[PDF] Médée comme mémoire du théâtre





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Lorganisation de la pièce de théâtre Laction

Dialogue (n. m.) : échange entre deux personnages d'une pièce de théâtre. Coup de théâtre (n. m.) : rebondissement inattendu de l'intrigue qui permet ...



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Le Vocabulaire du théâtre. Acte: Division de l'œuvre. Coup de théâtre : Rebondissement voire inversion totale dans l'action. 2) Organisation.



Lexique-theatre.pdf - Vocabulaire du théâtre

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HAMLET - DOSSIER

Le Théâtre de la Bastille - Paris La Passerelle - Scène Nationale de. Gap



MÉTHODE POUR ANALYSER UN TEXTE DE THÉÂTRE

(la scène fait-elle avancer l'action ? rebondissement ? coup de théâtre ?) ... théâtre dans le théâtre (personnage qui joue un autre rôle que le sien).



PREMIERE : LE THÉÂTRE BEAUMARCHAIS LE MARIAGE DE

Comédie d'intrigue : rebondissement coup de théâtre



Médée comme mémoire du théâtre

Les deux corps du théâtre et le temps de la tragédie . Bourgogne196 ; volonté de satisfaire un public accoutumé aux spectaculaires rebondissements de la.



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Theaterverein Le Théâtre du Funambule – c/o Frédéric Machto ? Neustiftgasse rebondissements imprévus rythment ... d'existence en 2015 au Kosmos Theater.



Théâtre et cinéma

d'incidences de rebondissement



Le théâtre une question de vocabulaire_Mise en page 1

Céline URBAIN - Service Éducatif. Contact : 03 26 51 15 80 • service-educatif@lesalmanazar.fr. Les dessous du théâtre Gabrielle Dorziat 

Comment placer des rebondissements dans un scénario ?

Ce n’est pas facile de placer des rebondissements dans un scénario bien qu’un court-métrage soit le terrain idéal pour cet outil dramatique. L’idée est de surprendre le lecteur, de le clouer sur place en quelque sorte. Un rebondissement n’est pas destiné à créer de la tension, donc du conflit. Il est avant tout orienté pour le plaisir du lecteur.

Quels sont les avantages d’un rebondissement ?

Un rebondissement n’est pas destiné à créer de la tension, donc du conflit. Il est avant tout orienté pour le plaisir du lecteur. Dans Les Autres de Alejandro Amenábar ou Sixième Sens de M. Night Shyamalan, les personnages étaient persuadés d’être vivants alors qu’ils s’avèrent être morts.

Pourquoi les rebondissements sont-ils si importants ?

Si trop d’indices sont révélés à propos des vraies motivations d’un personnage, par exemple, le lecteur verra arriver votre rebondissement. Les rebondissements ont tout à voir avec des secrets. En effet, le coup de théatre est la révélation d’un secret longtemps gardé. Quelqu’un connaît le secret. Tous les autres (y compris le lecteur) l’ignore.

Comment créer un rebondissement à partir d’une ironie dramatique ?

On ne crée pas un rebondissement à partir d’une ironie dramatique. Pour garder le secret jusqu’au moment de sa révélation, le personne qui le détient ne doit pas égrener d’indices au cours du récit.

Médée comme mémoire du théâtre Une poétique du mal (1556-1713) par Aurélie Chevanelle-Couture Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal Thèse soumise à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de Ph. D. en langue et littérature françaises Décembre 2017 © Aurélie Chevanelle-Couture, 2017

Table des matières Résumé ........................................................................................................................................................ iv Abstract ......................................................................................................................................................... v Remerciements ............................................................................................................................................ vi INTRODUCTION .................................................................................................................................... 1 Dionysos et Médée .......................................................................................................................................... 7 Le théâtre maléfique ..................................................................................................................................... 12 Revenances de Médée, revenances du mal ................................................................................................... 18 Plongée dans une mémoire occulte .............................................................................................................. 21 CHAPITRE I. La Médée de Jean de La Péruse ou la fureur originelle .................................................... 27 Médée furieuse : spectacle du mal, perversion du logos ................................................................................ 31 La femme ardente et le chaos du monde ..................................................................................................... 43 La tragédie et l'invention de la Sorcière ....................................................................................................... 51 CHAPITRE II. Médée de Pierre Corneille ou le scandale du mal admirable ......................................... 61 Furieuse, orgueilleuse, héroïque ................................................................................................................... 65 La grandeur du mal et le pathétique d'admiration ...................................................................................... 77 Le plaisir transgressif à l'ombre de la règle ................................................................................................... 83 L'ennemie de la Ci(vili)té : une politique du refoulement .......................................................................... 92 CHAPITRE III. La Conquête de la Toison d'or de Pierre Corneille ou la machine contre le mal ... 105 La défaite d'une déesse ............................................................................................................................... 113 La machine en scène : la magie désenchantée ............................................................................................ 125 La machine souveraine ............................................................................................................................... 133 Le souverain machiniste ............................................................................................................................. 141 Épilogue : Médée à l'opéra ......................................................................................................................... 152 CHAPITRE IV. Médée de Longepierre ou le souvenir du mal ............................................................. 160 L'ombre du passé ........................................................................................................................................ 164 L'horreur des Anciens ................................................................................................................................ 177 Permanence du mal : Médée chez les Anciens ........................................................................................... 184 Le jeu du sablier : mémoire du mal, force de changement ........................................................................ 191

iii CONCLUSION ...................................................................................................................................... 195 Les deux corps du théâtre et le temps de la tragédie .................................................................................. 196 Théâtre-poison, théâtre-corruption ............................................................................................................ 201 Médée et le théâtre de la cruauté ................................................................................................................ 203 Perspectives ................................................................................................................................................. 206 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................. 210 Corpus primaire .......................................................................................................................................... 211 Corpus secondaire (autres oeuvres dramatiques convoquées) ................................................................... 211 Textes anciens ............................................................................................................................................. 213 Textes du XVIe au XIXe siècle ..................................................................................................................... 215 Sources postérieures à 1900 ........................................................................................................................ 219

Résumé Notre thèse examine l'étroite association entre la figure de Médée, qui est aussi figure du mal, et le théâtre français, de la Renaissance à la fin du règne louis-quatorzien. De façon frappante, chacune des appari tions de la magicienne, barbare et infanti cide, coïncide avec un mom ent charnière, fondateur, de l'histoire de ce théâtre. La toute première tragédie à l'antique imprimée en français, en 1556, est une Médée, celle de Jean de La Péruse. Médée signe aussi, en 1635, l'acte de naissance du tragique cornélien - et de la tragédie classique régulière. Vingt-cinq ans plus tard, la tragédie à machines atteint son point de perfection avec La Conquête de la Toison d'or de Pierre Corneille, où la magicienne occupe une place centrale. Cette pièce servira de modèle structurel et poétique à l'opéra français. En 1694, enfi n, la Médée d'Hilaire de Longepierre pose un jalon dans l a querelle des Anciens et des Modernes, et autorise la redéfinition d'un genre menacé de sclérose. Si la noire magicienne participe aussi activement à la définition du théâtre, postulons-nous, c'est qu'elle en incarne la mémoire. Sa figure comprend les traits originels de l'art dramatique, né sous le signe de la transgression. En convoquant Médée, en matérialisant ses sortilèges, sa passion et ses crimes, le théâtre joue sur le plan de l'autoréférentialité : il (se) rappelle qu'il jaillit d'une brèche dans les fondations de la polis ; qu'il puise sa force vitale à l'ombre des règles pensées pour délimiter l'acceptable. Et de cette réminiscence, il tire l'énergie nécessaire pour se redéfinir. Médée, c'est l'" image survivante » définie par Georges Didi-Huberman : la forme primordiale qui revient hanter le présent du théâtre lorsqu'une rupture historique commande sa mutation. Suivant un mécanisme similaire à celui du symptôme freudien, témoin d'un retour du refoulé, chaque apparition de la magicienne catalyse le développement d'un nouvel état de la poétique dramatique : en rappelant le chaos originel, Médée exige que soit repensé son mode de répression. C'est dire qu'elle invite à explorer les soubassements de la scène ; à dévoiler les forces occultes qui ont rythmé son évolution - et, en parallèle, celle de l'État absolu.

