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Les méandres sémantiques de la pudeur: Réflexion sur la notion de

Les méandres sémantiques de la pudeur:

Réflexion sur la notion de la ۊ

social dans la société marocaine

Semantic Meanders of Shame-Modesty:

Reflection on the Notion of ۊ

in Moroccan Society

Rahma Bourqia

Université Mohammed V de Rabat

Abstract: A reflexive analysis of the notion of ۊ context of today's Moroccan society, is based on a theoretical approach which consists in considering that the changes that have taken place in so-called traditional societies, have led to an update of the meanings of cultural notions, while leading them towards a new scope of meaning. This article attempts to inventory the registers which give the notion of ۊ multiplicity and compilation of meanings. It also analyzes the journey of the meanings of this notion and its operative uses in electronic news sites and social networks in this digital age. This has led to the emergence of new objects of anthropology.

Keywords: ۉ

Honor, Values, Cultural Values, Anthropology of Values.

Introduction

La notion de ۊ

(darija) marocaine, est un terme ambigu, qu'on pourrait traduire par une notion ambivalente "pudeur-honte," évoquée dans plusieurs situations et générant plusieurs significations qui ont évolué à travers le temps, de la société marocaine traditionnelle à celle d'aujourd'hui. Cet article tente d'analyser la teneur de cette notion, de manière discursive, comme un "objet de l'anthropologie," dans le cadre des situations et de différents contextes où elle est évoquée, tout en mettant en avant la rationalité du socio-culturel, l'aventure sémantique de la notion, ainsi que les changements subis par sa signification et son usage.

Aborder ۊ

théorique. Il consiste à considérer que les changements sociaux et culturels des sociétés, avec l'émergence des réseaux sociaux et l'élargissement de l'espace médiatique, acheminent l'anthropologie vers la rencontre de nouveaux terrains et objets culturels en transformation. Hespéris-Tamuda LV (3) (2020): 159-180 Journal Indexed in Emerging Sources Citation Index (Web of Science) Covered in Clarivate Analytics products and services, ISSN: 0018-1005

160 Rahma Bourqia

Réflexivité sur une anthropologie "chez-soi"

Le terme ۊ

fois à la situation d'un individu et à l'émotion qu'il éprouve en étant dans une telle situation. Les notions de pudeur, de honte ainsi que celle de l'honneur, antinomiques dans leurs significations, sont paradoxalement liées et ont constitué un terrain de prédilection des anthropologues à la recherche de la différence culturelle. Elles ont fait l'objet d'études de toute une littérature anthropologique, sociologique et psychologique, à laquelle cette contribution fait référence. C'est ainsi que certains anthropologues des sociétés du pourtour de la Méditerranée ont étudié le phénomène de l'honneur. 1

Dans le cadre de la

sociologie marocaine d'autres études ont focalisé sur le phénomène de pudeur en rapport avec le statut de la femme et la sexualité féminine. 2 L'étude des méandres sémantiques liées à des situations contextuelles où le terme "ۊ une réflexion préalable sur l'évolution des objets de l'anthropologie et sur celle de la pratique anthropologique, dans le cadre d'une démarche d'analyse réflexive. L'anthropologie, en tant que discipline, sa pratique et ses acteurs ont connu un changement depuis les premiers travaux du XIX

ème

siècle à nos jours. Née d'une division du travail scientifique sur les sociétés humaines, elle s'est orientée, lors de ces débuts vers la connaissance des peuples et des sociétés primitives ou traditionnelles, alors que la sociologie en tant que discipline, confirmée dans ses approches théoriques avec ses fondateurs, comme Auguste compte, Émile Durkheim, Max Weber et d'autres, traite et étudie les sociétés occidentales. C'est ainsi que l'anthropologie, à sa naissance, a été une science de la différence, où l'anthropologue voyage pour découvrir les contrées lointaines et étudier une autre société différente de celle à laquelle il appartient. Aussi, la production anthropologique a été intense durant la fin du XIX

ème

siècle et tout au long du siècle dernier. Son intensité s'est accrue durant l'ère des expansions coloniales.

