[PDF] Le théâtre de la vérité chez Shakespeare





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LE FRANÇAIS LE THÉÂTRE ET LIMPORTANCE DU MOT JUSTE

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de compatir devant la douleur de la perte d'un être important. théâtre et si c'est le cas son utilité peut vraiment être mise en doute. La formation de.

UNIVERSITE PARIS I PANTHÉON SORBONNE

UFR de Philosophie

Centre d'Histoire des Philosophies Modernes de la Sorbonne (EA1451)

THÈSE

Pour l'obtention du titre de Docteur en Philosophie

Présentée et soutenue publiquement

le 10 NOVEMBRE 2018 par

Hélène GARELLO

Le théâtre de la vérité chez Shakespeare

Sous la direction de Mme Chantal JAQUET

Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Membres du Jury

Mme Chantal Jaquet, Professeure à l'Université Paris 1 Panthéon-

Sorbonne

M. Pierre-François Moreau, Professeur à l'ENS Lyon Mme Christine Sukic, Professeure de Littérature anglaise à l'Université de Reims Champagne-Ardenne M. Éric Marquer, Maître de conférences à l'Université Paris 1

Panthéon-Sorbonne

1 2

Remerciements

Je tiens à remercier ma directrice, Chantal Jaquet, pour ses précieux conseils et son

soutien. La qualité de ses réflexions m'a poussée à constamment enrichir mon propos, et cela

a été une immense chance d'être dirigée avec autant de bienveillance et de confiance. Je remercie également les membres de mon jury de thèse, Christine Sukic, Pierre-

François Moreau et Éric Marquer, pour l'attention qu'ils ont bien voulu accorder à mon travail.

Mes remerciements vont également à l'École Doctorale de Paris 1 - Panthéon Sorbonne, et en particulier au Centre d'Histoire des Philosophies Modernes de la Sorbonne. Je remercie particulièrement Éric Marquer, avec lequel mon travail de recherche a commencé, et en lequel j'ai toujours trouvé un interlocuteur attentif. Toute ma gratitude à Sophie, Léo et Dominique, qui ont bien voulu relire ma thèse et me faire profiter de leurs conseils avisés .

Merci enfin à tous ceux dont la présence et l'amitié m'ont aussi aidée à écrire ces

lignes : mes parents, mon frère et mes soeurs, ma famille, et mes amis, Sandra, Laura, Mélanie, Clémence, Georges-Antoine, Arnaud, Melissa, Christophe, et bien évidemment Hugo. 3

Résumé

Notre étude s'attache à interroger les rapports entre rationalité philosophique et théâtrale dans l'oeuvre de Shakespeare, et à montrer comment la théâtralisation peut contribuer à la conception de l'idée vraie. La métaphore du théâtre du monde permet d'exprimer un doute quant à

notre capacité de connaître. De même qu'au théâtre, tout n'est que feinte et apparaître

illusoire, il se pourrait que nous ne puissions jamais atteindre l'être des choses, mais seulement une apparence mensongère. Cependant, nous ne lisons pas ici dans le texte shakespearien un appel au scepticisme, mais le lieu de construction d'une pensée critique. Notre propos est de soutenir que le discours vrai requiert le travail de l'illusion, parce que

la vérité ne peut pas être simplement dévoilée, qu'elle exige d'être mise en scène, jouée,

afin d'être comprise, et que l'illusion théâtrale peut être véridique. Nous cherchons ici à

analyser les différents outils propres au théâtre, qui lui permettent de dire aussi bien les

difficultés à atteindre le vrai, que les conditions qui permettent de le faire. Notre travail

renvoie ainsi à trois enjeux, épistémologique (quelle conception de la vérité se dégage du

texte shakespearien ?) ; historique (comment cette conception peut-elle nous permettre de concevoir la formation à l'âge classique d'un modèle de représentation rationnelle de la vérité ?) et méthodologique (quelle approche la philosophie peut-elle faire des textes dramatiques, et que peut-elle en attendre ?). Nous cherchons ainsi à évaluer comment le

