Les écrits professionnels
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Études de communication
langages, information, médiations16 | 1995
Pratiques d'écriture et champs professionnels.
Petites fabriques d'auteur
Sophie
Pene etPierre
Delcambre
(dir.)Édition
électronique
URL : http://journals.openedition.org/edc/2483
DOI : 10.4000/edc.2483
ISSN : 2101-0366
Éditeur
Université de Lille
Édition
impriméeDate de publication : 1 janvier 1995
ISSN : 1270-6841
Référence
électronique
Sophie Pene et Pierre Delcambre (dir.),
Études de communication
, 161995, "
Pratiques d'écriture et
champs professionnels. Petites fabriques d'auteur » [En ligne], mis en ligne le 21 juin 2011, consulté le19 mars 2021. URL
: http://journals.openedition.org/edc/2483 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edc. 2483Ce document a été généré automatiquement le 19 mars 2021.
© Tous droits réservés
Comité scientifique de ce numéro : Pierre Achard, Patrick Charaudeau, Bernard Miège, Pierre Moeglin, Jean Mouchon, Eric Neveu, Roger Odin, Michael Palmer, Jean-François Tétu, Yves Winkin.
Comité de rédaction de ce numéro : Olivier Chantraine, Pierre Delcambre, Bernard Delforce, Elisabeth Fichez, Martine Hédoux, Bernard Leconte, François Poulle, ChristineRevuz.
Études de communication, 16 | 19951
SOMMAIREDossier : Pratiques d'écriture et champs professionnels. Petites fabriquesd'auteurPrésentation:Petitesfabriquesd'auteur
Sophie Pène et Pierre Delcambre
Bernard Buron
Écritsdetravail:surlapistedel'auteur
Françoise Rouard
Sophie Pène
Olivier Chantraine
écrite
Lucrecia Escudero-Chauvel
Nathalie Deley
Nouvelles d'autres champs. Littérature
Entretien avec P. Malandain, responsable du colloque " auteur et autorité dans la France de l'ancien régime »
Le monde du travail et ses archives
Entretiens avec G. MOURADIAN et A. DESPLANQUE, Centre des Archives du Monde du TravailComptes-rendus
Manifestesmédiologiques
Régis Debray, Editions Gallimard, 1994
Pierre Vanier
Études de communication, 16 | 19952
Dossier : Pratiques d'écriture etchamps professionnels. Petitesfabriques d'auteurÉtudes de communication, 16 | 19953
Présentation : Petites fabriquesd'auteurSophie Pène et Pierre Delcambre1 " Pratiques d'écriture et Champs professionnels », le thème a occupé deux numérosd'Études de communication, le premier en juin 1990, le second en avril 1992 1 Ce
troisième numéro poursuit la même ambition que l'on peut décliner ainsi : analyser la part de l'écriture dans la professionnalisation, son édification, sa mise en scène, sa revendication ; développer une description des pratiques d'écriture, de leur économie et de leur environnement en s'attachant aux initiatives et aux jeux d'acteurs.2 Certains auteurs étaient déjà présents dans l'un ou dans ces premiers momentsd'élaboration. D'autres répondent à l'invitation du groupe de travail Gérico-CnamÉcrits, Écriture en contexte de travail, pour y introduire leur approche, profitant d'une
espèce d'appel d'air, l'espace ouvert il y a quelques années par quelques chercheurs qui s'interrogeaient sur l'écriture de salariés comme travail. Aussi n'y a-t-il pas dans cette livraison d'homogénéité voulue. Tous les auteurs ont cependant un point commun :l'attention accordée à l'écrit matériel, le moins réifié possible, épousant le mouvement
et le temps d'un métier, d'une communauté, d'une entreprise.3 L'écrit nous conduit vers l'histoire, celle des individus, celle des groupes socio-professionnels, celle du travail dont il est l'archive. C'est l'horizon de notre entreprise,
mais notre visée immédiate traite surtout de la pratique et des objets langagiers. Elle s'interroge ainsi sur le sujet qui, d'une façon ou d'une autre, assume l'écrit du travail. Non pas un sujet idéal, une cardinalité du système analysé, mais un sujet de chair et d'os. Il se reconnaît aux gestes et aux actes qu'il accomplit, ainsi qu'aux traces qu'il dépose en recevant, en produisant, en manipulant et en transformant des écrits.4 Pour le saisir, il nous est venu une idée à la limite de la provocation : l'auteur, écrasant
stéréotype de l'univers littéraire, ne serait-il pas un bon détecteur à promener dans nos
écrits gris ? Par différenciation et opposition, par ressemblance aussi, nous avons manipulé " l'auteur » comme un papier de tournesol qui réagirait aux composants invisibles de la solution dans laquelle on le plonge. A la clé, le moyen d'interroger la relation entre sujets et écrits. Nos sujets, pourtant, accumulent toutes les pénalitésÉtudes de communication, 16 | 19954