v Abstract This thesis explores the strong ties between the figure of Medea - a powerful representation of evil - and the French theatre, from the Renaissance to the end of Louis XIV's reign. Each occurrence of the barbaric and infanticidial magician remarkably coincides with a critical turning point in French theatre history. The very first Antiquity-inspired tragedy to be printed in French, in 1556, is Jean de La Péruse's Medea. Medea also marks the birth of Corneille's tragic theatre, in 1635, and of the common classical tragedy. Twenty-five years later, "tragédie à machines" (tragedy with machinery) reaches its highest degree of per fection with Corneille's La Conquête de la Toison d'or, in which the magician's importance i s paramount. This play will later serve as a structural and aesthetic model for the French opera. Lastly, in 1694, Hilaire de Longepierre's Medea plays a pivotal role in the quarrel of the Ancients and the Moderns as it redefines an increasingly static genre. If the dark magician is so actively involved in the redefinition of the theatre, we believe it is because she epitomizes memory. Her figure embodies the original traits of the dramatic art, which has a de eply roo ted history of transgression. By summoning Medea, by m ateriali zing her enchantments, her passion and her c rimes, theatr e plays a self-referential game: it recalls its original emanation from a breach in the foundations of the polis; it recalls that it draws its life force in the s hadows of the rules determining the limits of acceptabili ty. And from that reminiscence, it gathers the strength it needs to redefine itself. Medea is the "surviving image", as defined by Georges Didi-Huberman, the primordial figure that haunts the present of the theatre when a historical breaking point demands its transformation. Not unlike the Freudian symptom, whi ch is the resurfacing of a suppress ed m otiv e, each occurrence of the magician c atalyz es the developm ent of a new state for dramatic poetics: by recalling the original chaos, Medea demands a new mode of repression. She invites us to explore the bedrock of the scene and to unveil the occult powers that have punctuated its evolution and, with it, the evolution of French absolutism.

vi Remerciements Ma reconnaissance va d'abord à mon directeur de thèse, le professeur Normand Doiron. Pour sa sagesse et sa bienveillance. Pour la vastitude de son savoir et la profondeur de son esprit. Pour la leçon d'écriture qu 'il m'a donnée, aussi. En suivan t ses conseils, en lisa nt ses trav aux, j'ai pu mesurer le rôle de chaque mot, de chaque tournure de phrase, de chaque image dans l'efficacité d'une démonstr ation. Surtout, j'ai compris qu 'exprimer une pe nsée avec rigueur et cl arté ne signifiait pas, au contraire, d'empêcher le coeur de parler. Un grand merci, également, aux profes seurs Roxanne Roy, Diane Desrosiers, Frédéric Charbonneau et Pascal Brissette : leur lecture attentive et leurs lumineux commentaires m'ont donné le désir de poursuivre mes travaux, quelques promesses que j'aie pu me faire à certains moments inqualifiables de ma rédaction. Merci aux femmes accomplies, pleines de coeur et d'intelligence, que j'ai l'immense privilège de compter dans ma vie depuis le secondaire, et à tous les amis que le hasard (ou le destin) a mis sur ma route au fil du temps. J'ai toujours peine à croire qu'autant de belles personnes m'accordent leur estime. Un merci tout particulier à Luba Markovskaia et à Catherine Côté-Ostiguy pour les services de révision et de traduction qu'elles m'ont offerts. Merci à mes parents : Jocelyne, curieuse de tout, rigoureuse dans tout, sensible, un peu sorcière ; Richard, cultivé, passionné, noble d'âme. Ils m'ont tout enseigné, tout donné. Je ne témoignerai jamais assez de mon amour et de mon admiration pour eux. Merci, merci à mon précieux bien-aimé, David Azoulay, qui m'a soutenue (et supportée) au cours des six dernières années. C'est grâce à lui, à sa confiance inébranlable, à ses observations d'une intelligence toujours saisissante, que ce travail est ce qu'il est - que ce travail est, peut-être, tout simplement.

vii Je ne saurais, enfin, présenter une étude qui aborde la mémoire sans rappeler celle de mon collègue Vincent Dupuis, disparu en 2015. Si je n'avais pas trouvé dans ses travaux une source constante d'inspiration et d'émulation, nos (trop brèves) conversations auraient suffi à me montrer l'acuité de sa pensée et la richesse de sa réflexion. J'aimerais pouvoir lui dire à quel point je lui suis redevable. L'écriture de cette thèse a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Département de langue et littérature françaises de l'Université McGill. Aurélie Chevanelle-Couture Montréal, mars 2018

À Céline, mémoire du bien autant que Médée est celle du mal.

INTRODUCTION

Parmi tous les poètes européens qui écrivent sur Médée de la Renaissance aux Lumières, les dramaturges français sont les plus zélés1. Ils consacrent une quinzaine de pièces à la redoutable épouse de l'Argonaute Jason. En portant si fréquemment à la scène cette magicienne infanticide et régicide, i ls s'adonnent à la conv ocation quasi obsess ionnel le d'une fig ure du mal : peu de personnages mythiques s'associent aussi étroitement que la barbare Médée à ce " désordre dans le rapport des êtres »2, à ce " trouble [de] l'harmonie universelle »3, à cette énigme de la cruauté des hommes et de la nature. Que signifie donc la hantise d'un tel personnage, qui " fonctionne comme némésis »4, chez les poètes dramatiques français ? Et que révèle, à propos du théâtre de la première modernité, la récurrence de ses apparitions scéniques ? 1 Voir Z. Schweitzer, Une " héroïne exécrable aux yeux des spectateurs ». Poétiques de la violence : Médée de la Renaissance aux Lumières (Angleterre, France, Italie), p. 21. Voir également la liste des oeuvres consacrées à Médée en Occident du Moyen Âge au XXe siècle (D. Mimoso Ruiz, Médée antique et moderne. Aspects rituels et sociopolitiques d'un mythe, p. 210-217). 2 E. Naville, Le problème du mal, p. 24. 3 Ibid., p. 24. 4 H. Domon, " Médée (ou) l'Autre ».

