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1 UNIVERSITÉ PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS

musique à la puissance évocatrice de l´ailleurs



PASCAL QUIGNARD : MUSIQUE ET POÉTIQUE DE LA

De ce paragraphe ressort l'intérêt de Quignard pour la question de l'origine du langage et pour ce vide explicatif qui donne une date mais laisse en suspens 

UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3

ÉCOLE DOCTORALE 120 - LITTÉRATURE FRANÇAISE ET COMPARÉE

Thèse de doctorat

Langue, littérature et civilisation françaises

Camilo BOGOYA GONZÁLEZ

PASCAL QUIGNARD

: MUSIQUE ET POÉTIQUE DE LA DÉFAILLANCE

Sous la direction de Marc DAMBRE

Soutenue le 14 janvier 2011

Jury :

M. Marc DAMBRE

, Professeur émérite, Directeur de thèse

M. Philippe DAROS

, Professeur, Examinateur

M. Dominique RABATÉ

, Professeur, Rapporteur

M. Eduardo RAMOS-IZQUIERDO

, Professeur, Rapporteur 2

REMERCIEMENTS

Je remercie en premier lieu mon Directeur de thèse, M. Marc Dambre, Professeur

émérite à l'Université de Paris 3. Sa lecture critique et profonde, ses conseils avisés et son

encouragement ont été cruciaux dans le lent mûrissement d'une somme d'ébauches et de brouillons qui trouvent ici leur visage dernier. Je tiens à exprimer mes remerciements aux membres du jury, MM. les Professeurs Philippe Daros, Dominique Rabaté et Eduardo Ramos-Izquierdo, qui ont bien accepté d'évaluer mon travail. J'exprime ma gratitude à Sarah Enees, à Benoit Braunstein et à Laure Issaurat qui m'ont aidé à ne pas me noyer dans la marée du langage. 3

SOMMAIRE

INTRODUCTION ............................................. 6 PREMIÈRE PARTIE : LANGAGE ET DÉFAILLANCE ..................... ............... 28

Chapitre I

Le langage, cet adversaire...................................... .................................. 31 Chapitre II : La littérature comme défaut du langage ............ ............................... 58 Chapitre III : La fragmentation comme expression de la défaillance ... ..................... 97 Chapitre IV : Les voix hallucinogènes : une réponse à la tensio n fragmentaire............. 127 DEUXIÈME PARTIE : LA DÉFAILLANCE SONORE ..................... ................. 166 Chapitre I : La musique comme forme du langage : de la lyre d'Orphé e à la perdition de Boutès ................................................ ................................................. 174 Chapitre II : La défaillance sonore ........................... ..................................... 217 Chapitre III : Figures du silence .............................. ..................................... 259

TROISIÈME PARTIE

DÉFAILLANCES, DIFFICULTÉS ET ÉCRITURE

AUTOBIOGRAPHIQUE .......................................... ................................. 301 Chapitre I : Une recherche obscure et tourmentée ............... ............................... 307 Chapitre II : Les marges de la défaillance ..................... ................................... 352 Chapitre III : La défaillance autobiographique .................. ................................ 398 CONCLUSION ................................................ ...................................... 458 BIBLIOGRAPHIE ............................................. ..................................... 463 INDEX ................................................... ............................................. 502 4

" À un certain moment, les circonstances, c'est-à-dire l'histoire, sous la figure de l'éditeur, des

exigences financières, des tâches sociales, prononcent cette fin qui manque, et l'artiste, rendu libre par

un dénouement de pure contrainte, poursuit ailleurs l'inachevé »

Maurice Blanchot, L'Espace littéraire (1955).

