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La Révolution française 13
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25 mai 2001 Guy Achard-Bayle ... Numéro dirigé par M. Michel Santacroce (Cnrs France) ... résolument électronique
La Révolution française
Cahiers de l'Institut d'histoire de la Révolution française13 | 2018
Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) Volume 2 - Les enjeux scientifiques des traductions entre Lumières etEmpire
Patrice
Bret etJean-Luc
Chappey
(dir.)Édition
électronique
URL : http://journals.openedition.org/lrf/1863
DOI : 10.4000/lrf.1863
ISSN : 2105-2557
Éditeur
IHMC - Institut d'histoire moderne et contemporaine (UMR 8066)Référence
électronique
Patrice Bret et Jean-Luc Chappey (dir.),
La Révolution française
, 132018, "
Pratiques et enjeux
scienti ques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840)» [En ligne], mis en ligne
le 22 janvier 2018, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/lrf/1863 DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.1863 Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020.© La Révolution française
Les sciences et les techniques ont particulièrement participé et bénéficié desrenouvellements historiographiques dont la question des traductions a été l'objet,comme il a été dit dans l'introduction générale des actes du colloque " Pratiques et
enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) » (voir le numéro précédent de la revue, 12|2017). Jusqu'alors, hormis les retraductions de la science grecque en latin à partir de l'arabe au Moyen Âge, puis dans les langues vernaculaires à partir du latin ou du grec à la Renaissance, ou les traductions de quelques grands textes emblématiques de la " révolution scientifique » moderne, cettequestion avait été négligée par les historiens des sciences et des techniques, tandis que
les traductologues se tenaient à l'écart de spécialités apparemment trop complexes ou rébarbatives. Depuis deux décennies surtout, grâce à la question plus large des transferts culturels signalée plus haut, celles des langues savantes, de la translation et de l'adaptation de textes scientifiques d'un espace linguistique à un autre se sont posées, assez naturellement pour les espaces culturellement les plus éloignés, puis au sein même de la mosaïque linguistique européenne et de ses prolongements coloniaux non négligeables.La Révolution française, 13 | 20181
SOMMAIREPratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers1840) - vol. 2 - Les enjeux scientifiques des traductions entre Lumières et EmpirePatrice Bret et Jean-Luc ChappeyDossier d'articlesGrec ancien et modernité : l'officier militaire-traducteur et la constitution de l'Étathellénique (1830-1860)Konstantinos ChatzisLes traductions des textes techniques destinées aux officiers des armes savantes (Italie-France / France-Italie, 1750-1840)Lorenzo CuccoliLes artilleurs traducteurs et leurs ennemis. La première traduction italienne du Traitéélémentaire de Lavoisier à NaplesCorinna GuerraEntre France et Italie, le mémoire en faveur de l'inoculation de La CondamineYasmine Marcil"...who has had the courage and ambition to learn Swedish". The Handlingar of the
Swedish Academy of Sciences in 18
th century European translations, adaptations, and reviewsIngemar Oscarsson
Suède, Europe, Japon : Le botaniste Carl Peter Thunberg sur le marché internationalMarie-Christine Skuncke
Tradition et traduction. L'évolution de la science militaire hongroise de la fin du XVIIe siècle
au début du XIXe siècleTóth Ferenc
Les traductions de traités scientifiques européens en Chine au XVIIe siècle : enjeux des langues et des disciplinesCatherine Jami
Creating Italian medicine. Language, politics and the Venetian translation of three French medical dictionaries in the early 19 th centuryMaria Conforti
VariaBrissot et la république en acte
Régis Coursin
La Révolution française, 13 | 20182
Pratiques et enjeux scientifiques,intellectuels et politiques de latraduction (vers 1660-vers 1840) -vol. 2 - Les enjeux scientifiques destraductions entre Lumières etEmpirePatrice Bret et Jean-Luc Chappey
1 Les sciences et les techniques ont particulièrement participé et bénéficié desrenouvellements historiographiques dont la question des traductions a été l'objet,comme il a été dit dans l'introduction générale des actes de ce colloque1. Jusqu'alors,
hormis les retraductions de la science grecque en latin à partir de l'arabe au Moyen Âge, puis dans les langues vernaculaires à partir du latin ou du grec à la Renaissance, ou les traductions de quelques grands textes emblématiques de la " révolutionscientifique » moderne, cette question avait été négligée par les historiens des sciences
et des techniques2, tandis que les traductologues se tenaient à l'écart de spécialités
apparemment trop complexes ou rébarbatives. Depuis deux décennies surtout, grâce à la question plus large des transferts culturels signalée plus haut, celles des langues savantes, de la translation et de l'adaptation de textes scientifiques d'un espacelinguistique à un autre se sont posées, assez naturellement pour les espaces
culturellement les plus éloignés3, puis au sein même de la mosaïque linguistique
européenne4 et de ses prolongements coloniaux non négligeables5. La traduction
scientifique a maintenant trouvé pleinement sa place naturelle aux côtés des
traductions littéraires, philosophiques, juridiques, diplomatiques et autres, dans des projets éditoriaux nationaux ou internationaux en cours de publication (Histoire des traductions en langue française coordonnée par Yves Chevrel et Jean-Yves Masson6) ou à paraître (History of Translation Knowledge sous la direction de Lieven D'hulst et YvesGambier).