3 L'imposante littérature critique dont font l'objet la biographie mythique de Médée, ses séquences, ses variantes, sa charge symbolique et ses récupérations artistiqu es, ne fournit pas d'hypothèses satisfaisantes. Quelque éclairants qu'ils soient sur le plan documentaire, les ouvrages de cet ensemble5 occultent les enjeux poétiques et génériques impliqu és par le rapport de la magicienne au mal. Leurs auteurs se concentrent surtout sur le repérage, dans les textes qu'ils abordent, des unités thématiques et symboliques propres au " mythe primordial » de la femme de Jason6. Ils conservent l'idée, à la fois unificatrice et réductrice, d'un récit fondateur qui aurait " connu une naissance, une durée et une fin »7. Ce récit se trouve appréhendé dans une perspective étiologique, comme un simple rés ervoir de motifs susceptibles de conditionner un traitement esthétique. En résulte la reformulation d' évidenc es à propos de Médée, de sa r elation à " la destruction et [à] la haine », de sa place dans " un monde noir en connivence avec l'horreur et la mort »8. Les analyses et les éditions critiques des oeuvres d'Ancien Régime mettant en scène Médée ne livrent, non plus, aucune réponse complète. Bien sûr, ces travaux rappellent que " la fortune de 5 Cet ensemble se compose notamment de certains recueils d'articles multidisciplinaires publiés depuis les années 1980, qui livrent une analyse des principaux enjeux sociaux et politiques soulevés par la geste médéenne de l'Antiquité à l'époque contemporaine. Au nombre de ces recueils figurent Medeia. Mélanges interdisciplinaires sur la figure de Médée, dirigé par Paulette Ghiron-Bistagne (1986) ; Medea : Essays on Medea in Myth, Philosophy and Art (1997), sous la direction de James J. Clauss et Sarah Iles Johnston ; et Unbinding Medea. Interdisciplinary Approaches to a Classical Myth from Antiquity to the 21st Century (2006), édité par Heike Bartel et Anne Simon. Les monographies Médée antique et moderne de Duarte Mimoso-Ruiz (1982), Le mythe de Jason et Médée d'Alain Moreau (1994), The Medieval Medea de Ruth Morse (1996) et Medea d'Emma Griffiths (2006) constituent également des éléments d'intérêt dans ce groupe. 6 Pour Sylvie Ballestra-Puech, ce parti pris constitue un écueil méthodologique courant dans le champ des études mythocritiques : " Il me semble [...] que l'illusion du texte fondateur unique [...] continue à avoir des effets pernicieux, quelle que soient les précautions dont on l'entoure. Elle en induit une autre, celle d'une unité originelle laissant place progressivement à une pluralité synonyme de dégradation. » (S. Ballestra-Puech, " Longue durée et grands espaces : le champ mythocritique », p. 27.) 7 A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée : le va-nu-pied et la sorcière, p. 14. 8 D. Mimoso-Ruiz, Médée antique et moderne, p. 195.

4 [la femme de Jason] est liée au genre dramatiq ue »9 ; qu' Euripide, le premier, a attribué à la magicienne un infanticide devenu " élément essentiel de sa figure mythique »10 et vecteur principal de sa relation au mal11. Ils rendent aussi compte du fait qu'il existe entre la magicienne, criminelle, surnaturelle, et le dispositif poétique de la dramaturgie moderne, une relation à la fois privilégiée et délicate12. Pa r sa viole nce, " irrecevable sur la scène policé e »13, Médée ouv re un laboratoire poétique autorisant le théâtre à mesurer " jusqu'où il peut aller trop loin »14. Par sa pratique du maléfice15, offrant une métaphor e de l'illusion dramatique et de s on inq uiétant pouvoir de 9 Z. Schweitzer, Une " héroïne exécrable aux yeux des spectateurs », p. 12. 10 F. Charpentier, " Médée figure de la passion d'Euripide à l'âge classique », p. 388. 11 Des études, remarquables par leur richesse et leur érudition, ont été réalisées à propos de la représentation théâtrale de Médée dans l'Antiquité. Médée dans le théâtre latin d'Ennius à Sénèque (1990), d'André Arcellaschi, offre un survol complet de l'itinéraire de la magicienne sur les scènes romaines et livre un juste témoignage de l'importance occupée par le personnage dans le répertoire dramatique latin. L'ouvrage fait toutefois l'économie de la question spécifique du mal associé à la femme de Jason. Cette question se trouve, par contre, abordée de façon originale par Jackie Pigeaud, dans le chapitre " Les viscères de Médée » de l'ouvrage La maladie de l'âme (1981), consacré à la relation de l'âme au corps dans la tradition médico-philosophique antique. Elle occupe également une place centrale dans deux études de Florence Dupont, Les monstres de Sénèque (1995) et Médée de Sénèque ou comment sortir de l'humanité (2000). 12 Christian Delmas situe d'emblée la violence de Médée, infanticide, mais aussi régicide, au centre d'un paradoxe. Il remarque que les crimes in humains de la Colchi dienne appa raissent problématiques eu égard aux critères de vraisemblance et de bienséance développés au début du Grand Siècle. Il constate néanmoins que la magicienne révèle, par ces forfaits mêmes, l'efficacité redoutable de la violence comme ressort dramatique dans la tragédie : à travers le spectacle cruel d'une fureur meurtrière la femme de Jason offre à l'état pur le sentiment tragique. (Voir C. Delmas, " Médée, figure de la violence dans le théâtre français du XVIIe siècle ».) Nombreux sont les critiques à émettre, devant ce paradoxe, l'hypothèse selon laquelle la figure de Médée constitue, par la brutalité même de ses crimes, un véritable laboratoire poétique, où se trouvent mis en question certains paramètres du spectacle tragique. Aux yeux de Françoise Charpentier, la mise en scène des actes inhumains de la Colchidienne éprouve les limites de la régularité classique. Pour Hélène Merlin-Kajman, la figure monstrueuse, dont la barbare magicienne est un paradigme, " reste le point de fragilité du système esthétique classique, soit comme menace pour ceux qui s'efforcent d'établir ce système, soit comme lieu d'une interrogation pour ceux qui s'y attaquent ». (Voir H. Merlin-Kajman, " Où est le monstre ? Remarques sur l'esthétique de l'âge classique », p. 179.) Selon Zoé Schweitzer, enfin, la violence de la femme de Jason constitue, autant pour les dramaturges que pour les théoriciens du théâtre moderne, le catalyseur d'une réflexion sur les limites du représentable, qui engage avant tout la notion de vraisemblance. À travers la question de la monstration des forfaits de Médée se dessinent les contours changeants adoptés par cette notion chez les doctes et les poètes, du XVIe au XVIIIe siècle. (voir Z. Schweitzer, Une " héroïne exécrable aux yeux des spectateurs ».) 13 C. Delmas, " Médée, figure de la violence dans le théâtre français du XVIIe siècle », p. 103. 14 F. Charpentier, " Médée figure de la passion d'Euripide à l'âge classique », p. 401. 15 Ce sujet forme le coeur de la monographie Medea, Magic and Modernity in France d'Amy Wygant (2007), où sont abordées trois pièces tragiques des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Wygant trace, dans cet ouvrage, une intéressante association entre l'art occulte de Médée et la poétique dramatique de l'Ancien Régime. Elle affirme que la femme de Jason exerce, sur l'auditoire, un charme, dans la double acception que lui confère la langue classique : la Colchidienne séduit en même temps qu'elle jette un authentique sort, qu'elle crée une illusion. La chercheuse fait ainsi de Médée la matérialisation d'un rapport analogique unissant mimésis théâtrale et pièges du Démon. L'originalité de sa théorie provient toutefois moins de l'établissement de ce rapport que du prolongement qu'elle lui accorde : Wygant trouve