nuisibles à la liberté de création : ils sont, on le sait, et les articles qui suivent en donnent confirmation, soumis à des formes contraintes, ils supportent le pré-imprimé, ils se plient au formulaire ; ils admettent la répétition du courrier type et des rituels figés ; leurs lexiques relèvent du jargon professionnel, par les thématiques techniques comme par les effets de " culture d'entreprise » ; les marques énonciatives, le " je », le jugement, l'appréciation, sont rares et ne sont pas à prendre au pied de la lettre. Celles- ci rappellent surtout l'empreinte des collectifs et des points de vue managériaux.5 Et pourtant, dès que l'écriture et ses marques " font texte », la question du " bon »texte, sa valeur, sa légitimité, sa pertinence impliquent qu'une personne, sur la scène
publique, soit figurée comme auteur. Il faut bien pouvoir donner une origine à l'écrit qui circule, un nom de baptême. Cette origine, comme le montrent Bernard Buron ou Olivier Chantraine, produit du sens. Plus subjectivement, le pouvoir d'initiative, le sentiment de propriété, la qualité de responsabilité et le désir de proclamation que porte le mot " auteur » rendent compte de phénomènes qui accompagnent indéniablement le cycle de vie du texte dans l'entreprise.6 Alors que faire de " l'auteur » ? Ici, c'est avant tout un thème de lancement qui restera
latent, une question heuristique dont la réponse est différée. La métaphore image avec excès - et profit - la conscience qu'ont tous les... auteurs des articles que les écrits expriment la présence des individus dans les organisations, ou les zones d'absence et d'empêchement. Ce numéro ne recherche aucunement les preuves méthodiques qui boucleraient le signalement d'un " auteur d'écrit professionnel ».7 En revanche, l'imposition du mot " auteur » a dégagé un fil résistant, qui court au
travers du numéro et lui donne son titre. Les écrits professionnels sont " fabriqués » et
cet Études de communication témoigne de la diversité des procédures.8 Au moins trois établis sont en place dans cet atelier un peu clandestin : l'établi
rhétorique appuyé sur des modèles, une culture, une dialogie ; l'établi de l'entreprise qui produit l'écrit comme un bien et un facteur d'ordre et de représentation d'elle-même ; l'établi de la personne, le fabricant d'écrit qui évalue son jeu et calcule sa mise.
9 Les modèles de textes déterminent des formats. Le " genre » compte-rendu, mêmeinexplicité, renvoie à une représentation assez précise pour que son auteur la travaille.
Il sait si ce qu'il produit correspond ou non aux attentes de ses destinataires. Un compte-rendu d'intervention, comme ceux qu'a souvent décrit Françoise Rouard, obéit finement aux lois du genre, la relation du réel, la preuve de l'acte. Bernard Buron prouve la correspondance entre pouvoir de l'écrit et création de forme : un compte- rendu de cercle de qualité ne trouve son efficience que quand il détermine une modalité de discours.10 Quand Nathalie Deley met au jour les différentes époques d'un journal d'entreprise, elle
s'appuie sur la gestion des espaces, la part de citation, de discours rapporté, de discours direct ou la figuration de tel ou tel personnage ou catégorie de personnages. Si Lucrecia Escudero peut suivre le procès de construction de la nouvelle, c'est parce que la forme finale du " journal » est connue et paramètre les différentes interventions. Cetterhétorique dépend aussi de la bonne façon de s'adresser à autrui : certaines " évidences
pratiques et conventionnelles », comme les nomme Olivier Chantraine, se manifestent dans la " virtuosité technique » investie dans la correspondance.11 Mais il n'y a pas là que rhétorique : Le texte produit ne semble avoir de valeur, pour son
rédacteur lui-même, qu'à certaines conditions. Il est par exemple nécessaire que cetteÉtudes de communication, 16 | 19955
représentation qu'il produit et propose soit mise en circulation comme un écrit quepuisse s'approprier l'entreprise, communauté complexe toujours en référence. Et, sil'on s'intéresse à des pratiques d'écriture qui paraissent minimales, comme lemarquage qu'étudie David Charrasse, on ne peut que constater leur prolifération : onreste frappé par les reports successifs de signes en textes, de textes en organigrammes,