La Révolution française, 13 | 20183
2 Malgré la division en deux volumes de La Révolution française des actes du colloque
" Pratiques et enjeux scientifiques, intellectuels et politiques de la traduction (vers1660-vers 1840 », il est clair que la science n'est absente des enjeux intellectuels et
politiques ni des sociétés et nations européennes, ni des colonies américaines en marche vers l'indépendance,ni des civilisations extra-européennes. À divers degrés, certains articles auraient d'ailleurs pu prendre place dans l'un ou l'autre volet, tels ceux de Feza Günergün sur la première traduction scientifique du français en turc, dans le numéro 12, ou de Catherine Jami sur les traductions des traités scientifiques européens en chinois et en mandchou au XVIIe siècle, dans le présent numéro. Ce dernier article pose les enjeux des langues et disciplines, notamment sous l'empereur Kangxi au début de la dynastie mandchoue des Qing, mais les enjeux politiques sontforts et le contrôle impérial prégnant, comme cela a été le cas pour les traductions qui
fondent la modernisation de la Russie par Pierre le Grand et se poursuivent sousCatherine II
7. D'une façon ou d'une autre, dans tous les pays, les traductions d'ouvrages
scientifiques sont d'ailleurs également soumis à la censure 8.3 Dans un monde de plus en plus ouvert, les sciences et les arts mécaniques sontindissociables du progrès de l'esprit humain dans l'Europe des Lumières, de l'
Encyclopédie et de la Révolution. Au cours des premières décennies du XIXe siècle, les
traductions scientifiques se multiplient dans les pays où les sciences modernes se sontdéveloppées tardivement, tels le Portugal - surtout après le transfert de la cour à Rio de
Janeiro en 1807-1808
9, les pays neufs comme la Grèce ou ceux qui s'ouvrent
délibérément aux sciences occidentales comme l'Empire ottoman et sa province autonome d'Égypte ou le Japon, avant même l'ouverture du milieu du siècle et l'ère Meiji10, chacun forgeant avec plus ou moins de bonheur une nouvelle langue
scientifique nationale selon des modalités variables11. Dans la plupart de ces pays,
comme dans les pays européens, les officiers des armes savantes et les professeurs d'écoles militaires prennent l'initiative de fournir des traductions scientifiques ou sont invités à le faire12. À bien des égards, le mouvement de traduction scientifique est lié à
l'institutionnalisation des corps savants et des écoles d'ingénieurs13 et, plus
généralement, à la mise en place des États modernes. Mais, à l'image de la popularité de
la science dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la société y participe plus largement et
les auteurs de traductions scientifiques sont également recrutés parmi les savants - des savants de second ordre comme des savants importants en début de carrière, à l'instar de Buffon - et les amateurs liés aux académies de province.4 En France, sous l'Ancien Régime, le Bureau des interprètes du ministère des Affaires
étrangères est parfois mis à contribution pour la traduction de langues européennes rares, comme le suédois. À défaut de poste, des traducteurs sollicitent un titre, tel Jean- François Fontallard auprès de l'Académie royale des sciences, avant d'exercer à laMaison des mines
14. Mais, plus encore à partir de la Révolution française, les
institutions scientifiques recrutent également des bibliothécaires qui font aussi office de traducteurs. Parallèlement, l'apprentissage des langues vivantes se développe dans les principaux pays producteurs de sciences. Des centres de traduction se mettent en place, comme à l'université de Greifswald, en Poméranie suédoise, pour traduire en allemand non seulement la science suédoise15, mais aussi la science française, avec