1. Alberta Donigi et Anton Blok, éds. L'anthropologie de la Méditerranée (Paris: Maisonneuve et

Larose, 2001); J.K. Campbell, Honour, Family, and Patronage. A study of Institutions and Moral Values

in a Greek Mountain Community (Oxford: Oxford University Press, 1974); Pierre Bourdieu, Esquisse

d'une théorie de la pratique précédé de trois études d'ethnologie Kabyle (Paris: Droz Genève, 1977);

Pierre Bourdieu, Le sens pratique (Paris: Les Éditions de Minuit, 1980); Lila Abu-Lughod, Veiled Sentiments: Honor and Poetry in a Bedouin Society (Berkeley: University of California Press, 1986).

2. Fatema Mernissi, Sexe, idéologie, Islam (Paris: Tierce 1983); Soumya Naamane-Guessous, Au-

"Women, gender and sexual practices in Arab States," in Encylopedia of Women and Islamic Cultures,

eds. Suad Joseph and Afsaneh Najmabadi, vol. II-V (Leiden: Brill, 2006); Sanaa El Aji, Sexualité et

célibat au Maroc. La penser, la dire, la vivre (Casablanca: La Croisée des Chemins, 2018).

161Les méandres sémantiques de la pudeur

L'histoire de l'anthropologie du Maghreb est riche et diversifiée par l'important legs des études coloniales 3 et postcoloniales, francophones et anglo-saxonnes. Les études de terrains ont porté sur des groupements sociaux circonscrits dans les frontières de communautés et de territoires particuliers. Une abondante littérature anthropologique et ethnographique sur les sociétés du Maghreb a été produite, générant des thèses sur des tribus, les cultures des peuples, le sacré, la religion, les croyances, et les pratiques culturelles. Elle demeure une littérature incontournable pour la connaissance des sociétés du

Maghreb de l'époque.

Actuellement des paramètres de changement social sont venus modifier l'orientation et les objets de l'anthropologie. Un changement s'est d'abord opéré dans la division du travail scientifique entre deux disciplines: la sociologie et l'anthropologie avec le brouillage et la perméabilité de leur frontières du fait d'interdisciplinarité imposée par les transformations de la réalité sociale. Beaucoup de chercheurs maghrébins sont devenus sociologues et anthropologues, faisant usage, dans leur pratique de recherche, des méthodes et des démarches des deux disciplines. Ce changement a ouvert des perspectives pour une anthropologie "de chez-soi," à la fois pour les anthropologues occidentaux et pour les non occidentaux. Pour les premiers, cet état de fait, a été favorisé par les changements qui se sont opérés dans les sociétés occidentales sous l'effet des mobilités et de l'immigration, créant ainsi, un mélange des populations, et une diversité des cultures et des modes de vie. Les questions des crispations identitaires, du racisme, du rapport à l'altérité et aux autres phénomènes en Europe et aux USA, impliquent des investigations et des recherches anthropologiques de terrain, non seulement dans les sociétés dites traditionnelles, mais également dans les sociétés occidentales. C'est ainsi que les anthropologues occidentaux font de l'anthropologie "chez-eux" et que réduire l'anthropologie à étudier que des sujets des autres cultures n'est plus de mise. 4 Par ailleurs, on voit apparaitre durant la période post coloniale, des anthropologues appartenant aux sociétés du Maghreb qui font de l'anthropologie "chez eux," 5 dans leur propre société, dans un contexte de grandes transformations qui a changé le substrat culturel de leurs sociétés. Ils

3. Hassan Rachik, Le proche et le lointain. Un siècle d'anthropologie au Maroc (Marseille: Éditions

Parenthèses, 2012).

4. On voit apparaître des anthropologues de la mondialisation comme: Arjun Appadurai, Après le

colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation (Paris: Bibliothèque Payot, 2005); Arjun

Appadurai, Géographie de la colère. Violence à l'âge de la globalisation (Paris: Payot, 2007).