enchâssement de pratiques diverses d'écriture qui alimentent le fonds d'écrits,
propriété de l'entreprise. Accède ainsi à la représentation un ordre de l'entreprise. L'économie du support et les finalités du poste induisent, par l'espace accordé, par la consigne donnée, une certaine " réponse ». Par l'accumulation des marques s'élabore " l'entreprise scripturaire ». " Fabrication » s'entend donc aussi dans le lien avecl'activité d'usinage. Dans ce parcours l'écrit est une étape. Il est pris dans la production
du travail : production de choses, émissions d'ordres, instances de coopération et de transmission, transformation des informations.12 Quand nous parlons " fabrique », c'est aussi une façon de débusquer le " fabricant »,
l'ouvrier pour qui l'écrit est un des outils de travail, l'auteur qui trafique le langagier pour asseoir un certain effet de sens. En, 1985, La Petite Fabrique de Littérature (éditée chez Magnard par A. Duchesne et Th. Leguay) lançait l'idée presque iconoclaste que la littérature pouvait s'enseigner autrement que par la lecture commentée : par l'écriture sans scrupule, par l'imitation, le plagiat, le pastiche, la parodie, le caviardage, l'expansion, la retouche... Une intertextualité joyeuse de faussaire était invitée à prendre, sur les bancs des lycées, le relais de la tradition précieuse et du club oulipien. Ce parti sans moralité, cette convention explicitée et retournée nous semblent bien utiles pour montrer le travail de truquage et de reprise que suppose tout écrit. Les " fabriques d'écrit » de l'univers tertiaire montrent des personnes s'entraînant àréparer par l'écrit justificatif un acte à demi-échoué. L'orchestration de décisions, la
conclusion de débats oraux se négocient par des arbitrages écrits, qui distribuent lesrôles et les évictions, mesurent les effets d'énonciation et de citation. A défaut de droits
d'auteurs se gèrent des droits d'écrire, et a contrario, le partage entre ce qui ne s'écrit et ne s'écrit pas.13 C'est dire que " fabriquer » implique qu'il y ait du construit, du non dit, de la marge et
de la protection. Le texte alors est une " surface », selon l'expression de Françoise Rouard, qui, de façon lacunaire, montre le travail de recomposition a posteriori d'une séquence de travail. Plus radicale est la position de David Charrasse, qui, à défaut de tenir pour auteurs les acteurs du marquage voit dans ce premier niveau de l'écriture un contrepoint de la production, un enregistrement dans l'ordre du symbolique des quantités d'objets produits, une monstration des actes, des temps, des espaces.14 De telles démarches ne peuvent que réinterroger la construction des objets derecherche, comme le montre Sophie Pène. Ce qui était auparavant analysé par le
linguiste comme " contexte », " situation », doit être mieux articulé : l'écrit est un des
éléments d'une action toujours accompagnée et structurée par du langage.15 Si l'écrit ne peut être simplement considéré comme le texte où émerge lareprésentation d'un contexte, il ne peut être aussi simplement traité comme le reste de
l'action, sa trace dérisoire et rigoureuse.16 La fabrique d'écrit est donc une entreprise de production de sens. Quand bien même ce
" sens » serait réduit par les uns au fonctionnel ou exalté comme emblématique par lesautres, écrit de liquidation de l'ordinaire ou de réassurance des rites, la fabrique d'écrit
établit un solide circuit d'échange. Analyser finement ce " système d'information »,Études de communication, 16 | 19956
mettre en avant le " travail » d'écriture ne revient pas à coller à une visionproductiviste de l'écrit, à souhaiter que la capacité d'auteur puisse devenir unecompétence de plus dont l'entreprise aurait l'usufruit. Pour nous, " fabrique d'écrit »
s'entend surtout comme une restitution de droit au secret, à l'astuce, à l'innovation et aussi à l'échec, droit dont l'acteur doit garder la maîtrise. NOTES1. Études de Communication a également publié en décembre 1993 un supplément " Séminaire
Écriture, écrits professionnels » qui s'inscrit dans cette série. Les sommaires de ces livraisons
sont repris en fin d'ouvrage.Études de communication, 16 | 19957
Écrire le travail : la position del'auteur les sujets de son écriture,les destinataires en questions. Le casdes comptes rendus des réunionsdes cercles de qualité.