théâtre, comme spectacle, peut servir de modèle à une pensée critique et distanciée,

capable de saisir l'apparaître du monde dans sa rationalité. 4

Summary

Our purpose is to question the relationship between philosophical and theatrical rationality in Shakespeare's work, and to show how dramatization can contribute to the conception of a true idea. The metaphor of the world as a theater enables one to express a doubt related to one's capacity to knowledge. Since everyting in theater is guise, semblance and illusion, one could expect not to be able to reach the reality of things - never getting beyond mendacious appearance. Nevertheless, in Shakespeare's plays there is no plea for skepticism, but rather stage is set for the development of a critical thought. Our argument is to sustain that true discourse requires the work of illusion, since truth can not be simply unveiled, but needs to be staged and played out to be understood, and that theatrical illusion can be truthful. We intend to analyze the different tools specific to theater, which enables it to tell not only the difficulties inherent in reaching the truth, but also the conditions necessary to do so. Our work refers to three viewpoints, the first being epistemological (what conception of truth can be infered from Shakespeare's plays?) ; the second historical (in what way does this conception help us understand how a model for the rational representation of truth was founded during the modern age?) ; methodological (how can philosophy approach dramatic texts, and what can be expected from this approach ?). We intend to assess in what way theater, as a display, can be used as a model for critical, distanced thought, capable of grasping the appearance of the world as a rational phenomenon. 5

Mots-clésShakespeare - Vérité - Philosophie - ThéâtreRenaissance - Illusion - Représentation - ScepticismeKeywordsShakespeare - Truth - Philosophy - Theater Renaissance - Illusion - Representation - Scepticism

6

Table des matières

INTRODUCTION

1) "All the world's a stage» : Le théâtre et la réalité à l'âge élisabéthain .........12

La métaphore du théâtre du monde à l'épreuve de la compréhension de la

La métaphore à l'épreuve du doute.................................................................16

Le théâtre, expression d'une vérité paradoxale...............................................20

2) La mise en scène de l'incertitude, ou l'émergence d'un scepticisme théâtral. .23

De la crise de la conscience à la recherche d'un critère de jugement..............23

La théâtralisation de la crise ...........................................................................28

3) L'élaboration d'une solution théâtrale à la crise sceptique..............................32

Le spectacle, modèle cognitif..........................................................................32

La mimesis, outil critique................................................................................34

Le rôle, modèle réflexif...................................................................................37

PREMIÈRE PARTIE

LA PHILOSOPHIE EN JEU

CHAPITRE I : LE PHILOSOPHE SURJOUÉ.............................................................44

1) " Painfully to pore upon a book / To seek the light of truth » - Le théâtre

shakespearien, lieu de critique d'un savoir institutionnalisé.....................................46

2) Les philosophes professionnels, ou la critique de la pensée déshumanisée.........61

Jules César : le philosophe " constant as the Northern Star » ?.........................63 Apémantus : le philosophe comme figure de laparrhesia?...............................76 7

CHAPITRE II : LES PERSONNAGES FIGURES DE SAGESSE, OU LE PHILOSOPHE CONTESTÉ.........................................................................................88

1) Le bouffon, figure rivale de la sagesse philosophique ? .....................................89

2) Les personnages extra-diégétiques, figures extérieures du savoir

philosophique ?.......................................................................................................106

DEUXIÈME PARTIE

LE SAVOIR EN DOUTE

1) " Fair is foul, and foul is fair » : De l'inversion des valeurs à la perte du sens.123

2) "I'll drown my book» : Prospéro ou la tentation du savant..............................129

3) Le savoir, instrument neutre de la raison ? ........................................................135

CHAPITRE IV : LE DÉSORDRE DU MONDE.......................................................143

1) Le paradoxe du langage.....................................................................................145