5 fascination, elle met en évidence l es dangers im pliqués dans la repré sentation mimétique de passions néfastes. Ces consid érations ne suffisent toutefois pas à expliq uer la tr oublante coïncidence des apparitions de la barbare infanticide avec des moments charnières, fondateurs, de l'histoire du théâtre de la première mo dernité16. Si el les cerne nt l'importance et la singu larité esthétiques de Médée en tant que figure du mal, elles ne font qu'effleurer les liens ontologiques unissant la femme de Jason et l'art dramatique. Ontologiques : le terme n'est pas trop fort. Médée ne représente, pour nous, rien de moins que l'être du théâtre. Son caractère - entendu au sens aristotélicien de " nature »17 - inscrit les traits originels de l'art dramatique, né sous le signe de la transgression. En convoquant la magicienne, en matérialisant ses sortilèges, sa pas sion et s es crimes, le théâtr e joue sur le plan de dans le per sonnage de l a Colchidienne la manifestati on par excellence du fait que la poétique dramati que et la démonologie partagent le m ême champ notionnel. Elle conclut, conséquemme nt, que Médée consti tue la figure fondamentale d'un art dramatique pensé, par ceux-là mêmes qui en élaborent les règles, comme une déclinaison de la possession démoniaque, soumettant le public à l'emprise d'une fascinante projection de ses propres fantasmes. Ces propos viennent approfondir, et parfois nuancer, les considérations formulées par Aurore Gutierrez-Lafond et Noémie Courtès, auteures de thèses consacrées aux personnages de magiciens et aux motifs liés à la magie dans la littérature classique. En faisant de la représentation théâtrale l'avatar d'un pouvoir diabolique dont la femme de Jason serait l'incarnation, ils dépassent, en effet, la typologie des pouvoirs et des attributs scéniques médéens établie par Gutierrez-Lafond avec Théâtre et magie dans la littér ature dramatique du XVIIe siècle en France (1998). Ils rendent, en outre, nécessaire une révision du point de vue exprimé par Courtès dans L'écriture de l'enchantement (2004), selon lequel la femme de Jason, magique et tragique à la fois, " entre en conflit d'essence avec le genre même qu'elle illustre ». 16 Normand Doiron a ouvert une intéressante piste de réflexion avec les articles " La vengeance d'une déesse » (2012) et " Médée ou la naissance de la sorcellerie » (2013). Étudiant les deux premières tragédies consacrées à la femme de Jason en France, Doiron remarque que, dans le paradigme théologique en place à l'aube de l'âge moderne, l'ancienne Déesse-Terre incarne non seulement le principe féminin responsable de l'introduction du péché dans la Création, mais aussi la perversion de la matière, abandonnée de Dieu et privée de la grâce. Il soutient donc que Médée matérialise, mieux que toute autre figure mythique portée à la scène, l'essence profonde, énigmatique, du mal. Plus important encore, il postule qu'elle révèle la face maudite du théâtre condamné par les réformistes, puis par les moralistes du Grand Siècle. Si elle permet d'envisager Médée sous un angle nouveau, la recherche de Doiron, qui couvre un corpus restreint, demeure cependant loin de cerner toute la portée, ou d'exploiter toutes les implications, de l'hypothèse sur laquelle elle repose. 17 Aristote définit le caractère comme " le référent immuable, naturel, premier et définitif que l'on perçoit comme la cause de l'action observée. Ceci conformément à la théorie anthropologique qui classe les hommes dans les différentes catégories naturelles que sont les caractères ». Précédant l'action, le caractère " est une sorte de passion, mais constante et quasi native, qui propose des comportements et les engage si la raison ne vient pas les modifier ou les censurer [...]. Le caractère d'un personnage de théâtre correspond d'abord à sa "manie", à une obsession qui gouverne ses actions, ses réactions, ses propos ». (E. Minel, Pierre Corneille : le héros et le roi, p. 358.)

6 l'autoréférentialité : il (se) rappelle qu'il jaillit d'une brèche dans les fondations de la polis ; qu'il puise sa force vitale à l'ombre des règles pensées pour délimiter l'acceptable ; qu'il est issu de la terra incognita des pulsions réprimées. C'est dire que Médée engage la question de la mémoire - cette mémoire même qui, d'après Bernard Beugnot, constitue l'horizon naturel et constant des textes de la première modernité18. Chaque fois que la barbare Colchidienne resurgit sur scène, l'essence de l'art dramatique reprend corps. Par les traits qu'elle adopte, et qui se modulent d'une incarnation à l'autre, Médée ne libère pas seulement le mal qui dort au coeur du théâtre ; elle confronte les témoins de son apparition à la teneur de leurs propres limites, des interdits que leur impose leur propre condition culturelle. On peut reconnaître, dans sa fonction et son statut, ceux de l'" image survivante » définie par Georges Didi-Huberman19 : Mé dée est une form e primordiale q ui revient périodiquement hanter le présent ; une " trace mnémonique » inscrite sur la cire des tablettes, pour reprendre la vieille image de Quintilien. Si ses manifestations se produisent dans des périodes de mutation, c'est précisément qu'elles peuvent survenir à la seule faveur d'un mouvement dans la tectonique de l'histoire : suivant un mécanisme similaire à celui du symptôme freudien, témoin d'un retour du 18 " Ainsi la littérature classique affirme son originalité en des lieux de croisement entre la mémoire des modèles et les exigences du présent, entre la mémoire textuelle et les pressions de l'ingenium et du jugement individuel, entre le regard nostalgique porté sur la culture héritée et le sentiment poignant de la caducité et de l'éphémère qu'entretient l'eschatologie chrétienne. En ses plus hautes réalisations, [...] l'oeuvre classique est manière de vivre un certain rapport au temps. [...] Dans la prise de conscience de soi comme dans la quête d'un style, Mnémosyne demeure la grande médiatrice et le XVIIe siècle, bien avant nos modernes critiques, avait placé le frémissement intertextuel au principe de l'oeuvre. [...] La littérature du XVIIe siècle a cherché son identité dans le rapport singulier qu'elle a entretenu avec le monde des textes qu'elle a hérités de l'Antiquité et de la Renaissance. » (B. Beugnot, La mémoire du texte, p. 28-29.) 19 Appliquée au domaine de l'histoire de l'art, la notion de pathosformel, pouvant être traduite par le syntagme " formule de pathos », désigne une " dynamique » propre à certains " mots originaires de la langue gestuelle des passions ». Elle correspond, autrement dit, à des types d'expressions physiques récurrents, qui s'avèrent discernables dans des oeuvres différentes, issues d'époques diffé rentes, comme auta nt de variations sur un thème pathétique. (Voir G. Didi-Huberman, L'image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg.)

7 refoulé20, la magicienne trouve à resurgir, dans toute sa puissance actuelle, à travers les failles sismiques ouvertes par les secousse s du changement. Ainsi catalyse-t-elle, chaque fois , le développement d'un nouvel état : en rappelant des facteurs transgressifs, elle exige que soit repensé leur mode de répression. Demander à Médée, au mal qu'elle cristallise, une lecture de la poétique théâtrale d'Ancien Régime revient donc à explorer les soubassements de la scène pour dévoiler les forces occultes qui l'ont nourrie et ont rythmé son évolution. Étudier les représentations de la magicienne infanticide, c'est reconnaître que l'art dramatique de la première modernité a puisé, dans la mémoire du chaos qui l'a engendré, les données nécessaires à sa transformation. Dionysos et Médée En amont de cette étude se trouve l'association, maintes fois commentée, entre poésie dramatique et désordre. Au centre : la figure de Dionysos, dieu de la végétation exubérante, maître de l'ivresse et pendant infernal du grand Zeus. Dans la Poétique, Aristote indique que la tragédie " remonte aux auteurs de dithyrambes »21, hymnes composés, à partir du VIIe siècle av. J.C., pour célébrer le fils de Sémélé et du chef des Olympiens. Pour le Stagirite, la poésie tragique descend donc d'un genre tendant à " exprimer symboliquement l'essence même de la nature »22 ; un genre traversé par le même enthousiasme que la danse effrénée des ménades en chasse dans la montagne, habitées par 20 Sur le mécanisme du retour du refoulé, voir S. Freud, Métapsychologie, p. 52-57. 21 Aristote, Poétique, 1449a, 11, p. 33. 22 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 35.