Bernard Buron
1 Les procédures de certification des entreprises peuvent se synthétiser en trois phasessur le plan de l'écriture du travail. Dans un premier temps, les procédures réellement
mises en oeuvre sont enregistrées par écrit, puis elles sont rationalisées pour
correspondre à des critères définis d'efficacité et de rentabilité. Dans un second temps,
ces nouvelles procédures, élaborées à partir du travail réel - du moins, tel qu'il a été
écrit - " reviennent » dans les ateliers et les services d'où elles sont issues et
deviennent les nouvelles prescriptions. Enfin, le contrôle de ces prescriptions est réalisé par écrit1. Ce mouvement touche aussi bien la fonction publique d'état et
territoriale que les entreprises privées ; dans ces dernières, les secteurs de production sont concernés au même titre que les services fonctionnels. On aurait sans doute tort de considérer qu'il s'agit seulement là d'un nouvel avatar du taylorisme. Si l'objectif déclaré est analogue2 - rationaliser le travail pour augmenter la productivité et la
qualité des produits et des services - les modalités concrètes de cette rationalisationsont très différentes. Dans tous les cas, les salariés, quelque soit leur qualification sont
" associés »3 à ces procédures : ils participent aux différentes phases de l'écriture du
travail et des procédures réels ; de la modification de ces procédures écrites et del'écriture des nouvelles ; enfin, ils écrivent la manière dont les procédures modifiées
sont mises en oeuvre au quotidien.Études de communication, 16 | 19958
2 Dans ce texte, on se propose d'analyser les problèmes que pose l'écriture du travail et
des procédures à partir de l'exemple des cercles de qualité qui ont été en vogue dans les
entreprises tout au long de la dernière décennie. Si les cercles de qualité ont régressé
ou disparu depuis, ils permettent pourtant de montrer une partie des enjeux sociaux réels qui se négocient autour de ce type d'écrits professionnels.3 La première question qui peut être posée est celle de l'auteur de ces écritsprofessionnels. Si l'on se plaît à penser dans notre société que l'écriture est toujours
singulière, elle résulte au minimum, dans le cas qui nous occupe, d'une énonciation plurielle. Cette question est multiforme. Elle se pose au plan juridique : en terme de responsabilité de l'auteur de l'écrit professionnel - dans les procédures qualité qui se développent l'écrit peut servir de preuve4 ; en terme de droit d'auteur et de
reconnaissance de la propriété intellectuelle de l'écrit5. Elle se pose au plan de la
formation des travailleurs à l'écrit et de la reconnaissance de ces nouvelles capacités requises en termes de qualification, de statut et de salaire.4 De la même manière, le sujet sur lequel on écrit est à questionner à l'aune du processus
dans lequel l'écriture du travail et des procédures prennent leur place. L'analyse des comptes rendus des réunions dans lesquelles les salariés énoncent leurs savoirs (Buron1989) est pertinente car elle permet d'appréhender les écarts entre ce qu'ils disent de
leur travail réel et des procédures en vigueur et ce qu'ils en écrivent, compte tenu deleur position dans l'entreprise et des enjeux liés à leur position. Si on arrive à saisir les
écarts entre faire (quelque chose), dire ce que l'on fait et écrire ce que l'on dit faire6, on montre les limites de la conception de la qualité qui prévaut aujourd'hui et qui tend à réduire l'écriture des procédures et de leur application à une simple opération technique, sans voir la multitude et la variété des enjeux sociaux qui s'y négocient.5 Avant d'aller plus loin, précisons un point. Si l'écriture au travail (et du travail), telle
que nous venons de la définir cursivement, se développe d'une manière qui semble attestée, on doit prendre garde à l'illusion de la nouveauté. En effet, ce n'est pas d'aujourd'hui que l'écrit est mobilisé au travail. Depuis la Révolution industrielle, et en particulier avec le développement de théories d'organisation du travail telles leTaylorisme, on écrit au travail.