Christian Ehrenfried Weigel (1748-1831), traducteur de Guyton de Morveau et de Lavoisier. Malgré la puissance de l'édition scientifique parisienne16, la province joue un
rôle moteur, notamment autour de l'académie de Dijon, pour traduire depuis le latin,La Révolution française, 13 | 20184
l'anglais, l'allemand, le suédois et l'italien, ainsi que pour publier la partie étrangère de
la Collection académique, au début de la seconde moitié du siècle, puis avec le " Bureau de
traduction de Dijon », qui instaure en France, pour la chimie et la minéralogie, de nouvelles normes en la matière pour la presse, avec la pratique systématique de la traduction intégrale, de l'indication de l'original et de l'annotation critique17. Mieux, la
traduction implique de plus en plus souvent des relations avec l'auteur et des réseaux transnationaux18. L'enjeu scientifique est considérable : il ne s'agit plus désormais pour
les journaux savants d'annoncer des résultats ou de livrer des " extraits », insuffisants pour la circulation des informations, mais bien de fournir aux savants, comme cela se fait déjà pour les livres, le contenu des mémoires.5 Ainsi, en sus des correspondances privées entre savants, la science en train de se faire à
travers l'Europe circule publiquement en France plus rapidement que la scienceofficielle publiée dans les recueils académiques comme Histoire et mémoires de l'Académie
royale des sciences, qui présentent avec plusieurs années de retard les travaux des seuls académiciens parisiens, ou la série dite des Savants étrangers, qui n'offre qu'une sélection de travaux présentés à l'académie par ses correspondants de province oud'autres savants extérieurs à l'institution. À partir des années 1770, le crédit
symbolique réel apporté par l'onction académique dans ces recueils s'efface devant la concurrence de journaux auxquels la traduction fournit la matière nécessaire pour assurer une périodicité plus rapide, même pour des journaux de plus en plus spécialisés. Le modèle allemand des Chemische Annalen mensuelles de Lorenz Crell, est suivi, en France, par les Annales de chimie de Guyton de Morveau, Lavoisier et leurs collaborateurs ; ils n'obtiennent qu'une périodicité trimestrielle à leur sortie en 1789,mais la Révolution leur apporte, à partir de 1791, la périodicité mensuelle souhaitée dès
l'origine19, qui sera celle des Annales des mines fondées en 1794. Ainsi, alors que décline
le système académique classique, que les disciplines s'autonomisent et que la
professionnalisation des sciences s'amorce, le changement de nature de la traduction participe au changement de nature de la presse savante vers la presse scientifique. Les enjeux scientifiques de la traduction rejoignent ses enjeux intellectuels, sociaux et politiques. NOTES1. La Révolution française, 12/2017, https://journals.openedition.org/lrf/1714
2. Scott L. MONTGOMERY, Science in translation. Movements of Knowledge through Cultures and Times,
Chicago, University of Chicago Press, 2000.
3. Pascal CROZET et Annick HORIUCHI (dir.), Traduire, transposer, naturaliser : la formation d'une langue
scientifique moderne hors des frontières de l'Europe au XIXe siècle, Paris, L'Harmattan, 2004.4. Michael D. GORDIN et Kostas TAMPAKIS (dir.), " The Languages of Scientists », 53:4 (décembre
2015) ; Bettina DIETZ (dir.), " Translating and translations in the history of science », Annals of
Science, 73:2 (juin 2016) ; Sietske FRANSEN, Niall HODSON et Karl A.E. ENENKEL (dir.), Translating Early
Modern Science, Leyde, Brill, 2017.
