[PDF] Lémancipation hier et aujourdhui: Perspectives françaises et

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L

émancipation,

hier et aujourd"hui

Perspectives françaises et québécoises

PRÉFACE

Penser l"émancipation

à l"heure où se dérobe le pouvoir

Jacques Beauchemin

Directeur du Département de sociologie, Université du Québec à Montréal On ne peut que saluer l'idée d'un colloque se donnant l'émancipation pour thème. Il n'empêche que ceux et celles qui ont répondu à l'invi- tation des organisateurs ont peut-être éprouvé un brin d'étonnement à se voir convier à traiter d'un thème apparemment aussi usé alors que les sciences humaines semblent tout entières absorbées par les questions plus rutilantes que proposent les théories de la postmodernité ou les études postcoloniales. Les formes contemporaines de l'indivi- dualisme, la refondation de la citoyenneté et la reviviscence de la société civile, la question de la reconnaissance sociale ou encore la production d'une culture planétaire appuyée sur les nouvelles tech- nologies de l'information ne constituent-elles pas de plus attrayants sujets de colloques ? Mais derrière le brillant de la nouveauté, ne retrouve-t-on pas toujours les questions que soulève notre modernité, sans jamais pouvoir les clore, de la liberté, des forces qui s'érigent devant elle et de la responsabilité qu'elle engage vis-à-vis de la marche du monde ? Mais n'est-ce pas une autre manière de poser la question de l'émancipation et de rappeler son infatigable nouveauté ? Penser la question de l'émancipation équivaut à revisiter l'essentiel du projet de la société moderne. Plusieurs des contributeurs à ce colloque le montreront, chacun à sa manière, au fil des pages qu'on va lire. Je voudrais, pour ma part, profiter de l'occasion qui m'est offerte par les organisateurs de ce colloque pour tenter de cerner le défi que me paraissent devoir affronter aujourd'hui les forces de l'émancipation. J'aimerais dégager à grands traits, et en m'autorisant malheureusement certains raccourcis, l'essentiel de cet étrange phénomène qui fait en sorte que l'émancipation soit à la recherche d'un adversaire qui se dérobe. x L"émancipation, hier et aujourd"hui

1. QUAND LE POUVOIR DISAIT SON NOM

Ce que la société moderne pose de radicalement nouveau dans l'histoire des sociétés humaines, c'est cette idée révolutionnaire selon laquelle la pratique du sujet comme celle de la société s'oriente dorénavant à la boussole de l'émancipation. Ce projet éthico-politique se déploie sur tous les registres de l'agir. Dans la sphère économique, le sujet n'est plus enchaîné à sa condition de départ et peut améliorer son sort. Dans la sphère politique, ce sujet est porteur de droits qu'il pourra faire valoir. Mais c'est parce que les forces de l'émancipation ainsi libérées seront constamment entravées par la réalité de l'exploitation de la force de travail dans l'économie et par l'exercice à géométrie variable du droit à l'égalité que toute l'histoire de la société moderne peut être relue à l'image de l'injonction qui lui serait faite de respecter ses engagements vis-à-vis de l'émancipation promise. L'élan émancipatoire des modernes est mû par deux puissants vecteurs politiques : la liberté et l'égalité. La liberté incite l'acteur à " commencer quelque chose dans le monde », pour le dire comme Arendt. L'égalité dégage, quant à elle, l'extraordinaire potentiel éman- cipatoire qui pourrait loger tout entier dans cette question qu'adresse l'acteur à la société, " pourquoi pas moi ? ». Cette question radicale fonde l'essentiel de la dynamique émancipatoire moderne, cela parce qu'elle conjoint dans son exigence la liberté et la justice. Si d'autres peuvent " commencer quelque chose dans le monde » en y déployant la puissance de leur liberté, pourquoi pas moi ? Ces forces qui récusent l'égalité m'arrachent ce cri " c'est injuste ! » dont Paul Ricoeur dit qu'il résume à lui seul notre " première entrée dans la région du droit 1 C'est pourquoi la question de l'émancipation est indissociable de celle de l'égalité. Penser la question de l'émancipation aujourd'hui, c'est devoir analyser les mutations du rapport au pouvoir depuis les promesses déçues d'égalité de la modernité naissante jusqu'aux formes contem- poraines de la lutte sociale qui la prennent encore pour objet, de manière à dégager les figures successives de la domination et des formes de lutte qu'elles ont engendrées. C'est que cette promesse d'égalité, les acteurs sociaux n'y ont jamais renoncé, cela au point où les combats menés en son nom constituent la trame même de la dynamique poli- tique moderne. C'est adossées à cet horizon que ne cessent de se réarticuler depuis nos trois siècles de modernité les luttes sociales dans lesquelles se sont activés les hommes et les femmes qui n'ont pas