5

LISTE DES ABRÉVIATIONS UTILISÉES

1

1. Livres

A

Albucius

B

Boutès

C Carus CP

Le Petit Cupidon

DR, I

Les Ombres errantes

DR, II

Sur le jadis

DR, III

Abîmes

DR, IV

Les

Paradisiaques

DR, V

Sordidissimes

DR, VI

La Barque silencieuse

EB

L'Être du balbutiement

EC

Les Escaliers de Chambord

EE

Écrits de l'éphémère

EW

Ethelrude et Wolframm

GT

Georges de La Tour

LEZ

Lycophron et Zétès

LM

La Leçon de musique

LR

La Raison

LS

Le Nom sur le bout de la langue

LV

Le Voeu de silence

LVCM

L'Enfant au visage couleur de la mort

MD

Michel Deguy

NS

La Nuit sexuelle

OA

L'Occupation américaine

PD

La Parole de la Délie

PT, I ; PT, II

Petits Traités I

Petits Traités II

RE

Rhétorique spéculative

SE

Le Sexe et l'effroi

SW

Le Salon du Wurtemberg

TB

Les Tablettes de buis d'Apronenia Avitia

TMM : Tous les matins du monde

TR

Terrasse à Rome

TT

Triomphe du temps

VA

Villa Amalia

VS

Vie secrète

2. Textes divers

PQS : Pascal Quignard le solitaire : rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, les

Flohic, coll. " Les Singuliers », 2001.

VP La voix perdue », Adriano Marchetti (dir.), Pascal Quignard : la mise au silence,

Seyssel, Champ Vallon, 2000, pp. 7-35.

1 No

us citons toujours la dernière édition. Il s'agit, dans la plupart des cas, de celle de la collection Folio ou de

celle des éditions Galilée pour les ouvrages qui ne sont pas publiés en livre de poche. 6

INTRODUCTION

Auteur canonique au sein de la littérature contemporaine, Pascal Quignard dessine à

travers son oeuvre un parcours tout à fait singulier. Traducteur et essayiste, lecteur et

romancier, ayant publié des livres à neuf exemplaires ou à des tirages considérables, il

propose une fonction complexe de la littérature. Sans vouloir être le porte-parole d'une

génération, cherchant à faire surgir l'imprévisibilité du texte, construisant une mythologie

spéculative et personnelle, Quignard interroge des problématiques inédites.

Hétérogène dans sa forme, récurrent dans ses thèmes, l'auteur explore à chaque livre

une structure propre, un chant singulier. Cependant, sa diversité peut se condenser en deux

grandes stratégies. Au son rude, brutal, sec et discontinu, s'oppose un accent linéaire, intime,

avançant par prolifération. Les deux musiques sont pourtant reliées par leur mélancolie, leur

lucidité et leur cadence. Elles peuvent résonner en même temps, intégrées à un même

ouvrage, ou bien marquer le passage d'un livre à l'autre. Cette dynamique pendulaire illustre la spécificité d'une oeuvre qui avance à partir d'un ensemble de paradoxes : faire appel au savoir pour exprimer l'incertain, dire l'autobiographie

pour mieux disparaître, révoquer les genres pour en proposer un - le non-genre total.

L'ambiguïté traverse cette littérature au point que la fascination qu'elle suscite enfante une

gêne. Il s'agit d'une écriture qui, notamment dans son versant fragmentaire, revendique la

difficulté. Elle ne réclame pas du lecteur une complicité confortable, elle tente de faire de la

lecture, plus qu'une rencontre, une collision. Cette expérience de choc est façonnée par

l'énonciation du langage, la juxtaposition de styles, l'exigence cognitive et mnémotechnique, par la démesure même de la parole quignardienne. Son excès peut être considéré comme une richesse, sa surabondance comme un défaut. Néanmoins, toute appréciation de ce type constitue un jugement que l'oeuvre dépasse, de

même qu'elle se positionne dans une expérience des limites : les marges de l'indécidable, les

frontières du mutisme, l'effroi du sonore et du sexuel, le retour impossible vers les origines, la

scène primitive et le deuil, telles sont ses thématiques. Limites qui secouent également les

formes pour transgresser aussi bien les contours de l'essai que les conventions rhétoriques de

la fiction. Limites pour effacer l'écart entre la main qui signe la paternité du texte et la main

qui réécrit les textes du passé. Expérience des limites, enfin, pour amener à la surface de la

page les profondeurs de l'intime. Ces marges font référence, il faut le préciser, à deux mythes fondateurs qui hantent la

littérature quignardienne. L'un annonce l'unité, l'autre la dissolution, l'un dit la lecture en tant