5. Fatoumata Ouattara, "Une étrange familiarité. Les exigences de l'anthropologie "chez soi,"

Cahiers d'études africaines 3, 175 (2004): 635-58. Voir également, Elisabeth Cumin et Hemandez

A. Valeria, "De l'anthropologie de l'autre à la reconnaissance d'une autre anthropologie," Journal

des anthropologues (2007): 110-1; Marianne Gullestad, Elisabeth Larianne Lien et Marit Melhuus,

"Antropologie "chez soi" et anthropologie "chez l'autre,"" Ethnologie française 39, 2 (2009): 206-15.

162 Rahma Bourqia

vivent dans des sociétés qui étaient, par le passé, dans un confinement culturel et qui deviennent liées au global, un phénomène incontournable à considérer par la pratique anthropologique d'aujourd'hui. 6

La globalisation a créé des

phénomènes d'interaction entre le global et le local qui mobilisent aussi bien la sociologie que l'anthropologie. Si l'anthropologie s'est intéressée essentiellement au micro local, l'ouverture des sociétés sur le monde impose l'étude de la relation entre le micro, qui est de l'ordre local, et le macro qui est de l'ordre global. Actuellement les cultures et les communautés ne sont plus des entités fermées, mais se meuvent dans un contexte plus large. Les aires culturelles s'étendent au-delà des frontières des sociétés: on ne pourrait délimiter la culture algérienne, libyenne, marocaine, mauritanienne ou tunisienne, et dans un isolement, et approcher les croyances avec un essentialisme culturel. Par l'effet des moyens de communication, des connectivités et des mobilités, les frontières des sociétés sont devenues perméables. Avec la montée en puissance des sociétés de réseaux sociaux numériques, se créent des cultures, des "communautés imaginées," 7 des espaces d'échange où on communique et interagit, où se construisent des amitiés et des inimitiés, où les liens sociaux se font et se défont, où apparaissent parfois les violences et un voyeurisme à grande échelle. L'anthropologie est amenée à reconsidérer et interroger la notion de "terrain" qui n'est pas toujours là où l'anthropologue le découvrait, dans une territorialité donnée et dans une communauté délimitée. Le "terrain" peut se localiser dans un espace de sociabilité virtuelle avec des acteurs réels. L'observation participante, cette méthode anthropologique, exige de l'anthropologue de circuler et d'observer de nouveaux acteurs et de visiter d'autres terrains sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte, les objets de l'anthropologie qui sont l'expression d'une société et d'une culture, reflétant son imaginaire et son ordre symbolique, se trouvent altérés par les changements survenus sur des terrains qui se prêtent peu à l'observation participante selon le mode de l'ethnographie classique. Ceci ne se passe pas sans effet sur les significations et les usages des notions culturelles comme la notion de pudeur-honte, "ۊ de notre réflexion. Si la notion est dépositaire des traces des différentes

6. Marc Abélès, "Politique et globalisation: Perspectives anthropologiques," L'Homme. Revue

française d'anthropologie et le contemporain (2008): 133-43.

7. Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism

(London: Verso, 1983).

163Les méandres sémantiques de la pudeur

significations que lui ont confiées la société et la culture marocaine traditionnelle, elle s'aventure aujourd'hui vers d'autres espaces de sens à l'ère des réseaux sociaux. L'anthropologie rencontre ainsi aujourd'hui des objets anciens métamorphosés dans de nouveaux contextes. L'analyse de la notion ambivalente et polysémique, ۊ sur une observation distanciée des situations sociales et des contextes de la société marocaine où elle apparait dans le discours des individus. La démarche a consisté à accorder une attention particulière au langage vernaculaire et aux expressions utilisées dans des situations qui leur confèrent un sens. Elle se base également sur l'idée qu'une réalité existe dans le langage et dans la manière de nommer les faits, et que les représentations culturelles et les normes sociales sont exprimées par le medium du langage. C'est ainsi que les traditions culturelles constituent un champ sémantique qui comporte des codes communément partagés par une communauté culturelle et linguistique.