1. RICOEUR, Paul. 1995. Le Juste 1, Paris, Éditions Esprit, p. 11.

Préface xi

désespéré de voir se réaliser le projet d'un monde de justice. Les illusions d'hier sont peut-être mises à mal, mais c'est toujours des mêmes mots que résonne la lutte des modernes et sous les mêmes drapeaux que s'avance cette revendication obstinée en faveur de l'éga- lité. C'est parce que l'émancipation est l'horizon du projet moderne que l'égalité est au fondement de toutes les luttes sociales. C'est parce que les forces qui se dressent devant l'égalité ne peuvent se dérober au regard que le pouvoir est repérable en ses lieux propres dans la société moderne. C'est dire alors que la question de la visibilité du pouvoir est cruciale du point de vue des luttes qui entendent le dénoncer. Si cela est vrai, nous sommes au coeur du questionnement contemporain portant sur l'émancipation. La question consiste en effet à savoir si les formes actuelles sous lesquelles se donne le pouvoir offrent encore prise à la critique qui jadis le débusquait en ses repères et le reconnaissait dans la figure du bourgeois et du dicta- teur. Penser l'émancipation aujourd'hui c'est alors devoir refaire l'his- toire des modes d'être du pouvoir dans la société moderne de manière à prendre la mesure de l'immense problème devant lequel se trouvent les luttes actuelles d'un pouvoir anonyme et insaisissable.

2. LA TRANSFORMATION DU CAPITALISME

ET L"ÉLOIGNEMENT DU POUVOIR

Le marché constitue l'institution centrale du système économique dont les révolutions bourgeoises vont asseoir l'armature juridique et idéologique. L'acteur qui y déploie son activité est appelé à l'émanci- pation alors que le libéralisme naissant l'invite à entreprendre et à s'enrichir. Cette invite est d'autant plus légitime que l'idéologie libérale associe le bonheur individuel et collectif sous le postulat selon lequel ce dernier découle du cumul des entreprises émancipatoires indivi- duelles 2 . Les révolutions bourgeoises posent donc à la fois la légitimité du capitalisme en tant que mode de production et celle de l'acteur qui entreprend d'y inscrire ses visées émancipatoires. Le droit de pro- priété et ce que le marxisme désignera plus tard sous la figure de l'idéologie bourgeoise fondent la légitimité de cette visée.

2. Parmi une multitude d"ouvrages portant sur cet aspect, on lira avec profit

VACHET, André. 1988. L"idéologie libérale : l"individu et sa propriété, Ottawa,

Les Presses de l'Université d'Ottawa.

Introduction 3

disciplinaire. Le lecteur remarquera cependant que les hommes et les femmes n'y sont pas représentés de manière équilibrée. Nous le déplo- rons profondément mais il n'a pas été possible de faire autrement. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation. Il faut tout d'abord rappeler qu'à l'époque où nous avons, Jean-Guy ainsi que plusieurs autres contributeurs de cet ouvrage, entamé notre carrière de profes- seur-chercheur, les femmes n'étaient pas aussi nombreuses à l'université qu'elles le sont aujourd'hui. Et peu d'entre elles se sont intéressées à l'économie politique de la culture et de la communication, cadre principal de nos travaux. De plus, certaines de nos collaboratrices européennes et latino-américaines n'ont pu, pour des raisons finan- cières ou des questions de disponibilité, participer à notre colloque. D'aucuns seront peut-être tentés de voir dans cet ouvrage une réflexion de " baby boomers ». Il est vrai que la plupart des auteurs sont nés dans ces années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et qu'ils ont été marqués par les mêmes grands événements et les mêmes déterminants sociaux, culturels, économiques et politiques de cette période historique qui couvre les cinq ou six dernières décennies. Nous résistons cependant au schématisme générationnel qui nivelle et uni- formise les appartenances et distinctions sociales tout autant que les différences individuelles. Beaucoup d'autres facteurs importent tout autant sinon davantage que l'intégration à une tranche d'âge. Cet ouvrage porte la marque de la longue collaboration qui lie, depuis plus de vingt ans, les chercheurs du Groupe de recherche inter- disciplinaire sur la communication, l'information et la société (GRICIS) que Jean-Guy Lacroix et moi avons fondé à la fin des années 1980, à nos collègues français du Groupe de recherche sur les enjeux socio- économiques de la communication (GRESEC), initiative conjointe de Bernard Miège et d'Yves de la Haye, et du Laboratoire des sciences de l'information et de la communication (LabSic) créé par Pierre Moeglin, maintenant directeur de la Maison des sciences de l'homme Paris Nord. Il en résulte que les thématiques de l'éducation, de la culture et de la communication y sont fortement représentées et informent la structure de l'ouvrage. Par ailleurs, les références à la situation de la France comme à celle du Québec permettront au lecteur de se livrer à une lecture comparative souvent éclairante. Nous espérons que cet ouvrage contribuera à la compréhension des mouvements sociaux et à la praxis transformatrice des professeurs, chercheurs et étudiants des sciences humaines et sociales auxquels nous le destinons tout particulièrement, en France comme au Québec. Nous souhaitons également que les animateurs sociaux ainsi que les

4 L"émancipation, hier et aujourd"hui

travailleurs des secteurs culturels et médiatiques y trouvent une source d'inspiration et de motivation à la poursuite de leur travail

émancipateur.