7 qu'expérience fondamentale, l'autre le premier royaume en tant que grotte utérine à jamais perdue. L'oeuvre est le déploiement inlassable de ces deux phénomènes. D'une part, tous les

livres sont configurés par l'injonction d'écrire en lisant. Il s'en détache, plus qu'une mémoire

spécifique de la littérature, une archéologie des textes historiques, anthropologiques,

philosophiques, psychanalytiques, littéraires qui donnent à l'écriture un caractère

encyclopédique et érudit, mais non moins incertain. D'autre part, la question du pré-verbal, à

l'échelle du sujet ou de l'humanité, voue cette littérature à une restitution imaginaire de

l'inaccessible. Si lire et écrire se disposent dans un rapport de continuité, en revanche le passage du premier au dernier royaume signale une opposition irréconciliable. Évoquer cette

fracture, régresser dans le temps, chercher les indices d'une narration pour exprimer le défaut

du langage sont les prolongations de ce deuxième mythe. Aussi bien la lecture que la nuit utérine structurent une oeuvre fortement spéculative,

dont l'ambition première a été jugée à travers le prisme de l'obscurité. Cependant, au fil des

décennies, la littérature quignardienne ne cesse de diversifier et sa portée et sa réception.

L'intérêt croissant que la critique lui porte montre la place qu'elle occupe à l'intérieur de

l'histoire récente. L'oeuvre dialogue ainsi avec les notions majeures de la critique contemporaine : le retour du récit, la question de l'hybridité des genres, la dynamique de

l'autobiographie, le statut du fragmentaire. Cette réception déborde les études spécialisées.

Les institutions littéraires comme les travaux d'autres artistes témoignent du retentissement de

l'oeuvre dans le champ culturel du début du XXI e siècle. Malgré l'ampleur de sa résonance, cette écriture continue à revendiquer sa solitude et

son autonomie ; elle est profondément insoumise aux règles collectives et au langage du

groupe. Elle s'éloigne volontiers du désir de transmettre, elle se met à l'écart de toute

tentative de sacralisation. Elle tient à une éthique, c'est-à-dire à une quête personnelle qu'il

faut défendre en marge des commandements de la Cité, du marché, des hommes d'État et des

religieux ; et à une érotique de la littérature, c'est-à-dire à une expérience de la fascination

accomplie par la volupté du savoir hypothétique et de la parole. OEuvre d'une étrangeté incontestable, porteuse de l'excès et du ressassement, elle est

en train d'écrire une page dans l'histoire littéraire. Nous allons étudier l'espace de cette page

aussi sidérante que sophistiquée, aussi inquiétante que diffici le à appréhender. 8

Étudier le contemporain

Une remarque préliminaire est à formuler, à savoir la double impossibilité de l'accès au contemporain. Double parce qu'il n'y a pas de distance vis-à-vis de l'objet d'étude, et parce que l'oeuvre continue à confirmer son inachèvement. Nous avons affaire, comme la

physique de nos jours, à un corps obéissant au mouvement et à l'entropie. De ce fait, ni les

écrivains ni les spécialistes ne possèdent " la distance qui rendrait possible la reconnaissance

critique d'une pratique passée et qui leur permettrait d'échapper à ce qu'ils reconnaissent comme leur propre situation : ils sont absents à la littérature, ils sont cependant soumis au spectacle de la littérature »