C'est pour cette raison que la notion de ۊ

sur sa signification dans les différents contextes sociaux et culturels.

La pudeur-honte: La grande et la petite tradition

Le constat considérant la notion ۊ

par le discours dans le cadre du champ culturel marocain, soulève, néanmoins, des questionnements sur les délimitations de la frontière de ce champ: se réduit-il au territoire de la société marocaine, ou bien est-elle partagée par tous ceux qui appartiennent à la culture arabo-musulmane? Jack Goody distingue entre la grande et la petite tradition. 8

Cette distinction

pourrait être transposée dans le champ de la culture arabo-musulmane et ses ramifications dans l'aire des sociétés musulmanes. Si la première opère dans un large espace des pays musulmans, la seconde, dite "petite tradition" est circonscrite dans une territorialité donnée et confinée dans un espace culturel particulier de sociabilité. En effet, on retrouve, dans la tradition de toutes les sociétés arabo- musulmanes, des notions qui s'apparentent à ۊ

ۊishma et lۊ

le comportement des femmes vis-à-vis des hommes et les relations sociales dans la société.

8. Jack Goody, "The Great and Little Traditions in the Mediterrenean," in L'anthropologie de la

Méditerranée, eds. Donigi Alberta et Anton Blok, 473-90 (Paris: Maisonneuve et Larose, 2001), 473.

164 Rahma Bourqia

La grande tradition est élaborée, portée et véhiculée par une élite lettrée, porteuse de la voix de l'Islam, disposant d'une influence territorialement élargie parmi les musulmans. Le savoir des lettrés religieux d'un pays prophétique et la jurisprudence (fiqh). Il fait partie ainsi de la grande tradition qui dépasse les frontières d'un pays ou une localité donnée. 9

La petite

tradition, enracinée dans la culture populaire, est localisée à l'intérieur des frontières d'une communauté ou d'une culture. C'est dans ce dernier cas qu'on peut parler de tradition culturelle d'une tribu ou d'une société. Cette distinction est à nuancer par rapport aux transferts qui s'opèrent de la grande vers la petite tradition. Dans le monde musulman, les deux traditions cohabitent et convergent. On pourrait dire que la notion de emprunte quelques éléments à la grande culture. C'est cet emprunt qui donne une certaine légitimité à la petite tradition et au discours qui l'accompagne, puisque l'Islam valorise la pudeur (ۊ Analyser la notion de pudeur au niveau des textes sacrés, dans le Coran, la tradition prophétique (ۊ de cette contribution; mais il faudrait juste souligner que l'Islam probe la 10 ce corpus de la langue, ne nous donne pas le terme la ۊ ses significations: la pudeur, le respect, la chasteté, la retenue, la vertu, la politesse et la modestie.

C'est ainsi que la notion de ۊ

l'Islam, et s'inscrit ainsi dans le champ des valeurs exhortées par la culture et la tradition islamique. Toutefois, véhiculée dans le contexte de la culture marocaine, elle acquiert des significations inhérentes aux différents contextes et situations sociales où elle est invoquée. La langue vernaculaire marocaine polysémie de la notion de ۊ

Tout en tenant compte de la parenté qu'a ۊ

la grande tradition et culture de l'aire arabo-musulmane, il faudrait cerner la particularité de ses significations dans divers contextes de la société

9. Bien que dans certaines régions du monde musulman, on retrouve des traditions différentes de

jurisprudence avec des particularités propre à une région donnée. Par exemple Le Maghreb s'est

caractérisé avec la littérature des Nawwazil (les cas d'espèce).

10. Définition et sens de ۊ

165Les méandres sémantiques de la pudeur

marocaine. Cette contribution tente de suivre les méandres des significations de ۊ acquiert ses significations et les usages qu'en font les acteurs, les réseaux sociaux et les sites électroniques d'information.