2) L'équivocité de l'expérience...............................................................................161

3) La disparition du sujet........................................................................................171

4) Un scepticisme shakespearien ? ........................................................................183

TROISIÈME PARTIE

" TOTUS MUNDUS EXERCET HISTRIONEM » : LA SCÈNE, MIROIR DU MONDE ? CHAPITRE V : " COMES IT NOT SOMETHING NEAR ? » : L'IMITATION, ACTE

ARTIFICIEUX ? ........................................................................................................191

1) Le réel et le symbole..........................................................................................195

2) La nature et l'artifice..........................................................................................201

CHAPITRE VI : "STAND AND UNFOLD YOURSELF» : L'EXHIBITION, ACTE

1) Montrer pour démontrer ? .................................................................................217

L'échec de la catharsis comme exhibition de la rationalité ..............................218

Une apparence paradoxale ................................................................................222

La tromperie, réquisit de l'exhibition ? .............................................................229

2) La scène, apparence illusoire.............................................................................234

8

L'illusion, condition d'apparition du réel ..........................................................235La mise en abyme .............................................................................................245

CHAPITRE VII : " THOU LIEST » : L'ÉNONCIATION, ACTE FALSIFICATEUR

1) Parler comme un autre ? ....................................................................................257

2) Un point de vue omniscient ? ............................................................................264

3) La scène n'est pas le monde...............................................................................268

4) " There is a world elsewhere » ..........................................................................273

QUATRIÈME PARTIE

LE THÉÂTRE, GENRE CRITIQUE

CHAPITRE VIII : LE JEU DE L'OPPOSITION........................................................280

1) L'usage du paradoxe...........................................................................................282

Une puissance d'étonnement..............................................................................284

L'expression d'une contrariété...........................................................................286

La production vraie d'une plurivocité................................................................289

L'imagination face à la scène.............................................................................292

2) Le recul dramatique............................................................................................300

L'ironie dramatique ...........................................................................................300

La mixité générique...........................................................................................304

CHAPITRE IX : LA PENSÉE ENACTE...................................................................308

1) L'implication du spectateur ...............................................................................309

" As you like it » : la scène, lieu de l'opinion ?..................................................309

Y a-t-il une catharsis shakespearienne ?...........................................................317

2) Le jeu du personnage ........................................................................................324

La remise en cause de l'universalité typique......................................................325

Le personnage et ses rôles.................................................................................332

CONCLUSION

La vérité en jeu .............................................................................................341

Shakespeare philosophe ? ............................................................................347

Index des noms................................................................................................................361

9

INTRODUCTION

Life's but a walking shadow, a poor player

That struts and frets his hour upon the stage

And then is heard no more. It is a tale

Told by an idiot, full of sound and fury,

Signifying nothing

1. On a voulu voir dans cette déclaration de Macbeth l'expression d'un scepticisme, voire d'un pessimisme shakespearien

2. Par la bouche de son personnage, Shakespeare

nous livrerait ici sa conception du monde et de l'histoire, et son sentiment de leur vacuité. Cependant, s'il est vrai que Shakespeare s'exprime d'une certaine façon dans ses pièces, on ne peut pas pour autant faire d'un de ses personnages son héraut, et en particulier pas de celui-ci. C'est en effet un des plus grands tyrans shakespeariens qui parle, alors que sa défaite ne fait plus de doute et qu'il vient d'apprendre la mort de sa femme. Son jugement sur la vie est donc relatif au contexte narratif et dramatique de la pièce. Ce n'est pas Shakespeare qui parle, il fait parler son personnage, et cela implique de nuancer notre réception de cette affirmation. Nuancer seulement, car s'il est impossible d'attribuer cette affirmation directement au dramaturge, elle ne lui est pour autant pas étrangère. Shakespeare n'est peut-être pas le pessimiste que cette citation tendrait à dessiner, mais il 1

" La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur / Qui parade et s'agite pendant son temps sur

scène / Et puis qu'on entend plus. C'est un récit conté / Par un idiot, rempli et bruit et de fureur / Qui ne

signifie rien », W. Shakespeare,Macbeth,V, 5, 24-28, traduction de Jean-Claude Salléin Tragédies,II,

Paris, Laffont, 1995, p. 716-719.

