous permet de concevoir la patience des artistes et des contemplatifs en général comme un savoir-attendre. Mais il ne faut pas confondre ce mode d'être avec une simple impassibilité ; les " hommes » dont traite Nietzsche, portées à l'art et à la contemplation, affirment leur sensibilité et acceptent les souffrances les plus pénibles pourvu qu'elles leur

22 fassent gagner en plaisir, lequel est nécessaire à leur travail particulier, à leurs créations. Nietzsche cite clairement certaines des souffrances auxquelles s'expose l'artiste-contemplatif : la pauvreté, l'opprobre et la maladie (la liste n'est évidemment pas exhaustive). Or, pour affronter les peines que peuvent entraîner ses convictions, l'artiste-contemplatif dispose d'une grande résolution - car il est " oisif » par conviction. Il ne saurait s'adonner qu'à un travail qui soit le sien propre et à la différence des " hommes affairés », il sait attendre les effets de son " inactivité ». Plusieurs des figures de la patience que l'on analysera dans les chapitres suivants appartiennent à ce type d'" inactivité » qui n'en est pas une : nous pensons, par exemple, à la mondanité du héros-narrateur proustien, laquelle servira finalement à son oeuvre, ou encore à la contemplation attentive que transcrivent les poèmes de Ponge. À l'impératif moderne de travailler et de s'occuper, l'artiste-contemplatif de type nietzschéen répond par une " paresse » résolue, par une oisiveté dévouée. Bien entendu, les hommes et les femmes contemplatifs n'ont jamais eu à affronter une frénésie comme la frénésie moderne, cette exaltation de l'activité si antinomique à la rumination, aux sages " de style ancien ». La méditation a perdu toute la dignité de la forme ; on a fait un objet de risée du cérémonial, de l'attitude solennelle du méditatif, et l'on ne supporterait plus guère un sage de style ancien. Nous pensons trop rapidement et en cours de route, et en pleine marche au milieu des affaires de toutes sortes, quand même il s'agirait des choses les plus graves ; nous avons besoin de peu de préparation, de peu de silence même : - cela se passe comme si nous portions dans la tête une machine perpétuellement en roulement, qui, même dans les conditions les moins favorables, ne cesse de tourner. Jadis on remarquait à l'air de chacun qu'il avait pour un instant besoin de réfléchir - c'était sans doute l'exception ! - qu'à partir d'un moment donné, il voulait acquérir plus de sagesse et s'attendait à la venue d'une pensée : on se faisait un visage approprié comme pour une prière, et on s'arrêtait ; oui, quand la pensée " venait » on restait des heures immobile dans la rue, - sur un ou deux pieds. (Gai savoir, § 6)

23 Tout en déplorant le rythme accéléré qui caractérise la modernité, rythme qui avance en opposition à tout ce qui pourrait retarder ses productions - le moment d'une pensée, par exemple - l'on doit reconnaître que le penseur moderne ne peut pas faire autrement. Contrairement à " un sage de style ancien » - un Socrate qui arrive en retard au banquet pour avoir arrêté sur son chemin à la venue d'une pensée, par exemple - le penseur moderne est constamment entraîné par les vitesses impérieuses qui l'entourent. Et dans cet état de choses, l'on risque l'opprobre à chaque fois que l'on s'arrête et reste immobile, voire " improductif », afin de penser ou de contempler, tout simplement, le monde. Tout ceci est lamentable, car les pauses méditatives révèlent souvent des possibilités inédites. Heureusement, si les contemplatifs doivent eux aussi acquiescer à la hâte moderne, ils s'arrangent pour pouvoir lui dérober une minute ici et là et ne pas avoir à abdiquer le rôle qui leur échoit, celui d'auteurs de nouvelles visions. Certes, il est possible de valoriser la méditation lente (qui caractérise le sage de " style ancien ») tout en reconnaissant l'importance de la vitesse, d'une pensée impatiente de venir au monde, par exemple. Nietzsche, pour sa part, a bien dépeint la façon dont les " esprits impatients » (de savoir, de jouir, de recréer la poésie et même le monde) doivent toujours " s'insurger contre » l'universalité de croyances qui a assuré la conservation d'une certaine humanité au cours des siècles.17 Les nouvelles idées, les nouvelles forces doivent toujours s'affirmer, sinon contre, du moins malgré des croyances universelles et conservatrices : " Sans cesse l'imag e des choses bouge et se déplace, et peut-être à partir de maintenant plus rapidement que jamais ; sans cesse les esprits 17 Il est question de la conservation d'une humanité " saine d'esprit », car : " [ce] ne sont ni la vérité, ni la certitude qui constituent la contrepartie du monde de la folie, mais l'universalité et l'obligation universelle d'une croyance, en un mot le non-arbitraire dans le jugement. » (Gai savoir, § 104)