La Révolution française, 13 | 20185
5. Par exemple, avant de l'être dans la métropole, le Traité élémentaire de chimie de
Lavoisier (1789) a commencé à être traduit en espagnol par Vicente Cervantes et publié en 1797 à Mexico pour les besoins du Real Seminario de Mineria (Lavoisier, Tratadoelemental de chimica, réédition avec introduction de Patricia Aceves, Mexico,
Universidad Autonoma Metropolitana-Xochimilco, 1990). Voir aussi Patrice BRET, " Journaux savants et traduction : les références européennes dans la presse de Nouvelle-Espagne », dans Pierre-Yves Beaurepaire (dir.), La communication en Europe, de l'âge classique au siècle des Lumières, Paris, Belin, 2014, p. 123-128.6. Trois volumes parus pour la période du XVe au XIXe siècle (Lagrasse, Verdier, 2012-2015) ; un
quatrième à paraître pour le XXe siècle.7. Irina GOUZÉVITCH, " De la Moscovie à l'Empire russe : le transfert des savoirs européens », SABIX.
Bulletin de la Société des Amis de la Bibliothèque de l'École polytechnique, no 33 (2003), numéro spécial.
8. Voir l'article de Yasmine Marcil dans ce numéro.
9. Voir Luis SARAIVA, " The Beginnings of the Royal Military Academy of Rio de Janeiro », Revista
Brasileira de História da Matemática, Vol . 7, no 13 (2007), p. 19-41 ; Lorelai KURY, " Les sciences utiles
dans un journal encyclopédique : O Patriota (Rio de Janeiro, 1813-1814) », La Révolution française,
2/2012, https://journals.openedition.org/lrf/539
10. Sur les limites de la traduction pour les transferts techniques, voir Yumiko OHYAMA,
" Traduire les concepts techniques entre espaces culturels différents : la mise en oeuvre de la Description de la fabrication des bouches à feu dans le Japon de la fin de l'époqued'Edo », communication inédite au colloque " Pratiques et enjeux scientifiques,
intellectuels et politiques de la traduction (vers 1660-vers 1840) », décembre 2012.11. Voir Pascal CROZET et Annick HORIUCHI, op. cit., et dans ce numéro l'article de Konstantinos
Chatzis.
12. Voir dans ce numéro les articles de Lorenzo Cuccoli, Corinna Guerra, Konstantinos Chatzis.
13. Voir Konstantinos CHATZIS, " Traduire et enseigner les langues étrangères à l'Ecole des ponts
et chaussées durant le directorat de Prony (1798-1839) », dans Patrice Bret et Jeanne Peiffer (dir.),
La traduction comme dispositif de communication dans l'Europe moderne, Paris, Hermann, sous presse.14. Isabelle LABOULAIS, " Naturaliser la "science des mines" : les enjeux de la traduction à
la Maison des mines (1794-1814) », ibid.15. Andreas ÖNNERFORS, " Les Voyages de Thunberg en allemand : la naissance laborieuses d'une
traduction », ibid.16. Sabine JURATIC, " Traduction francophone, édition scientifique et communication savante au
siècle des Lumières : premiers enseignements d'une enquête en cours », ibid.17. Voir l'article d'Ingemar Oscarsson dans ce numéro et P. BRET, " "Enrichir le magasin où l'on
prend journellement" : la presse savante et la traduction à la fin du XVIIIe siècle », dans Jeanne
Peiffer, Maria Conforti, Patrizia Delpiano (dir.), " Les journaux savants dans l'Europe moderne.Communication et construction des savoirs », Archives internationales d'histoire des sciences, vol. 63,
fasc. 170-171 (2013), p. 359-381.18. Patrice BRET, " Stratégies et influence d'une traductrice : Mme Picardet et le Traité des
caractères extérieurs des fossiles d'Abraham Gottlob Werner », dans Adeline Gargam et Patrice Bret
(dir.), Femmes de sciences de l'Antiquité au XIXe siècle : réalités et représentations, Dijon, Editions
universitaires de Dijon, 2014, p. 177-20819. Patrice BRET, " Les origines et l'organisation éditoriale des Annales de Chimie
(1787-1791) », dans OEuvres de Lavoisier. Correspondance. - Vol. VI (1789-1791), sous la direction de Patrice Bret. Paris, Académie des sciences, 1997, p. 415-426 (Annexe II).La Révolution française, 13 | 20186
Dossier d'articles
La Révolution française, 13 | 20187
Grec ancien et modernité : l'officiermilitaire-traducteur et laconstitution de l'État hellénique(1830-1860)