2Voir par exemple Jan Kott, Shakespeare notre contemporain, Payot, Paris, réed. 1992, p. 83 : " À

présent [Macbeth] sait tout. Qu'on ne saurait échapper au cauchemar, qu'il est destin et condition

humaine ou encore - pour parler un langage plus moderne - situation primaire et foncière de l'homme.

Il n'en existe pas d'autre ». L'interprétation de l'histoire comme un " Grand mécanisme » (ibid. p. 18),

que J. Kott attribue à Shakespeare, laisse supposer qu'il envisage bien la situation de Macbeth et son

désespoir comme révélateur de la position du dramaturge. 10

est à n'en pas douter le contemporain d'une époque politique troublée, au cours delaquelle une telle conception de l'histoire a pu être développée et soutenue. Shakespeare

naît en effet en 1564, alors qu'Élisabeth Ière est au pouvoir depuis un peu plus de cinq ans. Elle perpétue le règne des Tudors, marqué par une refonte politique et religieuse instaurée par Henri VIII. Celui-ci a signé l' " Acte de Suprématie » qui consacre la rupture avec le Vatican en 1534, un an après la naissance d'Élisabeth. Ce faisant, il fait sortir l'Angleterre du giron papal, et devient chef de l'Église Anglicane, décision porteuse de troubles politiques mais aussi religieux, comme le révèle l'opposition tant des catholiques que des puritains aux réformes élisabéthaines

1. L'absence d'un sens assignable

à l'histoire ressentie par Macbeth peut être en cela un témoignage de son temps, devant les guerres civiles et les réformes difficiles auxquelles Shakespeare, qui a consacré huit pièces à la Guerre des Roses

2, ne pouvait pas ne pas être sensible. Surtout, la métaphore

sur laquelle la citation est construite, qui assimile le monde à un théâtre, se retrouve à

plusieurs reprises dans l'oeuvre du dramaturge. Que cette comparaison pousse à en nier tout sens, comme ici, ou au contraire à affirmer un ordre sous-jacent, comme dans Comme il vous plaira, elle présente le théâtre comme une des clés de compréhension du monde

3. Dans la métaphore théâtrale, Shakespeare trouve un instrument pour exprimer le

scepticisme de son époque, et pour donner à celui-ci une forme d'expression rationnelle, 1

La crise est ouverte en 1531, lorsque Catherine d'Aragon en appelle au Pape pour s'opposer à la volonté

de divorcer du roi, et aboutit à une rupture en janvier 1533. Le Parlement vote sa propre soumission au

roi et l'archevêque de Canterbury affirme la dissolution du mariage en s'appuyant sur la Bible

(Catherine ayant été l'épouse du frère défunt d'Henri VIII). L'instauration d'une nouvelle forme d'État

politique n'est cependant pas sans à-coups : elle entraîne en particulier les problèmes religieux et

conceptuels, qui se traduisent par des troubles politiques qui se font plus forts à partir du moment où

Élisabeth oriente les institutions dans le sens du protestantisme. Après la révolte du Nord en 1569 et son

excommunication en 1570, Élisabeth subit plusieurs attentats, entre 1571 et 1586, et 200 prêtres ainsi

qu'une soixantaine de laïcs catholiques sont exécutés entre 1577 et 1603. Côté protestant également, les

tensions sont portées par les puritains ou " seditious sectaries », amenant au vote de deux lois en 1593,

la première contre eux et la seconde contre les catholiques ou " Popish recusants».