6 Si la question de l'écriture au travail, de l'auteur et du sujet sur lequel il écrit, devient
pertinente, c'est d'abord, et peut-être surtout, parce que de nouvelles catégories desalariés sont concernées. Ce qui est en jeu ne relève pas d'un développement linéaire, et
inéluctable, des " besoins » des entreprises en termes de savoirs requis et mobilisés autravail, et/ou de niveau de connaissances et de formation des salariés, qui se
manifesterait par leur accès généralisé à l'écriture dans le travail. Le phénomène qui
est en cause est celui de la transformation de la configuration7 des entreprises, dans
laquelle de nouvelles catégories utilisent l'écrit comme moyen de travail. On pourrait, dans une certaine mesure, dire que ces nouvelles catégories " accèdent » à l'écrituredans le cadre du travail, alors que cela leur était souvent interdit, de fait,
précédemment, mais il nous semble plus pertinent de poser que les formes actuellesd'organisation de la production requièrent la capacité des salariés à produire des écrits
relatifs à leur travail. Ce sont les principes et les modalités de la connaissance, de la transmission et du contrôle du travail, pertinent pour un groupe social particulier dans les entreprises qui semblent être proposés ou imposés à tous.7 Cet effort de construction et de distanciation théoriques nous semble d'autant plusutile que la question de l'écrit au travail interroge fortement le rapport du chercheur à
Études de communication, 16 | 19959
son propre travail et à son écriture. Dans le milieu intellectuel, l'écriture est souvent considérée comme une expression de l'individualité et de la liberté de l'auteur, en même temps elle est un moyen de manifester sa maîtrise professionnelle et une condition de sa reconnaissance dans le milieu. Sans cet effort, on risquerait de projeterun rapport spécifique à l'écriture sur l'ensemble des écritures et des rapports sociaux à
l'écriture, c'est-à-dire de considérer l'écriture comme liberté 8.1. L'analyse des écrits professionnels : questions
multiples8 L'analyse des écrits professionnels nous semble pouvoir intégrer les acquis de la
sociologie des champs, telle que Pierre Bourdieu l'a développée, et en particulier la sociologie du champ littéraire (Bourdieu, 1980 ; 1994). De ce point de vue, on peut donc considérer les écrits professionnels comme des " oeuvres » spécifiques produites par des auteurs spécifiques qui occupent une position dans un champ spécifique 9 de production d'écrits relatifs au travail et aux procédures dans les entreprises. Cette approche nous semble pertinente dans le cas des écrits produits par les cercles de qualité car tous les participants sont des volontaires, et donc, d'une certaine manière,acceptent de jouer le jeu, considèrent " que le jeu vaut la peine d'être joué, que le jeu en
vaut la chandelle ». L'approche en terme de champ n'exclut pas les conflits entre les " joueurs », bien qu'il y ait accord sur le jeu et sur le fait d'y participer elle permet même de penser que les affrontements dans le champ tiennent aussi à cet accord sur le jeu.9 Si on adopte cette approche, cela conduit à objectiver la structuration du champ deproduction d'écrits professionnels dans l'entreprise et la position relative des différents
textes ou " oeuvres » qui y sont produits10 : le règlement intérieur, les différentes
procédures techniques, les définitions des postes, des responsabilités...10 On doit ensuite analyser la position de l'auteur de l'écrit professionnel dans ce champ
(dans le cas qui nous intéresse, le compte rendu des réunions des cercles de qualité) etla légitimité qui est accordée à l'auteur et à la position qu'il occupe dans le champ de
production d'écrits professionnels où il écrit.11 Enfin, en dernier lieu, il convient d'analyser ce que l'auteur écrit, les sujets sur lesquels
il écrit et la manière dont il écrit, par rapport à ce qui pourrait s'écrire. Cela permet
d'appréhender, d'une part, les sujets sur lesquels l'auteur considère légitime d'écrire par rapport à la position qu'il occupe dans le champ. D'autre part, on peut saisir la représentation qu'il a du champ, c'est-à-dire la représentation qu'il a de sa position et des enjeux liés à l'écriture par rapport aux autres positions dans le champ de production d'écrits professionnels.12 La théorie des champs est intéressante pour analyser les enjeux qui se négocient dans
les écrits professionnels, en fonction des auteurs et de leur position dans le champ, dessujets sur lesquels ils écrivent et de la manière dont ils écrivent. Il convient pourtant de
ne pas autonomiser ce champ par rapport aux autres champs qui se croisent dans l'entreprise. Si on peut considérer qu'il y a dans chaque entreprise un champ de production d'écrits professionnels, aucune ne se réduit à ce seul champ.13 Dans les entreprises, le champ de production d'écrits professionnels se transforme, de