8 une " extase délicieuse, [montant] du fond le plus intime de l'homme »23 et de la terre. La voix vibrante de la chorée dithyrambique, précurseure du choeur tragique, fait écho à la rumeur qui, dans le second hymne homérique à Dionysos, " envelopp[e] l'immense forêt »24 au passage du dieu et de ses fidèles. Elle s'abreuve au délire collectif issu du déchaînement de forces naturelles à la fois mystérieuses et essentielles, ébra nlant le monde jusque dans ses assises. Pa r là, elle obtient le pouvoir de mener l'homme hors de lui-même, d'ouvrir la voie vers un paradis sauvage, un lieu barbare où l'interdit devient possible et où surgit la face occulte de la culture, l'envers de la Loi. Aux source s du théâtre se trouve l'oubli d 'un moi rationnellement encadré ; " l'événement orgiaque primitif »25, dirait Didi-Huberman. Certes, la tragédie conserve peu de ressemblances avec les hymnes bachiques lorsqu'elle atteint sa pleine nature : les pièces présentées aux concours dramatiques des Grandes Dionysies, au Ve siècle av. J.C., const ituent des inventions sur le plan d es institutions so ciales, d es formes littéraires et de l'expérience humaine26. Il n'en demeure pas moins qu'elles s'inscrivent dans le cadre de célébrati ons cons tituant une exclusivité athénienne : elle s participent d'un régime de 23 Ibid., p. 30. 24 Homère, " À Dionysos », p. 433. 25 Pour Didi-Huberman, les " valeurs expressives de l'émotion païenne », qui se reformulent plastiquement à différents moments de l'histoire, ont comme source " l'événement orgiaque primitif » que constitue le cortège de Dionysos. (Voir G. Didi-Huberman, L'image survivante.) 26 Selon Jean-Pierre Vernant, " la vérité de la tragédie [...] se déchiffre dans tout ce que [le genre] a apporté de neuf et d'original sur le triple plan où [il] a modifié l'horizon de la culture grecque. Le plan des institutions sociales d'abord. Sous l'impulsion, sans doute, des premiers représentants des tendances populaires que sont les tyrans, la communauté civique instaure des concours tragiques, placés sous l'autorité du plus haut magistrat, l'archonte, et qui obéissent, jusque dans les déta ils de leur organ isation, au x mêmes normes qu i régissent les assemblée s et les tribunaux démocratiques. [...] Sur le plan des formes littéraires ensuite, avec l'élaboration d'un genre poétique destiné à être joué et mimé sur une scène, écrit pour être vu en même temps qu'entendu, programmé comme spectacle et, en ce sens, fondamentalement di fférent de ceux qui existaie nt auparav ant. Enfin, sur le plan de l'expérience humaine, avec l'avènement de ce qu'on peut appeler une conscience tragique, l'homme et son action se profilant, dans la perspective propre à la tragédie, non comme des réalités stables qu'on pourrait cerner, mais comme des problèmes, des questions sans réponse, des énigmes dont les doubles sens restent sans cesse à déchiffrer. » (J.P. Vernant, " Le dieu de la fiction tragique », p. 21-22.)

9 " transgression officialisée »27 qui se développe solidairement avec le droit civique, et contribuent à faire de la communauté la plus policée du monde hellène une adoratrice zélée de la divinité même qui désavoue ses lois. L'espace dans lequel elles s'inscrivent a été ménagé pour restituer l'énergie débridée du thiase, pour reformuler les " valeurs expressives de l'émotion païenne »28. Nietzsche a vu, derri ère la représentation tragique athénienne, la matérialisati on de la tension inhérente à l'art et à la pensée grecs. Cette tension oppose deux instances polarisées : l'esprit dionysiaque, puissance anarchique tissée d'extase et de cruauté, habitant la danse et la musique ; et l'esprit apollinien, système esthétique associé aux arts plastiques, unissant mesure et régularité29. Le second encadre le premier à l'intérieur de codes formels rationnellement définis. Il épouse les structures d'une cité " qui se met en scèn e elle-même devant l'e nsemble de ses citoyens30 ». Et le premier, par la menace qu'il représente, s'avère indispensable à l'élaboration des règles créées par le second : la raison d'être de ces règles se trouve précisément dans l'existence du pouvoir qui leur sert de repoussoir. Issue de " la démesu re d'[une] nature exultant dans la joie, la souffr ance ou la connaissance »31, la fureur dionysienne façonne, en creux, la culture et ses nécessités. C'est avant tout en cela que la tragédie peut se réclamer de la divinité du délire et de son culte dithyrambique : par le jeu de forces opposées sur lequel elle repose, elle cristallise la conscience quasi métaphysique de la transgression, du mal latent que repousse, et dont, en même temps, s'abreuve, une société de droit travaillant à établir ses assises. En ouvrant un espace délimité, de part et d'autre, par les 27 M. Daraki, Dionysos et la Déesse-Terre, p. 11. 28 G. Didi-Huberman, L'image survivante, p. 265. 29 Sur les définitions, et l'opposition, du dionysiaque et de l'apollinien, voir tout particulièrement F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 28-32. 30 J.-P. Vernant, " Le dieu de la fiction tragique », p. 22. 31 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p. 41.

10 pulsions intimes et par la discipline consciente, elle forme également le lieu où naissent et survivent les images vouées à alimenter l' art. Là se trouve l'intérêt de la théorie nietzschéenne : nulle création, postule-t-elle, n'advient sans que le chaos ne rappelle son existence ; sans qu'il ne se présente comme un défi auquel seule peut répondre la création de l'ordre. Dans ce singulier dispositif, oscillant entre la conv ocation et le contrôle d'une force infernale et nourricière, la notion d'illusion spectaculaire, inventée avec le théâtre, joue un rôle crucial. Elle se tient sur une frontière (peirar) : celle qui, en le circonscrivant, structure le monde et le sépare d es dangers de l'illimité (apeirôn). Par la rassurant e garant ie de l' irréalité, elle met à distance les dangers de la folie, de la mania dionysienne, qui possède et qui happe. En contrepartie, elle expose, aux yeux des spectateurs, des images étrangères au réel quotidien : par elle naît un monde parallèle à celu i de la cité, où se déchaînent des passions paroxystiques, ave ugles et dévastatrices. Elle ouvre ainsi, en même temps qu'elle le voile, l'" abîme caché du mal »32 sur lequel s'érige la polis, et aux abords duquel se tient le théâtre. Elle autorise la dangereuse et fascinante exploration de ce gouffre par le prétexte de l'innocence de l'imagination. En cela, elle exerce une séduction ambiguë, semblable à celle que Jean-Pierre Vernant trouve dans le sourire de Dionysos. Capable de " brouiller sans cesse les frontières de l'illusoire et du réel, [de] faire surgir brusquement l'ailleurs ici-bas »33, le meneur du thiase dépayse l'homme de lui-même pour l'entraîner vers le territoire interdit de ses propres ombres. 32 Ibid., p. 44. 33 J.-P. Vernant, " Le dieu de la fiction tragique », p. 24.

11 C'est sur ce territoire que se tient Médée. Petite-fille du Soleil, la magicienne appartient à la même lignée qu'Ariane, épouse de Dionysos. Elle, qu'Hésiode inclut dans la liste des déesses ayant partagé la couche d'ho mmes mortels34, et q ue Pindar e dépeint comm e une prophétesse à la " bouche immortelle »35, a déjà occupé une place dans le même panthéon que le fils de Sémélé. Alain Moreau a relevé plusieurs indices archéologiques renvoyant à un culte primitif de Médée36. Avant d'être " dégradée » en magic ienne, avant d'être supplantée en c ertains lieux par Héra, Aphrodite ou Artémis, la Colchidienne a été une hypostase de la Grande Déesse. Elle a partagé le rapport de Dionysos à la fécondité, aux désordres foisonnants de la nature généreuse. Plus important encore, elle participe elle-même d'une transgression inscrite au coeur de la société policée. Ramenée en Grèce avec la Toison d'or, la barbare Colchidienne devient une force destructrice incontrôlable. Euripide insiste sur cet aspect : Médée est une " lionne »37, une bête sauvage " aussi farouche que la Thyrénienne Scylla »38. Aucune femme grecque ne pourrait agir comme elle le fait. Dans chacune des cités où elle s'arrête, elle répand le chaos et la mort : d'Iolcos à Corinthe, de Corinthe à Athènes, elle attente à la vie des rois, supprime les fruits de son union avec Jason, seconde de ses sorts et de ses poisons l'action d'un bras meurt rier. À tr avers ses sanglants forfaits, dirigés contre les fondements de l'organisation sociale, elle opère une violente mise en question de l'ordre collectif, portant au jour le visage caché, irrationnel et corrompu, des normes de la cité. Son action rejoint celle, subversive, de Dionysos, vouée à exposer au chaos les règles de la co mmunauté protégée par les Olympiens. L'oeu vre sinistre d e Médée s'abreuve au 34 En énumérant les " Immortelles, entrées au lit d'hommes mortels, qui leur enfantèrent des fils pareils aux dieux » (Hésiode, Théogonie, v. 1018-1019, p. 68.), le poète fait mention de " la fille d'Eétès », cette " vierge aux yeux noirs » qui fut " amoureusement domptée par Jason, pasteur des peuples » (Ibid., v. 997-1000, p. 67.). 35 Pindare, IVe Pythique, Ant. I, p. 178. 36 A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée. 37 Ibid., p. 149. 38 Ibid., p. 192.