2. Nous ne mesurons pas les axes de ce spectacle, car ni la

sociologie de la littérature ni l'histoire des mentalités ne relèvent de notre approche. En

revanche, nous voulons attirer l'attention du lecteur sur l'une des caractéristiques intrinsèques

de cette étude : la dimension transitoire de toute formulation sur le contemporain. Cette précaution prise, il nous semble essentiel de proposer une définition du terme pour donner un premier cadre à notre travail. Plus que de développer l'histoire du mot " issu du bas latin contemporaneus, qui signifie 'du même temps' »3, ou de nous arrêter sur ses

acceptions multiples, il nous importe de répondre à cette question : qu'est-ce que le

contemporain quignardien ? Deux textes publiés à vingt ans d'intervalle y répondent. Nous

faisons référence au petit traité intitulé " Le mot contemporain » et au dialogue avec Tiphaine

Samoyault concernant le jadis. Dans le premier, l'auteur ébranle l 'assise temporelle du mot : Nous sommes contemporains d'un univers sans fin. Cette région " contemporaire » va de la

chambre d'enfant au lac du carbonifère, de la grotte sonore à la naissance et à l'air, de la faim

et de l'absence de langage à la vue et à la peur. Elle s'étend jusqu'à l'acquisition de la langue,

à la prédation, à l'imitation, à la citation, au self, à la bibliothèque qui est située rue de

Richelieu (PT, II, 491).

Toute division en époques, toute historicité est démontée par cette proposition. La

conséquence d'une telle négation de la périodicité souligne le premier trait du contemporain

quignardien : la simultanéité. Les époques, les langues, les traditions ne se succèdent pas mais

se confondent, à l'instar du monde baroque, dans une même perception. La lecture permet de

2 Jean Bessière, Qu'est-il arrivé aux écrivains français ? D'Alain Robbe-Grillet à Jonathan Littel, Loverval,

Éditions Labor, coll. " Liberté j'écris ton nom », 2006, p. 44.

3 Lionel Ruffel " Introduction. Qu'est-ce que le contemporain ? », Qu'est-ce que le contemporain ?, textes réunis

par Lionel Ruffel, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2010, p. 17. 9

se faire les contemporains du passé, de faire revenir des étymologies, des figures méconnues,

des textes oubliés. Pourtant, ce passé qui revient ne vise pas seulement l'imaginaire. Nous sommes les contemporains d'un univers en expansion, dans la mesure où " actuellement le big bang explose »

4, comme le dit Quignard dans son dialogue avec Tiphaine Samoyault. Il en

découle l'une des pièces majeures de la machinerie quignardienne : nous portons en nous la trace de l'originaire. Ainsi, la notion du contemporain échappe à un déterminisme temporel, pour affirmer

ce qui serait son deuxième trait : l'archaïque. À cet égard, les idées de Giorgio Agamben

dialoguent directement avec l'oeuvre quignardienne. Tous deux définissent le terme par son déphasage et son anachronisme :

La contemporanéité s'inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme

archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les

indices ou la signature de l'archaïsme peut être un contemporain. Archaïque signifie proche de

l'arkè, c'est-à-dire de l'origine. Mais l'origine n'est pas seulement située dans un passé

chronologique : elle est contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d'agir à travers lui, tout comme l'embryon continue de vivre dans les tissus de l'organisme parvenu à maturité, et l'enfant dans la vie psychique de l'adulte 5. Avec un langage aussi proche de Benjamin que de Quignard, la pensée d'Agamben

coïncide avec celle des Petits Traités, en mettant l'accent sur l'originaire. À la simultanéité

des âges se juxtaposent le primitif, le pré-verbal, le préhistorique. Il s'agit dans ce sens d'une

vision anhistorique du terme. Chez Quignard, l'appel du contemporain le conduit à porter son

attention sur l'immémorial. Ce geste fonde la singularité de sa littérature de même que la

spécificité de la définition d'Agamben. Pour l'éditeur en italien des oeuvres complètes de

Benjamin, " la voie d'accès au présent a nécessairement la forme d'une archéologie »

6.

L'oeuvre de Quignard est vouée à une quête de l'ancestral ; quête à travers sa vocation

intertextuelle qui creuse pour faire surgir " cette explosivité indéterminée, profondément

'pulsionnelle' »

7 qui nous rappelle une tension qui n'est pas soumis au langage. À ce propos,

4 " Dialogue avec Pascal Quignard et Tiphaine Samoyault sur les catégories du temps », Qu'est-ce que le

contemporain ?, op. cit., p. 207.