Ancient Greek and Modernity: the figure of Military Officer-Translator, and theBuilding of Modern Greek State (1830-1860)
Konstantinos Chatzis
1 Le rôle des usages du passé dans la naissance et la consolidation des nations modernes
issues des révolutions américaine et française a déjà été largement souligné par des
historiens et autres spécialistes en sciences humaines1. Il en va de même de la place des
savoirs scientifiques et techniques dans le fonctionnement de l'État rationnel qui émerge à l'époque classique, avant de s'affirmer toujours davantage jusqu'à nos jours, qu'il s'agisse de l'État fiscal-militaire de l'époque prérévolutionnaire2, de l'État
accompagnant les révolutions industrielles du XIXe siècle et du début du siècle suivant, de l'État colonial ou, plus près de nous, de l'État des complexes militaro-industriels de la Guerre froide3. Le cas de la Grèce contemporaine, dotée d'un État indépendant en
18324, illustre, à sa modeste échelle, ce qui vient d'être énoncé. Qu'il s'agisse de
l'Antiquité ou des périodes historiques plus récentes, le rôle joué par le passé et les
lectures dont il a fait l'objet - à travers l'idée d'une continuité, réelle ou supposée, peu
importe ici - dans la construction de l'identité nationale du pays au XIXe siècle, voire au- delà, est un thème largement exploré par plusieurs travaux5. D'autres chercheurs,
moins nombreux il est vrai, se sont penchés sur la place des ingénieurs et des savants dans la construction du jeune royaume6. Cette contribution souhaite établir un pont
entre ces deux pans de travaux, qui, force est de le constater, sont installés le plus souvent dans une ignorance mutuelle.2 Tout en admettant le poids du passé sur la façon dont les habitants de la Grèce
contemporaine, une partie importante des élites du jeune royaume du moins, se sontreprésenté leur présent et imaginé leur avenir au XIXe siècle, nous aimerions déplacer la
La Révolution française, 13 | 20188
focale afin d'explorer un autre type de rapport, nettement moins symbolique et bien plus fonctionnel, entre l'État grec moderne et l'Antiquité. Pour ce faire, nous nous intéresserons ici à une figure particulière, celle de l'officier militaire-traducteur.3 Durant les trois premières décennies de l'existence de l'État grec indépendant, les
officiers grecs vont s'illustrer moins dans les champs de bataille et plus dans la vieintellectuelle du pays. Bénéficiant déjà d'une formation scientifique et littéraire solide
à l'École militaire, le seul établissement de formation technique de niveau universitaire en Grèce pendant longtemps, plusieurs d'entre eux vont compléter leurs études à l'étranger, en Allemagne et, surtout, en France. Rien d'étonnant à ce que, durant les années 1830-1860, plusieurs officiers signent en grec, comme traducteurs ou comme auteurs d'une oeuvre plus personnelle, plusieurs ouvrages et articles relatifs aux sciences et techniques modernes, y compris l'art du commandement militaire. Pour réaliser ce travail, ils ont dû mobiliser massivement leur connaissance du grec ancien et leur familiarité avec la littérature de leurs ancêtres afin de rendre en grec moderne des centaines de termes scientifiques et techniques de l'époque. Pour la Grèce du XIXe siècle, la connaissance approfondie d'une langue morte, produit d'un passé lointain - ici le grec ancien -, et les besoins fonctionnels de l'État moderne, tourné quant à lui vers la planification de l'avenir, sont allés de pair7. Qui sont ces officiers ? Quel a été le bagage
littéraire et scientifique acquis lors de leurs études à l'École militaire et dans les divers
établissements scientifiques et techniques qu'ils ont fréquentés à l'étranger ? Quelles
stratégies et quels supports de traduction ont-ils adoptés ? Quel a été le résultat de
leurs efforts ? Voici une série de questions auxquelles cette contribution s'attache à apporter des éléments de réponse.Traduire, une longue tradition
4 Loin de constituer une curieuse exception, l'activité de traduction à laquelle se livrent