12 même délire qui préside à la célébration du dieu de la nature indomptable, régisseur de l'illusion spectaculaire. La question de cette illusion achève d'ailleurs de tisser une correspondance entre Médée, praticienne d'une " magie née des dieux »39, et l'art dramatique, porteur du souffle dionysien. La Colchidienne entretient un contact étroit avec les artifices, séduisants et dangereux, qui constituent toute représentation : elle appartient à la lignée de Circé, charmante et mystérieuse maîtresse des métamorphoses ; à celle d'Hécate, sinistre patronne des sorciers, qui " aime à faire la bacchante avec les âmes des morts »40. Par le pouvoir dont l'investit son ascendance magique, Médée se joint à Dionysos pour autoriser le jaillissement, dans le monde réel, d'apparitions spectrales, d'images infernales, à même de bouleverser le cours naturel du monde. En déchaînant les éléments pliés à sa volonté sans limites, nourrie par un désir destructeur, la magicienne livre, en même temps qu'elle l'alimente, le spectacle de passions néfastes, qui exercent sur l'âme une action corruptrice. Elle incarne, ainsi, ce qui fait du théâtre un art équivoque du masque et du mirage ; un art qui, selon Platon, " n'a rien à envier à la sorcellerie »41. Le théâtre maléfique L'analogie entre art dramatique et artifice occulte témoigne de la méfiance entretenue à l'égard de la poésie imitative par l'auteur de la République. Platon se montre généralement hostile aux pratiques liées à la magie : il " ne se [gêne pas] pour condamner ceux qui exploitent la crédulité humaine et s'enrichissent en faisant miroiter la toute-puissance de leurs incantations et de leurs 39 C. Arnould, Histoire de la sorcellerie, p. 40. 40 Ibid., p. 30. 41 Platon, La République, X, 602d.

13 sortilèges »42. Dans les Lois, il va jusqu'à prévoir la peine de mort pour les " devins ou interprètes de présages »43, qui " [ont] réputat ion et apparence de nuire [à autrui] par li gatures, charmes ou incantations et autres sortilèges »44. En développant un argumentaire où le théâtre apparaît comme un envoût ement, il pose les fondements d'une vaste ent reprise de condamnation de l'art dramatique, qui se poursuivra jusqu'à la première modernité. On le sait : aux yeux de Platon, le théâtre, produit de la poiesis, se présente comme un mensonge impie, opposé aux visées d'une philosophie qui postule l'essentielle supériorité de l'idéal sur le matériel. Tendant à reproduire une réalité qui n'est déjà qu'une ombre, projetée sur les parois de la caverne où sont enchaînés les hommes, la mimésis de la scène ajoute un niveau à la tromperie qui sépare l'âme de la vérité. Elle présente une version doublement dégradée de l'oeuvre réalisée par l'" auteur de l'univers »45, " meilleure de toutes les causes »46. Le s illusions qu'elle produit se révèlent d'autant plus pernicieuses qu'elles constituent des pièges : elles s'apparentent aux stratagèmes élaborés par la ruse, qui a donné son nom à Médée47. Ne reposant sur aucun savoir ou savoir-faire réel, les simulacres " de mauvaise qualité »48 altèrent " l'excellence, la beauté et la rectitude de chaque obje t, de chaque être vivant, de chaqu e action [imités] »49. Comme leur pouvoir confond les esp rits crédules auxquels i ls s'offren t, " qui n'ont pas de contrepoison 42 C. Arnould, Histoire de la sorcellerie, p. 30. 43 Platon, Les Lois, XI, 933e. 44 Ibid., XI, 933e, p. 40. 45 Id., Timée, 28c, p. 117. 46 Id., 29a, p. 117. 47 L'étymologie du nom de Médée, dérivé des verbes medein - " veiller à » - et medesthai - " imaginer », " méditer » - convoque, en effet, les " ruses de l'intelligence ». 48 Ibid., X, 603b, p. 506. 49 Ibid., X, 601d, p. 503.

14 consistant à les co nnaître te l[s] qu'[ils] sont en réalité »50, ils méritent d'être bann is d'une République gouvernée par l'amour du savoir. " Contrepoison » : le terme est é loquent. Pou r Platon, le théâtre est assimilable à un pharmakon, objet ambigu pouvant à la fois constituer un poison et une panacée51. Dans cette perspective, la poésie imitative se trouve pourvue de la même essence, et de la même ambivalence, que les drogues fabriquées par Médée, polupharmakos, à partir du venin de la terre. La magicienne concocte un produi t aussi toxique que sédu isant, et toxique parce que séduisant. Doté d'un considérable pouvoir de fascination, il relève d'un sortilège capable de rendre plaisant le spectacle pitoyable du déchaînement des passions vicieuses qui le constituent. Par lui s'éveille une sensualité de mauvais aloi. D'où son pouvoir de rejoindre, par une sorte d'insidieuse sympathie, la plus basse partie de l'âme, siège des pulsions et du désir immodéré ; de stimuler " ce qui, en [l'homme], est à distance de la réflexion »52, et d'étouffer, en même temps, l'élément spirituel qui " fait confiance à la mesure et au raisonnement »53. De la poésie jaillit un mal contagieux, mettant jusqu'aux esprits les plus résistants sous la coupe d'un " fabricant de fantômes »54, et instaurant " un mauvais régime politique dans l'âme individuelle »55. 50 Platon, République, X, 595b. 51 Comme le précise Jacques Derrida, pharmakon peut également revêtir les sens de " charme », " sort », " philtre » ou " peinture ». (J. Derrida, " La pharmacie de Platon », p. 103.) 52 Platon, République, X, 603b. 53 Ibid. 54 Ibid. 55 Ibid.

15 Les Pères de l'Église reprennent l'argumentaire platonicien dans les condamnations qu'ils prononcent contre l'art dramatique. Tertullien réprouve les " simulacres d'emprunt, [qui] agissent, triomphent et contristent la divinité »56. Augustin, quant à lui, loue Platon pour avoir chassé de sa République les " ennemis de la vérité »57 que sont les poètes, et pour avoir cherché à " détromper » les victimes leurrées par leurs oeuvres mensongères58. À ses yeux, comme à ceux du philosophe grec, tout spectacle dramatique répand la corruptio n : il co ntien t les germes d'un " fléau »59, d'une maladie spirituelle (miserabilis insania). En transmettant au public, par une étrange alchimie, les passions mises en scène ; en menant à partager les souffrances des pécheurs représentés, il dévoile la nature des émotions les plus néfastes, et double d'une jouissance perverse l'expérience de la douleur. Son effet est d'autant plus redoutable qu'il excède largement la durée du spectacle. Une " impression » se crée. Laurent Thirouin a mesuré la portée de ce terme60 : comme une maladie contagieuse laisse des séquelles - comme, aussi, la presse de Gutenberg noircira les feuilles vierges -, l'impression marque durablement quiconque y est exposé. Aux spectateurs, elle communique une corruption permanente et irrémédiable. Elle les perd. Brûlant de " flammes impures », ils deviennent insatiables : incessante est leur soif de voir, de " s'enivrer follement du spectacle des histrions » ; leur soif de savoir, aussi, cette volonté égoïste de connaître, en les appliquant (en les imprimant ?) à leur propre être, les mouvements de passions débridées. 56 Tertullien, Des spectacles, X, 10, p. 195. 57 Saint Augustin, La Cité de Dieu, II, XIV, p. 94. 58 Ibid., II, XIV, p. 94. 59 " [Les] démons méchants et astucieux, prévoyant que la peste allait bientôt finir, saisirent cette occasion pour en répandre une autre beaucoup plus dangereuse et qui fait leur joie parce qu'elle s'attaque, non point au corps, mais aux moeurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit tellement l'esprit des Romains que dans ces derniers temps [...], on en a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange maladie qu'ils couraient chaque jour au théâtre s'enivrer follement du spectacle des histrions. » (Ibid., I, XXXII, p. 65-66.) 60 Sur la notion d'impression, voir L. Thirouin, L'aveuglement salutaire, p. 138.