nouvelles catégories de salariés " accèdent » à l'écriture. On doit aussi prendre en
Études de communication, 16 | 199510
compte les caractéristiques de la " raison graphique », de l'écriture en tant quephénomène social et culturel spécifique. Jack Goody (1977) montre que le passage à
l'écriture dans une société transforme la représentation du temps : linéaire et continu
dans les sociétés sans écriture, il devient réversible et discontinu dans les sociétés avec
écriture. Ce qui nous intéresse ici, c'est de penser la transformation que produit l'introduction de l'écriture au travail pour ces catégories dont on requiert aujourd'hui la capacité à produire des écrits relatifs à leur travail.14 Placées en situation de produire des règles écrites, de procédures, de contrôle dutravail, etc... ou, tout au moins, associés à leur production et à leur écriture, cescatégories vivent la contradiction entre Thémis et Mètis, entre la règle intangible et
l'intelligence rusée de la situation. Mètis et Thémis ne s'opposent pas seulement dans leurs principes profonds, elles s'opposent concrètement dans l'entreprise par le fait qu'elles sont classiquement portées et représentées par des groupes différents : ceux qui produisent règles et procédures de travail et ceux qui les appliquent en les détournant ne sont pas les mêmes.15 On peut même se demander si les différentes catégories impliquées par ces procédures
d'écriture du travail ont des principes de réalité identiques. Dans la mythologie grecque, la parole de Thémis " a une valeur assertorique ou catégorique, elle énonce le futur comme s'il était déjà écrit ; exprimant ce qui sera sur le mode de ce qui est, (...) elle ordonne ou elle interdit. »16 Elle marque
" les frontières à ne pas franchir, les préséances à respecter pour que chacun soit à
jamais maintenu dans les limites de son domaine et de son rang. »17 Thémis présuppose
" un ordre déjà instauré, définitivement fixé et établi. »18 À l'inverse
" Mètis intervient quand le monde divin apparaît encore en mouvement ou que l'équilibre de ses forces se trouve momentanément rompu (...) pour triompher [il faut] faire preuve, en même temps que d'audace et de force, d'initiative intelligente et d'esprit d'invention. » (Détienne et Vernant, 1974).19 Les nouvelles catégories qui accèdent à l'écriture au et du travail dans les " démarches
qualité » comme dans les procédures de certification, sont durant la grande majorité deleur temps de travail du côté de Mètis, de la pratique, c'est-à-dire du détournement de
la règle formelle11 pour atteindre les objectifs de qualité imposés. Le détournement
permet de répondre aux variations des conditions du travail, qui, quelque soit le niveau d'automatisation, ne sont jamais constantes. Le détournement n'est possible que s'il y a règle, la règle n'est efficace qu'à la condition de la détourner 12.20 L'analyse des écrits professionnels implique de ne pas autonomiser ces oeuvres (ou
textes) du champ de production d'écrits professionnels (ou contexte) dans lequel ils sont produits et où ils font sens. On doit donc considérer que l'entreprise est aussi un lieu de conflits dans lequel travaillent, collaborent et s'affrontent des groupes qui ont des positions et des intérêts différents, des représentations concurrentes de leur place et de leur avenir. Ces groupes s'affrontent aussi pour définir ce qu'il est légitime de faire ou de ne pas faire, pour imposer leur vision légitime des choses. Dans le cas qui nous occupe ici, faire écrire les règles et procédures par les travailleurs qui lesÉtudes de communication, 16 | 199511
appliquent, ou, au moins les associer à cette écriture, c'est aussi lutter pour imposer une vision du monde, peut-être plus proche de Thémis que de Mètis.2 . Le cercle : une position d'écriture dans l'entreprise
21 Un cercle de qualité est
un petit groupe de cinq à dix ouvriers 'ou employés' qui se réunit périodiquement avec son agent de maîtrise pour chercher très méthodiquement des améliorations dans le fonctionnement de son atelier 'ou de son bureau' (De Ligny, 1982).22 Les problèmes de 'salaires,classification,embauche,licenciement,etpolitiquegénéralede
l'entreprise'(A.F.C.E.R.Q., 1984) sont hors de son domaine de compétence. Il n'a 'pasplus cependantpasinterdiredessuggestions'.23 Les cercles de qualité sont un projet politique de la direction de l'entreprise. Pour en