2Il s'agit des trois parties de Henri VI (écrite autour de 1590), Richard III (1592), Richard II (1595), les

deux parties deHenri IV(1596-97),Henri V(1599), etHenri VIII(1612). Elles relatent la guerre civile

qui a opposé les York aux Lancastre et conduit à l'arrivée au pouvoir de Henri VII, le premier des

Tudors. À ces pièces on peut ajouter toutes celles qui, sans porter directement sur l'histoire récente

d'Angleterre, ont pour ressort des troubles internes à un État, et c'est alors la plus grande partie des

pièces de Shakespeare qui est concernée.

3Jaques y fait correspondre chacun des âges de la vie à un personnage. L'image suppose une nécessité et

un sens immanent au passage du temps. Voir W. Shakespeare, Comme il vous plaira, II, 7, 138-165, traduction de Vincent Bourgy in Comédies, II, Paris, Laffont, 2000, p. 580-581. 11 sinon une solution que l'on chercherait en vain en l'absence d'expression directe du dramaturge. Cette double fonction d'interrogation et de compréhension que permet le

théâtre parcourt l'oeuvre du dramaturge, et en fait un lieu privilégié pour interroger les

rapports entre rationalité et fiction, en s'appuyant notamment sur la métaphore du théâtre

du monde, déjà fort en vogue à son époque. Notre propos consistera ici à évaluer la

portée du dispositif théâtral dans l'appréhension de la vérité qui se dégage des pièces de

Shakespeare. Il s'agira ainsi de retracer la conception de la vérité que l'on peut prêter à ses

textes, et d'y dégager l'importance et l'apport de la référence théâtrale. De ce fait, il nous

faut tout d'abord établir quelle a pu être l'importance de cette métaphore dans le contexte intellectuel de Shakespeare, et la nature de la crise sceptique qu'elle lui permet de penser.

1) " All the world's a stage1 » : Le théâtre et la réalité à

l'âge élisabéthain La métaphore du théâtre du monde consiste à comparer le monde à un théâtre, en supposant que l'un et l'autre obéissent aux mêmes lois, ou que l'on peut y trouver une rationalité identique. Le monde serait alors une scène, sur laquelle les individus sont

comparables à des acteurs. Cette figure arrive à l'époque élisabéthaine et à Shakespeare

par le biais de deux traditions distinctes, qui donnent à l'usage du théâtre une fonction

différente : il nous faudra prendre la mesure de cet héritage, étudier la spécificité de

Shakespeare à leur égard, et voire en quoi cette évolution sert une nouvelle conception de la vérité. La pratique des Moralités tout d'abord suppose que le monde peut être représenté

sur un théâtre, d'une façon plus claire et schématique que dans le réel. Si les phénomènes

sont donc simplifiés, il n'empêche que la scène est alors comprise à la fois comme le lieu

où la rationalité du monde peut se révéler, et comme un moyen d'accéder à cette

rationalité. Mais la métaphore du théâtre du monde remonte en réalité à la philosophie

antique, qui considère que le monde est comparable à un théâtre : il faut regarder le

1W. Shakespeare, II, 7, 138, ibid., p. 580-581.

12 théâtre et ses lois pour comprendre les interactions humaines. Si l'assimilation entre les

deux types de réalité est plus forte dans le deuxième cas, le théâtre est toujours considéré

comme un instrument de clarification, qui permet d'appréhender le sens réel du monde en dépit de sa complexité et de son désordre apparent. Si l'on compare ces deux approches avec la citation de Macbeth, on voit clairement qu'un changement se produit entre le

début de l'époque élisabéthaine et l'utilisation shakespearienne de la métaphore, puisque

le théâtre passe d'un statut d'ordonnancement du réel à la révélation de son instabilité.

Comment comprendre un tel changement ? Nous allons voir que l'évolution des formes d'expression, notamment dramatique, ainsi que de la signification de la métaphore du

théâtre du monde, peut être considérée comme le prisme par lequel s'exprime une remise

en cause de la rationalité du réel et de la possibilité à atteindre une vérité sur le monde.