Les registres sémantiques de ۊ

La pudeur-honte est un phénomène à de multiple dimensions (émotionnelle, sociale, axiologique, etc) et comme objet d'études, elle se trouve, à l'intersection de plusieurs disciplines: psychologie, psychanalyse, anthropologie, sociologie, histoire et philosophie. 11

Étant à la fois pudeur et honte, ۊ

le champ culturel marocain et comporte une sémantique féconde que lui procure chaque contexte. Elle apparait au niveau de plusieurs registres et génère d'autres notions dérivées constituant ainsi un répertoire où elle occupe une position centrale. Ce répertoire est en soi atemporel, dans la mesure où la tradition orale, et l'usage actuel de la notion révèlent que les marocains véhiculent encore les mêmes notions et les puisent du même répertoire.

C'est ainsi que ۊ

plusieurs registres.

Le registre normatif et axiologique

d'un fait, d'un acte ou d'un comportement, commis par un individu ou un groupe, considéré comme banni selon les normes de sa communauté. Son invocation opère ainsi dans l'ordre moral de la société et au niveau des normes qui régissent les comportements des individus et leurs relations sociales. Ces normes sont adossées à des valeurs considérées comme des repères de références de bonnes conduites dans les relations humaines. La fidélité, la sincérité, la justesse, le respect des parents sont des valeurs qui consolident le lien social. Toute transgression de ces valeurs est considérée comme ۊ mensonge ou une tricherie, et le non-respect de la parole donnée, relèvent de l'ordre de ۊ parents, considéré comme une obligation et une valeur morale, le non-respect des enfants envers leurs parents, est une honte (ۊ

11. Suzanne Horvach, "Esquisse pour une sociologie historique de la honte," History of European

Ideas 17, 5 (1993): 615; Mathew Gibson, Pride and Shame in Child and Family Social Work. Emotions and Search for Humaine Parctice (Bristol: Policy Press, 2019).

166 Rahma Bourqia

Dans ce contexte, ۊ

durkheimien du terme, se prêtant facilement à l'objectivation. La notion se greffe sur un code normatif porté et véhiculé par le langage. Il intervient dans une situation pour qualifier un comportement. Il suppose l'existence d'un modèle de conduite humaine et morale au sein de la société. Lorsque notion est ainsi polymorphe et fonctionne comme une idéologie préservant le respect des règles normatives, délimitant les frontières entre ce qui est conforme aux normes et ce qui ne l'est pas. Lorsque ۊ à propos d'un comportement social, elle engendre une dépréciation de celui qui s'est comporté en dehors de la norme.

Le registre axiologique de ۊ

morale préventive permettant aux individus de différencier ce qui doit se faire et ce qui ne le devrait pas, pour respecter ainsi la norme. Elle a une fonction socialisante pour respecter les conventions sociales et les normes partagées de la société. Elle encadre l'individu et l'oriente à respecter les codes sociaux et obéir aux règles culturellement instaurées. La notion établit une frontière entre ce qui est permis, dans le comportement de l'individu, et ce qui est banni. Tout en exprimant chez les individus la crainte des sanctions qu'entrainent les transgressions des normes socio-culturelles, elle évoque la pudeur qui les protège et les alerte pour éviter ces transgressions. Elle renforce ainsi des repères sociaux et moraux. Au-delà de sa fonction préventive, elle comporte une fonction punitive lorsqu'elle est prononcée comme une sanction morale, le locuteur lui accorde le sens de la "honte." On s'en sert pour pointer du doigt un individu qui a commis un acte catégorisé comme ۊ portant ainsi l'opprobre sur lui. Dans ce contexte le terme ۊ sens de honte, s'accompagnent d'une floraison de notions dérivées, véhiculées par le langage vernaculaire marocain, tels que, tabhdila (humiliation), chouha (déchéance), fdiha (scandale), qalat alұaraڲ notions, avec des nuances, faisant partie du lexique de l'ordre moral culturel de la société. Bien que chacune de ces notions n'acquière une signification qu'en la plaçant dans son contexte et sa sphère de sens, elles pivotent toutes autour de la notion de ۊ