16 Contempler ce qui est étranger, découvrir et intérioriser ce qui devrait rester dissimulé - libido oculorum, libido sciendi : voilà ce qu'enseigne la scène, " exercice et école de vice ». Voilà, aussi, la teneur du désir qui a mené Ève à piller l'arbre défendu. Sous l'effet des paroles du serpent, la femme, lit-on dans la Genèse, " vit que l'arbre était [...] un plaisir pour les yeux, et que l'arbre était désirable pour rendre intelligent »61. Ève se saisit du fruit interdit parce qu'elle porte son regard et ses pensées sur un objet dont elle devrait se détourner. C'est dire la gravité de la faute que les Pères de l'Église trouvent dans le fait d'aller au théâtre : prendre place dans les estrades, c'est céder de nouveau à la concupiscence qui a engendré l'expulsion de l'Éden. C'est répéter, sans cesse, le geste qui a profané la perfection première du monde, et entretenir la dépravation qu'il a inoculée dans le coeur humain. Corrompus par les ruses de la scène comme par celles du démon tentateur, les descendants du couple primordial renouent avec la cause de leur chute. Si, pour Platon, le poison des illusions ôtait à l'âme toute possibilité de côtoyer les dieux62, pour les premiers moralistes chrétiens, l'impression laissée par la représentation théâtrale se confond avec la tache originelle. Ce crime en induit un autre. Le cadre théologique et épistémologique du christianisme se construit autour d'une scène primitive, si on peut l'appeler ainsi : celle de Jésus mourant sur la croix pour déliv rer l'humanité de ses péchés. Cette scène est la seule image qui mérite d 'être reproduite pour que tous la contemplent ; la seule qui puisse, sans danger, s'imprimer dans l'esprit et le coeur. Verser des larmes devant la mortification christique, en sentir la douleur dans sa propre chair, revient à lui offrir le tribut de sa croyance ; à accomplir, en le vivant, l'acte de foi qui soude la communauté des fidèles. C'est, encore, reconnaître la nécessité d'agir dans la charité et l'oubli de soi, à la suite de celu i qui, suivant la volonté de son Père, a donné sa vie par amour pour 61 Gn, 3 : 6. 62 Ibid., X, 605b, p. 510.

17 l'humanité imparfaite. Corollairement, pleurer devant les aventures tragiques et lamentables d'êtres impurs, se repaître des passio ns mêmes que Jésus a expiées par son sa crifice, équivaut à embrasser, avec un plaisi r égoï ste et masochiste, une bl asphématoire parodie du martyre originaire. En acceptant le pacte de la rep résentation théâtrale, on acc epte aussi de reni er l'expérience sacrée du pardon divin. On se dérobe au spectacle de la Miséricorde pour se tourner vers la tromperie même qui a fait couler le sang du Christ. De là vient qu'Augustin trouve dans l'art dramatiqu e l'oeuvre de " funestes démons » ; que Tertullien en att ribue l'invention à des esprits mauvais, " [ayant] vu dès le début le parti qu'ils pourraient tirer [...] de la souillure des spectacles pour détourner les hommes de Dieu »63. Le théâtre occulte la lumière de la Grâce : en pervertissant le rituel de la foi, comme le ferait une messe noire, et en rendant cette perversion attrayante, il augmente le nombre des " incrédules dont le dieu de ce siècle a aveuglé l'intelligence afin qu'ils ne vissent pas briller la splendeur de l'Évangile »64. Le " dieu de ce siècle », c'est Satan, l'Adversaire de la cité céleste. L'illusion constitue sa première arme65. Les Écritures le rappellent. " Il n'a pas persévéré dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vé rité en lui »66, peut-on li re chez Jean. " Revêtez-vous de l'armure complète de Dieu », ordonne Paul aux Éphésiens, " afin que vous puissiez tenir ferme contre les artifices du diable »67. Ces " artifices » sont multiples. Maître des masques et des métamorphoses, le Prince des Ténèbres peut " se transformer en ange de lumière »68 pour " séduire la terre habitée tou t entière ». Habile prestidigitateur, il sait susciter des visions qui troublent et confondent l'esprit. 63 Tertullien, Les Spectacles, p. 197. 64 2 Co, 4 :4. 65 " La lutte contre la Comédie n'est qu'un combat ponctuel, dans la guerre globale où s'affrontent l'esprit du monde et celui de la cité céleste. » (L. Thirouin, L'aveuglement salutaire, p. 236.) 66 Jn, 8 : 44. 67 Ep, 6 : 11. 68 2 Co, 11 : 14-15.

18 C'est d'ailleurs par la tromperie que le Démon saura le mieux préparer l'arrivée de l'Antéchrist : " Et alors sera réveillé l'inique [...] duquel la venue est selon l'opération de Satan, en toutes sortes de mi racles et signes et prodiges de mensonge. »69 Pour pervertir (et perdre ) l'oeuvre du vrai Créateur, le diable a inventé le simulacre, le jeu. S'il est " le père du mensonge »70, il est aussi celui du théâtre, art de toutes les ombres et de toutes les séductions. Sur la scène, et par elle, il ouvre un passage entre son royaume et le monde ; un passage que connaissent aussi Médée et sa magie noire. La rencontre entre la compagne d'Hécate et l'adversaire de Dieu a lieu à la Renaissance. Ce qui en résulte, et ce qui l'autorise, c'est la naissance de la tragédie. Revenances de Médée, revenances du mal L'histoire commence avec La Médée de Jean Bastier de La Péruse. Écrite en 1553, elle est imprimée en 1556 : cela en fait la toute première tragédie à l'antique publiée en français. La femme de Jason s'y impose comme figure matricielle du théâtre humaniste, qui devient, par elle, l'espace de l'excès, du déchaînement passionnel. Matricielle : le terme est pesé. Médée, l'infanticide, conçoit l'univers tragique et lui donne naissance par l'intermédiaire de la fureur. Le verbe forcené de la magicienne dévoile l'envers de l'enthou siasme, de l'inspiration mu saïque, que la Renaissa nce associe à la création poétique. Son corps meurtri et meurtrier rappelle que le furor est avant tout un mal féminin, intimement lié à la fonction engendrante de la matière - et à son dérèglement. En s'appropriant le logos créateur, et en lui donnant les inflexions de l'apoc alypse, la bar bare Colchidienne modèle, avec la tragédie, un anti-monde, reflet de la perversion de son sexe. Elle s'acquitte, ce faisant, de la tâche que confiera Satan aux sorcières. Éclairée par les flammes jaillies 69 2 Th, 2 : 9-10. 70 Jn, 8 : 44-45.