La métaphore du théâtre du monde à l'épreuve de la compréhension de la réalité La pratique des Moralités donne à la scène, dès le début de la période élisabéthaine, une fonction didactique. Ces drames ont pour but d'instruire en langue

vulgaire un public aussi large que possible, de présenter une vérité supérieure à laquelle

le croyant ne peut pas assister lui-même, mais à laquelle il est censé adhérer. Plus couramment appelées " moral plays » ou " moral interludes », elles sont caractérisées premièrement " par l'utilisation d'allégories pour transmettre une leçon morale à propos d'un comportement religieux ou civil, présentée par l'intermédiaire d'abstractionsou de personnages sociaux représentatifs

1 ». Le message y prévaut sur l'apparence de la

représentation et le caractère fictif de ce qui est représenté, puisqu'il n'est qu'un prétexte à

l'enseignement. L'illusion théâtrale n'y est pas vraiment requise : les acteurs sont amateurs, les décors sont minimes. Le spectateur a conscience que ce à quoi il assiste est 1

" By the use of allegory to convey a moral lesson about religious or civil conduct, presented through

the medium of abstractions or representative social characters », David M. Bevington,From Mankind to Marlowe, Growth of Structure in the Popular Drama of Tudor England, Harvard University Press,

Cambridge, 1962, p. 9, nous traduisons.

13 une représentation, mais ce qu'il voit est pourtant vrai. De fait, ce ne sont pas à proprement parler les actions qui sont imitées et représentées (la part de l'action est en générale quasi nulle par rapport aux monologues) mais les idées chrétiennes

1. Les

allégories, portées par des personnages stéréotypés, sont entièrement transparentes au

spectateur et ne laissent pas de place au doute. Le rapport entre scène et transmission didactique d'un message social est maintenu dans les premières pièces anglaises. Ainsi, Gorboduc, écrite autour de 1562 reprend cette logique dans l'optique d'un enseignement politique. Chaque acte est précédé d'une pantomime présentant une action métaphorique. La pièce s'ouvre par exemple par le spectacle d'hommes tentant en vain de rompre un boisseau, jusqu'à ce que l'un d'entre eux ait l'idée de le diviser avant de briser chaque brindille l'une après l'autre : un royaume

est fort tant qu'il est uni, mais il est perdu dès qu'il se laisse aller à la division2. L'absence

de paroles et la clarté du message montrent bien de quelle significationla scène est porteuse : montrer, c'est dire. C'est même faire comprendre plus explicitement que par des mots. La scène est en elle-même expressive et persuasive, elle permet une correspondance stricte entre ce que l'on souhaite montrer et ce que cela doit exprimer : Shakespeare subvertira cette croyance lorsqu'il fait précéder la saynète soigneusement préparée par Hamlet pour confondre son oncle d'une pantomime dont la signification présente encore aujourd'hui un mystère. Entre la pratique shakespearienne et celle des

Moralités, la scène change d'identité, cesse d'être un vecteur limpide pour devenir le lieu

de l'illusion. L'affirmation du caractère didactique du théâtre sous-tend un rapport supposé entre le monde et la scène : cette dernière pourrait être une image du monde, parce que

celui-ci peut lui-même être compris comme s'il était un grand théâtre. On retrouve là la

métaphore dutheatrum mundi, le théâtre du monde, dont l'évolution vers une forme plus

réflexive et sujette au doute va toucher également celle de la croyance en la possibilité de

voir dans la représentation théâtrale un instrument de connaissance. Les sources antiques 1 Voir Jean-Marie Thomasseau, Drame et Tragédie, Hachette Livre, Paris, 1995, p. 49.

2Th. Norton et Th. Sackville, Gorboduc. La tragédie de Ferrex et Porrex, Argument et acte I,

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