Les convenances sociales

C'est au niveau du registre des convenances et du conformisme social qu'apparait également la notion de ۊ

167Les méandres sémantiques de la pudeur

des situations pour déterminer ce qui doit se faire ou ne pas se faire. Elle est prononcée à propos d'une conduite ou d'une pratique émanant d'une personne, exprimant la conformité aux règles instaurées par le conformisme social. On pourrait dire ۊ cuisine, vu qu'elle se soustrait à une pratique traditionnellement confiée aux femmes dans la société marocaine, où le culinaire est considéré comme une fonction propre à la gente féminine. De la même manière, on dira ۊ propos d'un enfant qui n'est pas poli lorsqu'il ne salue pas les personnes, ou qui conteste ses parents à qui il doit obéissance. Elle est prononcée dans une situation où un invité n'est pas reçu chez soi sans lui offrir un verre de thé ou un repas selon la tradition marocaine. On dira ainsi ۊ tout comportement qui ne respecte pas les convenances sociales, reconnues et exigées par les règles de bienséance et de bienveillance envers les gens.

Sur ce registre ۊ

manquement et une non-conformité aux normes usuelles de la société, lorsque l'individu n'a pas répondu à une attente de la communauté et aux codes des convenances et des obligations à accomplir envers les autres. Dans ces cas, l'individu n'est pas blâmé ou banni, ne confronte pas la situation de honte, ne perd pas la face ou son honneur, vu qu'il n'a pas commis l'irréparable, mais il a manqué de se soumettre à une règle normative sociale et culturelle.

La sexualité, la pudeur et la honte

La notion cristallise, à la fois la honte et la pudeur, lorsqu'il s'agit de l'ordre sexuel, surtout en rapport avec le corps féminin. Lorsque ۊ est évoquée dans le domaine sexuel, on se réfère soit à la pudeur en tant que conformité à l'ordre moral sexuel, soit, au contraire, à sa violation transgressant les normes qui l'encadrent. Cette violation couvre tous les comportements proscris socialement et enfreignant les codes culturels de la sexualité. Avoir des rapports sexuels hors mariage, tomber enceinte pour une fille célibataire, se marier pour une femme en dehors du consentement des parents ou encore d'être en concubinage, sont autant de phénomènes qui suscitent ۊ L'opprobre dans ces cas particuliers, n'est pas uniquement culturel, social et moral mais il est également légal puisqu'ils font objets d'interdiction par une loi renforçant ainsi l'ordre social. La transgression des normes sexuelles, établies par la société, ne se passe pas sans entrainer pour la personne la honte et briser, non seulement, son honneur, mais également celui de sa famille et même de sa communauté. Lorsqu'une jeune fille entreprend ce qui lui est interdit au niveau de la sexualité, elle est considérée comme attirant la honte et le déshonneur à la