garder le contrôle, elle met en place un 'comitédepilotage' auquel participent les responsables des principaux services, le plus souvent sous la présidence du directeur de l'entreprise. Ce comité a une fonction explicite de direction et de contrôle qui se manifeste dans la fonction, nouvelle, de coordonnateur. Cette fonction est assurée, à temps plein ou à temps partiel, par un cadre qui apporte un soutien technique, coordonne le choix des sujets d'étude, participe à la formation des membres des cercles, centralise les recherches et leurs résultats, rend compte de ceux-ci au comité de pilotage. Le coordonnateur, mais surtout le comité qu'il représente, a aussi pour fonction latente de signifier aux cadres réticents ou hostiles le caractère politique des cercles de qualité 13.L'organisation de cette position d'écriture
24 Un cercle de qualité est composé de travailleurs volontaires issus du même atelier ou
service. Il est généralement animé par un des responsables hiérarchiques directs des membres, lui aussi volontaire pour participer au cercle14. Durant les réunions,
" l'animateur » n'a aucune fonction hiérarchique, mais il forme les membres du cercle à une méthode spécifique de résolution de problèmes et veille au fonctionnement cohérent et productif du groupe.25 Le cercle se réunit dans une salle de réunion, en moyenne 1h30 par quinzaine. Cet
espace-temps est différent de l'espace-temps de travail des participants et réalise plusieurs médiations entre la réalité qu'ils vivent au quotidien sur leur poste de travail dans l'atelier ou le bureau. Ces différentes médiations permettront l'écriture. La réunion marque un retrait de l'espace quotidien des participants et de sa hiérarchie ; la prise de parole sur cet espace familier dans un espace qui ne l'est pas. L'écriture du compte rendu se fait par retrait de l'espace-temps du cercle, par sélection de ce quimérite d'être écrit, c'est-à-dire porté à la connaissance des autres, les pairs et la
hiérarchie. Les moyens de travail de cette position d'écriture26 Les principaux moyens de travail de cette position d'écriture visent à faire émerger des
sujets d'écriture. Invités " à remettre[leur]cerveau en marche» (De Ligny, 1982, p. 32),Études de communication, 16 | 199512
les membres du cercle utilisent un outil,le brainstorming15 qui " permet à chacun des'exprimer, d'exprimer toutes ses idées, sans restriction et sans contraintes »
(Raveleau, 1983, p. 160). Cet outil est utilisé pour recenser les dysfonctionnements de l'atelier et pour imaginer les solutions possibles au problème étudié. Durant ce moment particulier, la parole doit être totalement libre, chacun énonce spontanément et sans réfléchir une idée ou une proposition16. La cohérence logique de l'idée proposée est
moins valorisée que la proposition elle-même, le fait qu'elle s'énonce.27 Après ce temps d'énonciation des sujets potentiels à étudier, et sur lesquels écrire,vient le temps du choix entre cette pluralité. Ici aussi, un outil17 est proposé : le vote
pondéré.Chacun des membres vote en attribuant un nombre de points à chaque problème recensé, par exemple compris entre un et cinq par ordre d'importance croissante. Celui qui obtient le plus de points est considéré comme le plus important pour le groupe. Il pourra devenir un sujet d'écriture.28 Après chaque réunion, le cercle établit un compte rendu de l'avancement de sonactivité. Cette communication écrite a deux destinataires explicitement désignés : lahiérarchie de l'entreprise (comité de pilotage, coordonnateur, mais aussi hiérarchie de
l'atelier) ; les collègues de l'atelier ou du service. Cet écrit professionnel a un double objectif explicite : contrôler et coordonner l'activité des différents cercles, le choix de leurs sujets18 ; intégrer le cercle dans son atelier. Il s'agit de rendre visibles et lisibles
son activité et les améliorations produites, ce qui est censé entraîner l'adhésion de ceux
qui ne participent pas et susciter leur désir de participer. Le compte rendu est uneréponse organisationnelle à l'objectif politique d'intégration de cercles de qualité dans
l'entreprise.29 Pour analyser les écrits professionnels, il faut pouvoir mettre en relation lastructuration du champ de production d'écrits professionnels de l'entreprise, laposition institutionnelle de l'auteur et la légitimité que cette position lui donne. Dans le
cas qui nous occupe ici, analyser les comptes rendus implique de comprendre ce quis'écrit, la manière dont on écrit et le sujet sur lequel on écrit, mais aussi les sujets sur
lesquels on n'écrit pas. On ne peut comprendre ce dernier point qu'en affinant l'analyse de la position d'écriture qu'est le cercle, en intégrant le ou les destinataires de l'écrit professionnel. " Avec l'écriture s'instaure nécessairement, à distance de la parole, un lieu d'où peut être appréciée sa conformité : règles du bien-parler (grammaire), du bien- penser (logique), modèles du beau discours (rhétorique) » 19.30 Dans la réalité des rapports sociaux dans l'entreprise, les destinataires " réels » du