19 de son corps i ncandescent, la scène tragique s'identifie simulta nément à la messe noire et au bûcher. Les flammes traversent aussi Médée, premier essai tragique du jeune Pierre Corneille. Jouée en 1635, cett e oeuvr e est considérée par plusieurs cri tiques71 comme l'acte de naissance de la tragédie classique. Canalisée vers le dépassement de soi, la passion effrénée de la femme trahie devient volonté surhumaine, action victorieuse : elle se décline sur un mode héroïque et politique. Médée oppose au sort un combat qui prend la forme d'une révolte contre la loi, contre le pouvoir aveugle d'un tyran et la duplicité de ses courtisans. Grâce à la magie de la scène, elle renverse l'issue de la lutte mortelle entre la Sorcière, avatar du Prince des Ténèbres, et le Roi, représentant terrestre de Dieu. Cet acte prend la forme d'une choquante et superbe - choquante parce que superbe - affirmation de la liberté. Parvenant à évei ller une admiration pour le " crime en son char de triomphe »72, la Médée cornélienne s'inscrit à contrepied de la réflexion sur l'utilité du théâtre qui se développe sous le patronat de Richelieu. À un primat de politesse et d'instruction par l'exemple, elle substitue le plaisir d'une illusion délirante et jouissive, étrangère à toute loi morale. Ce plaisir subversif n'est toutefois pas admis sur les scènes du Grand Siècle. Le théâtre progresse vers une régulation qui supporte mal l'impunité d'une criminelle. Médée se trouve donc bannie de la tragédie pendant tout l'âge d'or du classicisme. C'est sur une scène parallèle qu'elle 71 Dans l'article " De Médée à Phèdre : naissance et mise à mort de la tragédie classique », Marc Fumaroli fait, par exemple, de Médée la mère du tragique du Grand Siècle et la figure-type à partir de laquelle se façonne le caractère de nombreux autres personnages féminins de la tragédie classique. Ce point de vue s'apparente à celui de John D. Lyons qui postule, dans " Tragedy Comes to Arcadia : Corneille's Médée », que la pièce de Corneille met en scène, à travers le personnage de la magicienne, l'irruption du tragique dans l'univers de la tragi-comédie, et marque, par extension, l'avènement de la tragédie classique. Adoptant une perspective psychanalytique, Mitchell Greenberg soutient, pour sa part, que Médée représente une sexualité primitive, pré-humaine ; le principe originaire de " la Mère », opposé à celui du " Père » qu'incarne Jason. Cette opposition est aussi celle, originaire, qui pose la tragédie comme le lieu d'un affrontement entre nature et culture. (Voir M. Greenberg, Corneille, Classicism and the Ruses of Symmetry.) 72 P. Corneille, Dédicace de Médée, p. 173.

20 revit : elle joue un rôle de premier plan dans La conquête de la Toison d'or de Pierre Corneille (1660), parangon des pièces à machines. Elle est alors pacifiée : si son pouvoir est rappelé, c'est pour que soit donné le spectacle de sa soumission ; pour que le logos, dont elle s'est jadis emparé, reprenne visiblement son empire sur le chaos qu'elle incarne. Sur le plan de la dramaturgie comme sur celui de la représentation, un art d'illusionniste calqué sur la nouvelle physique, qui imite la nature en y suppléant par le mécanisme, lui ravit les secrets d es sortilèges hérité s de son divin passé . Domestiquée, sa force participe à la célébration d'un roi-enchanteur qui est aussi roi-machiniste, capable de subjuguer et d'ordonner, autour de son corps solaire, la civilisation et la nature. Cet ordre trouve son aboutissement dans l'opéra, théâtre de la totalité cosmique faite mécanisme, auquel la pièce de Corneille sert de référence. Au crépuscule du Grand Siècle, la sombre silhouette de la femme de Jason se redessine sur la scène tragique. En 1694, Hilaire de Longepierre choisit le sujet de Médée pour illustrer les thèses esthétiques des Anciens dans la querelle qui le s oppose aux Mo dernes. Émule de Rac ine, Longepierre écrit une pièce sans machines, où il présente la magicienne comme une victime de l'amour, et sa vengeance comme une manifestation du destin. Ce qui confère le plus d'intérêt à sa Médée, cependant, c'est qu'elle est une héroïne de la mémoire : non seulement rappelle-t-elle le passé avec une insistance sans précédent, mais ses crimes convoquent une horreur inhabituelle pour l'époque, une horreur que les contempo rains de Longepierre associent à l'archaïqu e " barbarie » des poètes antiques. À travers les gestes atroces de l'amoureuse trahie, c'est donc le lointain passé du théâtre qui resurgit sous les yeux de l'auditoire, et qui pose au siècle de Louis le Grand la question du rapport au temps et aux modèles culturels. En conjurant les ombres de jadis, la magicienne ne fait pas qu'imprimer à la tragédie une inflexion horrifique, vouée à s'affirmer

21 dans les décennies suivantes. Elle montre que perdure, et se renouvelle sans cesse, le pouvoir de créer des formes par la parole ; que ce pouvoir prend sa source en des territoires aussi sauvages et lointains que l'ancienne Colchide. Plongée dans une mémoire occulte Quatre visages, quatr e problématisations de la poétique, quatr e moments de mutation historique et culturelle : ainsi se dessine, avec la structure de cet essai, le " fleuve des survivances »73 qu'a connues, aux XVIe et XVIIe siècles, la passagère de l'Argo. Il s'agira , pour le remonter, d'examiner chacun des moments où Médée a dévoilé le mal qui dort au coeur du théâtre ; de voir, aussi, comment ce dévoilement a catalysé la définition de nouvelles règles et le développement de nouvelles tendances esthétiques. Il faudra confronter les différentes apparitions de Médée au théâtre en les soumettant, tour à tour, au même traitement analytique. De prime abord, la poétique des mythes semble offrir l'appareil critique le plus adapté à u ne telle d émarche. Associée, notamment, aux noms de Northrop Frye et de Pierre Brunel, cette approche comparatiste74 trouve dans l'architecture et le contenu du récit mythique les principes structuraux de la littérature elle-même, de ses archétypes, de ses conventions ou de ses images récurrentes. Elle a guidé plusieurs ouvrages récents consacrés à 73 Ces termes sont utilisés à quelques reprises par Georges Didi-Huberman dans L'image survivante. 74 Lorsqu'une mythologie se transforme en littérature, postule Northrop Frye, la fonction sociale de cette dernière, de doter la sociét é d'une visi on imaginaire de la conditi on humaine, t rouve son origine dir ecte dans son ancêtre mythologique. Par ce processus, les formes typiques du mythe deviennent les conventions et les genres de la littérature. (N. Frye , La Parole souveraine, p. 497.) Sylvie Ballestra-Puech avance, p our sa part, l'hypothès e d'une homolog ie originaire entre mythe et littérature. Ballestra Puech conteste l'hypothèse, avancée notamment par André Siganos, selon laquelle certains mythes " littérarisés » prendraient leur source dans un " texte fondateur unique » reprenant une " création collective orale archaïque décantée par le temps » - et se distingueraient, par là, des mythes " littéraires », dont " le texte fondateur se passe[rait] de tout hypotexte non fragmentaire connu ». Elle affirme plutôt que tout mythe prend racine dans le rituel, puis se développe et se transforme en même temps que la littérature qui lui sert de réceptacle. (S. Ballestra-Puech, " Longues durées et grands espaces : le champ mythocritique », p. 27-28.)

22 " l'étude diachronique de [f igures mythiques] dans [des] aire[s] culturelle[ s] étendue[s] »75. Sa démarche76 couvre d'abord les modalités d'inscription d es personn ages étudiés dans un e ou plusieurs oeuvres, et convoque des éléments d'analyse textuelle77. Elle touche ensuite la place et la signification attribuées à ces figures mythiques dans la culture d'une époque, et mobilise l'étude du discours social. Elle dégag e, enfin, de la succession de leurs représentations, les éléments susceptibles de faire de ces figures les " instruments fondateurs d'une tradition et d'une continuité culturelle »78. Selon Véronique Gély-Ghedira, ces trois axes, comme les outils d'analyse qui s'y associent, se combinent de façon particulièrement efficace lorsque l'étude d'une figure est articulée à la question générique79 ; lors qu'est examinée, par exemplequotesdbs_dbs35.pdfusesText_40

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