24 justement les plus rares s'insurgent contre cette obligation universelle - les explorateurs de la vérité en tête ! » (Gai savoir, § 76). Les " explorateurs » de toute espèce, les audacieux, s'opposent nécessairement aux croyances universelles qui exigent la subordination du plaisir et des beautés inouïes - celle, par exemple, d'une phrase décousue (Proust) ou d'une poésie prosaïque (Ponge) - au nom de la perpétuation d'une humanité moyenne. Souvent, les explorateurs doivent puiser leur élan dans l'insatisfaction même : Sans cesse cette croyance, en tant que croyance de tout le monde, inspire du dégoût et de nouveaux désirs insatisfaits aux esprits plus raffinés ; et déjà le rythme lent que cette croyance exige pour tous les processus spirituels, cette imitation de la tortue, ici reconnue pour la norme, permet aux artistes et aux poètes de faire figure de transfuges : - ce sont ces esprits impatients en qui explose une humeur réelle de folie, parce que la folie est d'un rythme si joyeux ! (Gai savoir, § 76) Les " raisons d'écrire » que propose Ponge en sont une excellente illustration : " il nous a bien fallu quelques raisons impérieuses pour devenir ou pour rester poètes. Notre premier mobile fut sans doute le dégoût de ce qu'on nous oblige à penser et à dire, de ce à quoi notre nature d'hommes nous force à prendre part » (Ponge I, 195). Dans notre dernier chapitre, l'on pourra explorer la façon dont le " poète des objets » tente de se libérer de ces obligations sociétales et langagières en se créant un espace poétique (et textuel) propre. À l'activité et à la hâte insensées, le caractère contemplatif peut donc répondre par une oisiveté résolue, en attendant la créativité qui en résultera. Et inversement, à la lenteur et à l'esprit conservateur des croyances universelles (la perception, par exemple, selon laquelle l'oisif ne crée rien), l'on peut répondre par l'impatience qui caractérise l'avant-garde. Ainsi, entre lenteur et vitesse, patience et impatience, il existe une tension et une alternance importantes : ni l'une ni l'autre ne s'imposent définitivement, d'autant moins que le devenir de tout être humain est particulier et avance à une vitesse variable. Il faut de la patience, nous indique Nietzsche dans un

25 fragment intitulé " Les impatients », pour bien réussir notre devenir, pour apprendre à nous connaître nous-mêmes : L'homme en cours de formation est justement celui qui n'admet pas le devenir : il est trop impatient pour cela. L'adolescent ne veut pas attendre que son tableau des êtres et des choses se remplisse après un long temps d'études, de souffrances et de privations ; il en accepte donc en toute bonne foi un autre, qui existe déjà, achevé, et qu'on lui offre, comme s'il devait lui fournir par anticipation les lignes et les couleurs de son tableau à lui ; il se jette dans les bras d'un philosophe, d'un poète, et le voilà obligé de travailler un certain temps à la corvée et de se renier lui-même. Il y apprend beaucoup ; mais un jeune homme en ouquotesdbs_dbs46.pdfusesText_46

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