5 Giorgo Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, traduit de l'italien par Maxime Rovere, Paris, Rivages

poche, coll. "

Petite Bibliothèque », 2008, p. 33-34.

6 Ibid, p. 35.

7 " Dialogue avec Pascal Quignard et Tiphaine Samoyault sur les catégories du temps », art. cit., p. 216.

10 Dominique Viart appelle " les pulsions archaïques »

8, l'exploration des pulsions prédatrices et

sexuelles de ce mouvement de l'oeuvre vers l'infigurable. Au désir d'être absolument

moderne, pour emprunter la formule de Rimbaud, Quignard oppose le désir d'être absolument

archaïque. Lorsque l'auteur affirme qu'il espère être lu en 1640 (PT, II, 282), il détemporalise

l'art, place son oeuvre dans un contexte qui lui est cher, et explicite son ambition d'écrire pour

l'origine. Agamben propose une autre définition, assez énigmatique. Pour le philosophe, " seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l'ombre, leur sombre intimité »

9. Distinguer les ombres des

lumières donne au contemporain une sagesse que la poétique quignardienne conteste. Malgré

cela, l'oeuvre démêle la part d'ombre et de lumière qui assiège notre époque. Ainsi, nous

interprétons la métaphore d'Agamben selon un autre point de vue. Pour nous, " celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps »

10, est celui qui

propose un regard critique tout en sachant que sa perspective reste conj ecturale. Un quatrième et dernier trait du contemporain quignardien est encore plus énigmatique. Nous pouvons le formuler ainsi : le contemporain est ce qui n'est pas encore et qui attend, suspendu sur l'échine du temps

11. Dans le dialogue avec Tiphaine Samoyault,

Quignard évoque la pensée singulière de Sainte-Colombe qui n'a jamais voulu publier de son vivant. Cette attitude, partagée partiellement par d'autres musiciens, comme Froberger par exemple, illustre le jugement de l'artiste vis-à-vis de ses contemporains : soit ils n'auront pas la capacité de comprendre, soit ils comprendront et il vaut mieux se taire. Les deux postures

relèvent d'un rapport anachronique avec son temps. D'un côté, l'histoire est dans un état

d'immaturité et, de l'autre, elle trop mature. Dans cette perspective, être contemporain serait

ne pas s'adresser à ses contemporains : Virgile décidant de brûler l'Énéide ou bien, selon la

légende, Kafka rédigeant un testament pour demander à Max Brod de détruire deux valises de

manuscrits. Quoi qu'il en soit, ce qui attire l'attention de Quignard, toujours en faisant allusion à la

musique, est la consigne " jouer à discrétion » qui apparaît sur certaines partitions de

Froberger. L'explication de ce conseil fait appel au mot extemporaneus qui veut dire jouer de

manière un peu improvisée. Quignard propose le terme d'ex-temporain, c'est-à-dire la

8 Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations (2005),

Paris, Bordas, 2008, pp. 275-278.

9 Giorgo Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 21.

10 Ibid, p. 22.

11 Agamben l'explique en citant Walter Benjamin, " quand il écrivait que l'indice historique que recèlent les

images du passé indique qu'elles ne pourront être lues qu'à un moment déterminé de leur histoire » (Ibid, p. 40).

11 possibilité de " la liberté, la puissance, l'improvisation »

12. Ainsi l'auteur, par rapport à sa

propre écriture, joue à discrétion : " Tout, dans ce que je fais, comme dans ce que j'improvise, cherche à se simplifier jusqu'à réobtenir l'attaque d'origine LEZ , 207). Dans c ette

perspective, être contemporain de sa propre écriture signifie chercher la défaillance. De ce

quatrième trait résultent deux éléments que nous extrairons dans une élaboration personnelle.