L'Histoire ne sera pas finie tant que l'émancipation ne sera pas complète.

L"émancipation et la modernité politique 7

Gilles Bourque

Le passé au présent : histoire et politique chez Daniel Bensaïd 17

Jacques Pelletier

Freud et Keynes : un combat commun 31

Gilles Dostaler

Féminisme et mouvement des femmes : entre émancipation et libération 47

Diane Lamoureux

Émancipation : sur un recul historique, mouvement conjoncturel ou structurel ? 63

Roger Delbarre

Le temps de l"émancipation ou l"avenir de l"action politique 75

Jean-François Fortier

L"émancipation : réfl exions sur la liberté et le progrès moderne 89

Michel Freitag

L"émancipation : l"ontologique de la valeur et l"exigence première de la justice 109

Michel Freitag

L"émancipation : praxis fondamentale et instituante de la sociogénèse humaine 129

Jean-Guy Lacroix

L"ÉMANCIPATION,

PRATIQUES SOCIALE ET POLITIQUE

L"émancipation et la modernité politique 11

Il est inutile de m'étendre longuement sur l'architecture des États- providence, depuis le New Deal durant les années 1930, jusqu'à la crise du fordisme et du providentialisme au milieu des années 1970. L'interpénétration des sphères publique et privée permit de réaliser une politique économique centrée sur l'économie nationale, une politique sociale d'inspiration universaliste vouée au soutien de la demande et une politique culturelle consacrée à la démocratisation de l'enseignement et au développement de la culture nationale. Je n'insis- terai que sur les dimensions symboliques et discursives de l'institu- tionnalisation politique caractéristiques du providentialisme. L'État-providence réalise la tendance à la politisation des rapports de pouvoir constitutive de l'État moderne. L'épuisement des réserves de tradition fait disparaître les balises disciplinaires qui avaient jusque- là permis aux démocraties libérales de limiter le champ de la discussion des rapports de force et de domination. On peut mesurer cette politi- sation élargie à l'aune du développement accéléré du droit social apparu

à la fin du

XIX e siècle. Pour les fins de notre propos, il faut surtout retenir que l'État-providence produit un éthos d'émancipation qui, progressivement, servira d'horizon dans le discours de la plupart des mouvements sociaux. L'émancipation deviendra ainsi une valeur canonique durant les manifestations étudiantes, dans le mouvement ouvrier comme dans ceux des femmes, de la contreculture et des minorités nationales (le Québec, l'Irlande...). Le providentialisme s'inspire d'une conception essentiellement politique de l'idée d'émancipation. L'État devient un lieu privilégié de production de la société. Certes on peut identifier ici des intérêts : ceux, par exemple, de la classe ouvrière et du grand capital à l'origine du compromis de la convention collective ou encore ceux de la nou- velle petite bourgeoisie (des nouvelles classes moyennes) qui profitent du développement du secteur public. Au-delà de ces intérêts, cepen- dant, l'horizon de sens dégagé par la notion d'émancipation dans l'État- providence permet de penser que le politique, dans sa dimen- sion démocratique, constitue le lieu principal de la discussion des rapports de pouvoir, alors que dans sa forme étatique il rend possible la transformation de la société. Les citoyens paraissent ainsi avoir une voix et une prise réelle sur leur destinée comme sur la production de la société. L'idée d'émancipation demeure enfin inséparable de la notion de solidarité. Il n'est qu'à penser, bien sûr, à la socialisation de la représentation des valeurs canoniques de la modernité (l'égalité sociale, la justice sociale, le droit social). L'émancipation du sujet (ouvrier, femme, étudiant) se donne toujours plus ou moins clairement comme

12 L"émancipation, hier et aujourd"hui

un vecteur de mieux être de la société dans son ensemble. Ainsi, à titre d'exemple, le discours des nouvelles classes moyennes liées à la montée du fordisme et de l'État-providence s'inspire d'une idéologie tout à la fois individualiste et solidariste. Il s'agit de libérer l'individu de toutes les entraves disciplinaires et traditionnalistes à son épanouis-quotesdbs_dbs42.pdfusesText_42

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