de nombreux militaires durant la période 1830-1860 s'inscrit dans une longue tradition. Cultivée pour beaucoup au sein de réseaux diasporiques installés dans plusieurs pays européens8, cette tradition remonte au début du XVIIe siècle et s'intensifie pendant la
période dite des " Lumières néohelléniques » (vers 1770 - vers 1820)9, alors que la
création de l'État grec indépendant, en 1832, la prolonge tout au long du XIXe siècle en lui insufflant un nouvel élan. Ainsi, entre le début des années 1770 et le déclenchement de la guerre pour l'indépendance en 1821, plus de cent vingt ouvrages imprimés (sur plus de deux mille livres publiés en grec pendant la même période10) - des traductions
ou des compostions plus personnelles à partir d'ouvrages étrangers - véhiculant des contenus scientifiques sont publiés en grec, à Vienne et à Venise pour l'essentiel11. À ces
ouvrages viennent s'ajouter, comme véhicules supplémentaires de connaissances scientifiques en direction des terres de langue grecque, plusieurs manuscrits ainsi quela production de périodiques, à l'instar de la revue intitulée Ermis o Logios, publiée à
Vienne à partir de 1811
12. La formation d'un État indépendant en 1832, entité certes
chétive - en 1840, le royaume grec ne compte que quelques 850 000 habitants - mais destinée, aux yeux de ses élites du moins, à devenir " le satellite de l'Occident et le soleil d'Orient13 », déclenche une machine de production langagière.
5 En effet, l'adoption massive d'institutions occidentales14 à partir des années 1830
nécessite une avalanche de mots, qui manquent au grec de l'époque, pour nommer, décrire et faire fonctionner au quotidien ces nouvelles réalités15. Même s'il faut la
La Révolution française, 13 | 20189
prendre avec une certaine précaution, la déclaration d'un contemporain, selon lequel,jusqu'au milieu du siècle, la justice, l'armée et la marine avaient à elles seules ressuscité
plus de huit mille mots du grec ancien16, reflète une réalité incontestable, captée aussi
par toute une série d'autres témoignages. Face aux flots incessants de nouveaux mots, les auteurs des dictionnaires de l'époque multiplient les éditions du fruit de leur travail. La mise en regard des deux éditions successives du monumental dictionnaire de la langue grecque de Skarlatos Vyzantios (1798-1878)17 révèle que, entre 1839, année de la
publication originale, et 1852, date de la parution de la seconde édition, l'ouvrage en question a vu, en l'espace d'une douzaine d'années seulement, son volume augmenter de quelques cent trente pages grand format, remplies à ras bord avec des mots forgés dans l'intervalle de temps qui sépare les deux éditions18. L'introduction du terme de
" socialisme » dans la langue grecque illustre, à son tour, la vitesse avec laquelle on se met à la page des dernières évolutions intellectuelles venues de l'Occident : mis en circulation en France au tout début des années 1830, le terme est déjà rendu en grec sous la forme " koinonismos » - de " koinonia », le mot grec pour la notion de société - en 1833 19.6 Cette production langagière, qui se déploie à l'occasion de la traduction d'ouvragesétrangers, mais aussi lors de la production de compositions plus personnelles, s'appuie,
tout en l'alimentant de son côté, sur une infrastructure technique d'une ampleur et d'une qualité qu'on a souvent du mal à s'imaginer aujourd'hui. À commencer par la première décennie du XIXe siècle, une flopée de grammaires de la langue grecque20, de méthodes d'apprentissage de langues étrangères, mais du grec ancien également21, et surtout une recrudescence de dictionnaires, signés par des hellènes mais aussi par des hellénistes étrangers, inondent le marché du livre grec. Dictionnaires de la langue grecque, moderne et ancienne, dictionnaires bilingues (grec-français, grec-allemand, grec-anglais, ou bien encore grec-latin), dictionnaires trilingues (mettant notamment en regard le " grec moderne, le grec ancien et le français22 », ou le " grec moderne, le