D'une part, étudier le contemporain revient à tourner le regard vers quelque chose qui n'existe

pas encore, qui est en train de se faire ou de se dissimuler, voire d'attendre son lecteur.

D'autre part, étudier le contemporain exige une improvisation : le critique interprète la

partition, fait résonner la musique de l'oeuvre en ajoutant une touche d'incertitude. La critique restitue le sens de l'oeuvre en essayant d'être contemporaine de sa production, mais

également, elle doit être ex-temporaine par rapport à l'oeuvre. Ce double mouvement permet à

la critique d'affirmer son autonomie, notamment lorsqu'il s'agit de la littérature contemporaine.

Ces quatre principes, à savoir, la simultanéité, l'archaïsme, la pensée critique et

l'imprévisibilité de ce qui n'est pas encore, tracent des coordonnés où s'inscrivent et l'oeuvre

et

la critique quignardienne. Cependant, il nous faut à présent un autre cadre, celui de

l'histoire, pour déterminer dans la linéarité du temps la pl ace qu'occupe cette littérature. Pascal Quignard dans la littérature contemporaine Les dictionnaires biographiques présentent l'oeuvre de Pascal Quignard (Verneuil-sur-

Avre, 1948) associée à quelques problématiques, notamment celle du langage et de la

musique, à quelques époques, l'Antiquité romaine, la Chine classique, le Japon impérial et

l'âge baroque, à certains procédés comme l'écriture fragmentaire et le désaveu des genres, et

à des traits stylistiques que l'auteur récuse Dans la notice du Petit Larousse l'appréciation

'une écriture exigeante et parfois même précieuse' est non seulement inutile, elle est nocive

LEZ , 207). À ce portrait se juxtaposent la double ascendance de lettrés et de musiciens, l'enfance marquée par l'autisme et l'anorexie, les distincti ons et les prix littéraires 13. Dans son approche de la catégorie du contemporain, Lionel Ruffel rappelle, conscient

des effets réducteurs de toute périodisation, que " certains font de l'après-deuxième guerre

12 " Dialogue avec Pascal Quignard et Tiphaine Samoyault sur les catégories du temps », art. cit., p. 230.

13 Prix des Critiques pour Carus (1979), Prix de la Société des gens de lettres pour Vie secrète (1998), Grand

Prix du roman de la Ville de Paris (1998), Prix de la fondation Prince Pierre de Monaco (2000) et Grand Prix du

roman de l'Académie française (2000) pour Terrase à Rome, Prix Goncourt pour Les Ombres errantes (2002),

Grand Prix Jean Giono pour Villa Amalia (2006).

12 mondiale le début du contemporain. Mais d'autres évoquent plus précisément Mai 68 »

14. Ces

deux moments soulignent des axes majeurs autant de la biographie que de la poétique quignardienne. Le premier circonscrit l'enfance de l'auteur à l a fracture de l'histoire :

Voilà le lieu où j'ai passé mon enfance : une ville détruite de fond en comble sous les bombes

des Alliés à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. / Voilà l'époque à laquelle je naquis : au

lendemain de cette guerre qui bouleversa les données jusque-là progressistes et pour ainsi dire

cumulatives, de l'histoire universelle et qui défigura à jamais la face, jusque-là pieuse et

admirable, du genre humain (PQS, 24).

Se détachent deux éléments de cette citation : un paysage en continuité avec les

sordidissimes (les rets de l'Histoire) et la tendance à mettre en scène l'animalité comme le

propre de l'humain. Cet arrière-fond n'est pas le point de départ d'une thématique réaliste ou

d'une écriture appliquée à maintenir la mémoire collective. En revanche, l'oeuvre envisage le

passé à travers ses failles délivrée de la requête d'un sens téléologique, elle s'affranchit de la chronologie, de la démonstration et de la continuité linéaire »

15. Dans ce sens, l'empreinte

de cette césure se traduit par la contestation de toute euphorie quant à l'histoire et à l'homme,

la méfiance vis-à-vis de l'humanisme, la réticence à vouloir transmettre un savoir ou à

s'imposer comme une voix qui met en avant une conscience historique. Ce refus est parallèle