compte rendu sont au minimum cinq : le comité de pilotage ; la hiérarchie de l'atelier ou du service ; les services fonctionnels ; les collègues de l'atelier et le groupe lui- même. Tous ont ou peuvent avoir, en fonction du sujet d'écriture, des " règles du bien-parler, du bien-penser », des " modèles du beau discours » différents. Ce qui caractérise
la position institutionnelle du cercle, c'est l'obligation, implicite mais parfaitement ressentie, de concilier la pluralité des destinataires et de leurs critères d'appréciation.L'écriture n'est donc possible que si la variété des critères d'appréciation des différents
destinataires, réels ou potentiels, est, d'une manière ou d'une autre, prise en compte par l'auteur. De ce fait, les caractéristiques individuelles de celui qui rédige le compte rendu sont secondes par rapport à la position d'écriture.Études de communication, 16 | 199513
3. S'auto-identifier et se faire reconnaître commeauteur, la condition d'une écriture pour cette positiond'écriture
31 Si le cercle de qualité peut être considéré comme une position d'écriture dans le champ
de production d'écrits professionnels de l'entreprise, cette position n'est pas encore occupée par un auteur. On doit donc analyser la manière dont un auteur peut se constituer, occuper cette position, écrire quelque chose et s'intégrer dans l'atelier dont il est issu.32 Un cercle est composé de travailleurs qui ont, au minimum, deux points communs : ils
sont volontaires pour participer et sont issus du même atelier. Lors de sa première réunion, il rassemble une pluralité de volontaires et n'a pas de capacité collective d'action ou d'écriture. On peut penser avec Denis Segrestin (1980, p. 171-203) que toute action collective implique une communauté de référence minimale, et que l'action collective n'est possible que si le cercle devient, d'une manière ou d'une autre, une forme de référence.33 Tout cercle choisit et adopte un nom particulier qui crée un élément commun entre lesparticipants. Ce nom contribue à faire émerger un auteur, en masquant les différences
entre les individus rassemblés. Il manifeste l'existence concrète et identifiable de cette position d'écriture, aussi bien pour les membres du cercle que pour les destinataires de cette écriture.34 Dans les entreprises observées (Buron, 1992), ce processus de dénomination se déroulede manière semblable. Un brainstorming permet aux membres d'exprimer toutes leurs
idées sur le problème posé : trouver un nom pour le cercle auquel ils participent. La technique du vote pondéré permet à un accord de se réaliser sur le nom de l'auteur.35 Prenons un exemple. Dans une entreprise de production du secteur militaro-industrielqui fabrique, entre autre chose des parachutes, les trois ouvriers du magasin " matières
premières » sont membres du cercle. Le brainstorming fait apparaître trente noms possibles, le premier tour de vote en laisse dix. Au deuxième tour, l'accord se réalise sur trois noms. Le troisième et dernier tour de scrutin choisit le nom de l'auteur : Les3 Mousquetons. Les deux autres noms possibles étaient Mag3 et Magnum3. Le nom donné à l'auteur n'est ni formel, ni anecdotique, il exprime les représentations que les membres du cercle ont de leur position dans l'entreprise et des enjeux qui se négocient autour de cette position.36 Dans cet exemple, on note que le chiffre trois est récurrent, il correspond au nombre
d'individus concernés dans le cercle, mais aussi dans l'espace-temps de travail. Les trois noms sur lesquels se réalisait l'accord renvoient à l'entreprise, à son type de production et aux représentations des travailleurs quant à leur position d'écriture et à ses enjeux spécifiques. Avant de se lancer dans le vide, le parachutiste accroche20 le système
d'ouverture automatique de son parachute grâce à un mousqueton qui représente son assurance, sa sécurité. Pour ses membres, le caractère collectif du cercle et de son action, manifestée par le nom donné à l'auteur, représente aussi une assurance et une sécurité individuelle avant l'épreuve et les dangers qui s'annoncent. Les deux autres noms possibles présentent les mêmes caractéristiques. Mag3fait une double référence : la première est directe à magasin, l'espace qu'ils occupent dans la division du travail ; laseconde est euphonique à Mach, unité de mesure de la vitesse en aviation
Études de communication, 16 | 199514
(performance). Le troisième choix possible renvoie au double sens de magnum, double bouteille utilisée surtout pour le champagne (convivialité) et calibre d'arme à feu (puissance).37 Le cas est identique pour le cercle BoîteàIdées (dans un groupe de la grande
distribution). Le vote pondéré donne les résultat suivants : Boîte à Idées 43 voix ; Les idées nouvelles 40 voix ; Les 7 mercenaires 40 voix ; Le cercle de l'amitié 39 voix ; Le groupe de l'amélioration et de la réorganisation 37quotesdbs_dbs18.pdfusesText_24[PDF] 18
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