français et l'allemand23 »), voire dictionnaires traitant de quatre langues (anglais,
français, grec moderne et ancien24, par exemple), toutes les combinaisons imaginables
semblent alors possibles 25.7 Comme nous l'avons dit, cette hyperactivité langagière26 est largement stimulée par les
besoins fonctionnels d'un État et d'une société qui, les yeux rivés sur les pays occidentaux, ne cessent d'expérimenter massivement des institutions, des idéologies et des comportements nés d'abord en dehors des frontières du jeune royaume grec. Mais force est de constater que la création de nouveaux termes ne procède pas uniquement d'un manque à combler et d'un vide à remplir. On puise, en effet, dans le patrimoine langagier des ancêtres et on recourt massivement à des néologismes non pas seulement pour nommer des réalités inédites mais aussi parce que le mot déjà disponible est considéré comme n'étant pas, ou pas suffisamment, " grec ». En exhumant des mots du grec ancien ou en inventant de nouveaux termes à coups de radicaux ayant pour origine la langue des " anciens », on procède alors à une gigantesque opération de " purification » de la langue de l'époque (voir infra), dans la volonté de chasser de son corps les très nombreux emprunts étrangers, d'origine européenne ou turque, quil'avaient envahie au fil des siècles, soit tels quels, soit " hellénisés » à l'aide, le plus
souvent, d'une modeste désinence grecque ajoutée à la forme originale : la " gazeta »(le journal) devient ainsi " efimeris » (VS 1839) ; le " spitali » (l'hôpital),
" nosokomeion » (VS 1839, " l'endroit où on soigne les maladies ») ; le " ministros » (ministre), " ypourgos » (VS1839) ; l'" avokatos » (avocat), " dikigoros » (" celui quiLa Révolution française, 13 | 201810
parle au tribunal ») (VS 1839) ; la " posta » (la poste), " tachydromeion »27 ; etc. Même
les noms propres n'échappent pas à cette fougue d'" hellénisation ».L'officier militaire-traducteur grec, 1830-1860
8 Les officiers militaires-traducteurs de la période 1830-1860 se fondent donc dans une
tradition qui les précède et les englobe, et qu'ils enrichissent, à leur tour, par leurs propres contributions. Qui sont-ils ? Et où ont-ils faits leurs armes ? À part une poignée d'officiers déjà formés à l'étranger avant de rejoindre leurs corps respectifs - pour l'essentiel, le corps de l'artillerie et le corps du génie, fondé en 1829 et responsable, jusqu'à la fin des années 1870, de tous les travaux publics du royaume -, la majorité écrasante des membres de notre groupe est sortie de l'École militaire en Grèce. Créée en 1828, celle-ci est alors organisée par des militaires français28. Peu nombreux - entre
1831 et 1860 (inclus) seulement cent trente-huit élèves ont réussi à passer avec succès
l'épreuve scolaire, moins de cinq par an en moyenne29 -, ces militaires constituent une
élite sociale et intellectuelle, une sorte de Bildungsbürgertum grecque30, dont les membres, porteurs de valeurs telles que la méritocratie, font preuve d'une éthique exigeante quant aux missions à assurer et mêlent compétences techniques spécialisées et culture générale, les deux au service de l'intérêt et de la grandeur de la nation.9 Très vite, l'École militaire se transforme en établissement de niveau universitaire, à
côté de l'université d'Athènes, fondée en 1837, et offre à ses élèves un programme
d'enseignement scientifique et technique étendu - au milieu du siècle, les élèves sont diversement occupés du lundi au samedi, entre 5 h 30 du matin et 9 h 30 du soir -, assez proche de celui fourni par le système polytechnicien, l'École polytechnique elle-même et deux de ses écoles d'application en particulier, l'École des ponts et chaussées etl'École de l'artillerie et du génie. Mais, spécificité de l'établissement grec, les langues
occupent une place plus qu'importante dans le cursus. Grec moderne, mais aussi grec ancien et français (thème et version) sont enseignés de façon intensive tout au long dela scolarité, qui varie, pour notre période, entre huit (au début de la période) et six ans.