à la place de l'écrivain dans la société contemporaine, dans la mesure où son statut est "

lié à l'image déclinante de la littérature dans le corps social »

16. Mais revenons au cadre de l'après-

guerre. Cette circonstance permet à l'écrivain de se positionner par rapport à la génération

précédente Il faut vous souvenir que je ne suis pas né comme Blanchot ou Des Forêts ou Bataille ou Levinas avant la guerre. Je suis né dans l'incroyable Moyen Âge qui a suivi la Seconde Guerre

mondiale. L'idée d'émancipation où je conditionne la liberté a pour premières conséquences

de déshonorer tous les honneurs et de pulvériser toutes les manifestations collectives et les huées unanimes et les effrayants mots d'ordre qui s'élevaient avant la guerre 17.

14 Lionel Ruffel " Introduction. Qu'est-ce que le contemporain ? », art. cit., p. 11.

15 Dominique Viart, " Une récapitulation de l'histoire humaine ? Le traitement de l'Histoire dans Le Dernier

Royaume », Europe, Pascal Quignard, No. 976-977, août-septembre 2010, p. 167.

16 Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, op.

cit., p. 311.

17 Pascal Quignard, " Lettre à Dominique Rabaté », Europe, Pascal Quignard, No. 976-977, août-septembre

2010, p. 10.

13 Quignard se démarque de la génération de ses aînés par la rupture historique et le retrait des rôles qui s'ensuivent. L'auteur revendique son individualisme en dépit des aventures collectives et de l'appartenance sociale. Pour Quignard, les écrivains de l'avant-

guerre " étaient engagés dans des causes prophétiques, fascisme, communisme, nation, piété.

Ils étaient salariés. Ils occupaient des fonctions »

18. Désormais, l'auteur s'inscrit dans ce

processus où la littérature ne sera plus dépendante d'un système politique ou d'une idéologie.

L'autonomie, qui se consolide par défaut, se radicalise dans le cas de Quignard. Par conséquent, la distance vis-à-vis d'une communauté ou d'une fratrie signale une conviction

qui distingue l'auteur aussi bien à l'égard de la génération précédente que de ses propres

contemporains. En ce qui concerne Mai 68, cette date fixe un grand tournant dans la vie de l'auteur 19.

Après avoir fait des études de philosophie à l'Université de Nanterre, il abandonne la

rédaction d'une thèse sous la direction d'Emmanuel Levinas : " les mois de mars, avril, mai, juin 1968 ont balayé d'un coup ce désir d'enseignement

» (PQS, 28). Quignard a renoncé à la

philosophie tout en adhérant " sans réserve au mouvement de mars et d'avril qui montait en puissance B , 82-83). Deux décennies plus tard, après avoir enseigné à l'Université de

Vincennes et à l'École pratique des Hautes Études en Sciences Sociales, l'auteur, agrégé en

philosophie, conserve le même avis sur l'image dépréciée des institutions du savoir propre au

mouvement de Mai La dépréciation de l'Université et de l'enseignement est extrême et,

pour le créateur, la dévalorisation de ce regard est une chose positive. La théorie a crevé

EE , 248). Cependant, le discrédit de la critique en tant que phénomène du contemporain

établit un contraste avec l'intérêt de Quignard pour les discours qui ont façonné le climat de

cette époque. De ce fait, à la rupture institutionnelle il faut ajouter l'effervescence de la vie

intellectuelle qui marquera cette génération. Nous pouvons la résumer ainsi l'intérêt pour

la littérature, celle qui se lit également en dehors des bancs de l'université, ne peut se

disjoindre d'une curiosité pour ce qui commence à constituer le vif des sciences humaines philosophie, évidemment, mais linguistique, anthropologie et psychanalyse aussi qui triomphent alors sous la bannière du structuralisme »

20. L'héritage de ce moment de l'histoire

s'inscrira dans la poétique quignardienne en tant que pluralité de discours, rejet de toute

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