168 Rahma Bourqia

famille. On parle généralement avec métaphore de la honte, qu'inflige le comportement sexuel transgressif d'une femme à sa famille. Pour l'exprimer, un père ou une mère, dont la fille se trouve enceinte en dehors du mariage, dira: "je ne pourrais plus lever ma tête devant les gens" (manaqdartch nhaz rassi) ou encore "ma fille m'a souillé le visage" (binti waskhatli wajhi); ou "qu'elle nous a exposés à la risée des autres" (dartna daۊ le comportement hors-norme d'une jeune fille ne porte pas uniquement préjudice à sa personne, mais aussi à sa famille. Les expressions utilisées par les parents pour exprimer la honte que crée ce comportement, telles que "ne pouvoir lever la tête" ou de "voir son visage souillé" sont significatifs, dans la mesure où la tête, et particulièrement le visage, constituent l'interface avec le monde extérieur et le lieu où se fixe le regard réprobateur des autres. Les études montrent que le mariage est valorisé dans la société marocaine. 12 C'est par métaphore qu'on dirait d'une fille célibataire qui tarde à se marier "qu'elle doit protéger sa tête" (khasha taster rasha) ou "quelle doit couvrir sa tête" (khasha tghaܒ mariage. Celui-ci est ainsi perçu pour la femme comme une protection contre toute transgression dangereuse, et également comme un paravent contre les vicissitudes de la vie. La sexualité des femmes est surveillée et contrôlée pour préserver également l'honneur des hommes: père, frère, et agnat masculin. On dira dans le cas d'un père dont le comportement de sa fille qui ne se conforme pas aux code moral sexuel "qu'il n'est plus un homme" (mabqach rajel), ou, "il est souillé" (twassekh) ou "il a perdu sa face," (ma bqa ұandou wjah), ou encore "qu'il est humilié" (t-bahdal). Toutes ces expressions renvoient à la honte portée par celui qui a perdu quelques choses qu'on pourrait nommer honneur (ұard ou charaf) ou face (lawjeh), autrement dit une reconnaissance de l'être social en conformité avec les règles qui régissent la sexualité des femmes dans la société. C'est par le biais de la femme que s'enfreignent les règles du code sexuel et qu'arrive la honte qui souille l'honneur des membres de sa famille.

12. Bourqia, Rahma, 2006, "Les valeurs: Changements et perspectives," dans Collectif, 50 ans de

développement humain et perspective 2025, https://www.iemed.org/publicacions/quaderns/13/qm13_

pdf/14.pdf, voir aussi: Enquête sur les valeurs menée dans le cadre du rapport du cinquantenaire a

été dirigée par Rahma Bourqia, Abdellatif Bencherifa et Mohamed Tozy (dont le rapport final a été

rédigé par Hassan Rachik, "Rapport de synthèse de l'enquête nationale sur les valeurs." 50 ans de

développement humain et perspectives, 2025, Maroc. Comité Scientique du Suivi, Rahma Bourqia Abdellatif Bencherifa et Mohamed Tozy: http://ourahou.e-monsite.com/medias/files/valeura474pages. pdf) a porté sur un échantillon de 6000 jeunes âgés de 15 à 34 ans.

169Les méandres sémantiques de la pudeur

Dans une société patriarcale, la conformité avec l'ordre social traduit le pouvoir qu'a un homme sur les femmes en tant que gardien de l'ordre social public. Dans ce contexte, on tente, autant se peut, de cacher ce qui fait honte pour que les autres ne le sachent pas. Le secret doit rester entre les murs de la maison qui protège. On cultive la discrétion autour du comportement de la personne pour ne pas entacher l'honneur de la famille par les commérages. Mais, actuellement, les réseaux sociaux, à diffusion d'information à grande échelle, ont brisé les remparts de ce qui doit rester comme secret. Cela a fragilisé la famille qui était autrefois protectrice de ce qu'il fallait cacher aux autres et éviter la honte. 13

Le registre de la pratique religieuse

Le respect des préceptes de la religion et l'accomplissement des cinq piliers de l'Islam constituent une obligation qui s'impose aux musulmans et musulmanes. Mais, il se trouve que la pratique de la religion n'a pas uniquement une portée religieuse, mais sociale. Dans le cas de la prière, bien qu'elle soit un pilier que tout musulman doit accomplir parmi les cinq piliers de l'Islam, le manquement à son accomplissement ne conduit pas l'individu au bannissement par la société. Par contre, le non-respect du jeûne pendant le mois de Ramadan, qui relève sur le plan religieux de l'illicite (ۊ est considéré sur le plan social comme une honte (ۊ exprime l'acte du non-respect d'un pilier de la religion musulmane, privilégié socialement comme plus important que la prière. Le regard social jette ainsi l'opprobre sur celui qui, pendant le mois sacré du Ramadan, mange en public et ne respecte pas l'obligation du jeûne. Dans ce cas, le social intervient en force pour faire respecter l'obligation du jeûne, alors que pour d'autres piliers musulman est tolérable. C'est ainsi que la notion de ۊ dans le langage lorsqu'il y a un croisement entre le religieux et du social, comme c'est le cas du jeûne, et que le social prend le dessus, beaucoup plus que la religion elle-même dans laquelle la foi est une affaire entre Dieu et d'individu.