Ainsi, selon le programme de l'année scolaire 1849/1850, les élèves de la 1 re classe (les débutants) ont huit heures de leçons de grec et cinq heures de français par semaine, alors que leurs aînés de la 3 e classe continuent à étudier le grec et le français à raison de cinq et quatre heures par semaine respectivement31,32.
10 Ayant déjà acquis une formation scientifique et technique de base solide sur le sol
natal, plusieurs officiers continuent leurs études à l'étranger, en Allemagne et, surtout, en France. De 1837 à 1864, on comptabilise plus d'une douzaine d'officiers passés par l'École polytechnique de Paris. Nombre d'entre eux vont continuer leurs études à l'École des ponts et chaussées, alors que, pour la seule année 1864-65, on enregistre treize ingénieurs du génie et trois artilleurs qui sont à l'étranger pour parfaire leurs connaissances33. Perfectionnement qui, pour un certain nombre d'entre eux du moins,
n'a pas été toujours une expérience indolore. Ainsi, dans une lettre envoyée à l'ambassadeur grec à Paris en mai 1852, l'ingénieur du génie Leonidas Vlassis (né en1828), boursier du gouvernement hellénique à l'École polytechnique, expose les
difficultés qu'il éprouve pour réaliser sa mission. Malgré les leçons de français reçues
lors de son passage à l'École militaire dans son pays natal, sa maîtrise de cette langue laisse, selon ses propres dires, à désirer. Qui plus est, en tant qu'étranger, Vlassis estrenvoyé, lors des cours magistraux, au dernier banc de l'amphithéâtre de
La Révolution française, 13 | 201811
l'établissement parisien, loin du professeur, alors que, privé de plusieurs notes de courslithographiées distribuées à ses camarades français, il n'est pas autorisé non plus à
participer aux expériences de chimie et aux petites classes assurées par les
répétiteurs 34.11 Malgré ces difficultés, à en juger par les performances observées, nombreux sont les
officiers qui ont pu finalement dominer une, voire plusieurs langues étrangères, sans oublier la maîtrise de leur propre langue nationale, et produire une oeuvre considérable de traducteur des termes étrangers en grec. Il semblerait que ce travail de traduction etde création de lexiques grecs en matière de sciences et de techniques a été inauguré dès
la création de l'École militaire, en 1828, par deux professeurs de l'établissement notamment. Le premier, Skarlatos Soutzos (1806-1887), professeur à l'École entre1830-1832, rejeton d'une grande famille de Phanariotes
35 ayant fait ses études à l'École
militaire de Bavière (Munich) et à l'université de Munich36, a créé, d'après des témoins
de l'époque, plusieurs des termes dont il avait besoin pour ses cours d'artillerie, de fortification et de topographie37. Dimitrios Stavridis (1803-1866), diplômé de l'École
polytechnique de Vienne, a fait ce même travail pour ses propres cours de mécanique, d'architecture et de géométrie descriptive. Parallèlement, des traducteurs anonymesprocèdent au jour le jour à la création de glossaires spécialisés relatifs aux missions de
différents bureaux qui composent à l'époque le ministère de l'Armée 38.12 Ce travail de traduction collective, dont les traces écrites sont dispersées et souventindisponibles aujourd'hui, commence à devenir visible dans la seconde moitié des
années 1830, avec la parution des premiers documents signés par des officiers de différentes armes, des traductions ou des livres directement composés en grec, souvent sous forme de résumés, de compilations et de recompositions d'ouvrages étrangers. Un quart de siècle plus tard, en 1860, on peut compter plus d'une cinquantaine d'ouvrages,dédiés souvent au roi, couvrant un éventail thématique très large, des mathématiques à
l'art du commandement et l'histoire militaire, en passant par les différents champs d'activité de l'ingénieur du génie militaire, de l'officier de l'artillerie ou de celui de l'armée de terre39. Mais ce travail de traduction et de création de lexiques grecs se fait
aussi dans les colonnes de plusieurs revues, de durée de vie assez courte en général, quedes groupes d'officiers commencent à éditer à partir du milieu des années 1830. D'après
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