Le registre de la pauvreté et la ۊ

La pauvreté nourrit chez les catégories sociales pauvres privation et infériorité. Un groupe est toujours pauvre par rapport à d'autres groupes

13. Il y a quelques années, j'avais réalisé une étude sur les quartiers populaires d'Oujda sur le code

de l'honneur par rapport au rapport à l'espace privé et aux rapports des sexes. A cette époque, fin

des années 80 et début 90, j'ai déjà constaté que l'honneur était à l'épreuve par l'effet de l'éducation

des femmes et leur accès à l'espace public. Voir, Rahma Bourqia, Femmes et fécondité (Casablanca:

Afrique-Orient, 1999).

170 Rahma Bourqia

sociaux. La situation sociale invalidante de l'extrême pauvreté face à la position sociale élevée des autres catégories sociales amplifient le sentiment de honte. 14 Dans plusieurs cas la pauvreté fait vivre au pauvre une gêne dans son vécu au quotidien. 15 Un chômeur, à la recherche d'emploi, ne disposant pas de revenus, dira: "j'ai honte de rentrer à la maison, après une journée à errer dans les rues, sans rien ramener chez-moi." L'emploi offre une dignité à l'individu, mais le chômage lui fait subir la honte et la gêne. Dans une société où la culture patriarcale subsiste encore, bien que beaucoup de femmes, prennent en charge leur famille, même avec des revenus de petits emplois, le fait, pour un homme, de rentrer à la maison le soir "les mains vides" (sans revenu) entache son honneur devant sa famille. Lorsque la pauvreté d'une personne est dévoilée aux autres elle entraine chez la personne un sentiment de ۊ venue me voir un jour pour me parler de sa condition sociale qui l'empêche de poursuivre ses études supérieures. Elle me dit qu'elle a "honte de montrer à ses copines le quartier et la maison où elle habite." Dans ce cas, l'habitation en bidonville, fait porter aux habitants la honte de la pauvreté. 16

Quelqu'un qui

vit dans un taudis dira; "j'ai honte d'inviter quelqu'un chez moi," autrement dit: je suis tellement pauvre que j'ai honte de dévoiler ma misère. On cache donc la pauvreté pour ne pas subir l'humiliation devant le regard des autres. Sur ce registre, bien qu'on ne transgresse pas un ordre établi et qu'on est soi-même victime de la pauvreté, ۊ par le fait qu'on se retrouve au bas de la hiérarchie sociale et qu'on est exclu de ce qui fait le minimum requis de bien être qui préserve la dignité humaine. Dans une société marocaine en transformation, émergent actuellement différentes attitudes par rapport au vécu de la pauvreté et sa perception. Plus

la société est inégalitaire, plus le vécu de la pauvreté est intolérable et crée des

attitudes différenciées. C'est ainsi que la pauvreté et son rapport à la honte ont évolué dans le temps, et ont subi des effets des changements sociaux. Certaines personnes peuvent dire: "on a honte de quémander" parce qu'ils sont pauvres et qu'il faudrait cacher sa misère, qui étant dévoilée, procure

14. Vincent De Gaujelac, "Honte et pauvreté," Santé mentale au Québec XIX, 2 (1989): 130; Vincent

De Gaujelac, Les sources de la honte (Paris: Desclée de Brouwer, 2008). Voir aussi, Richard Hoggart,

La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires, trad. Françoie Jean Clause

Garcias et Jean Clause Passeron (Paris: Éditions de Minuit, 1970).quotesdbs_dbs29.pdfusesText_35
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