Chapitre 3 – Le héros romantique Table des matières Chapitre 3
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Adolphe Adolphe j'ai été violente j'ai pu vous offenser; mais vous ne savez pas ce que j'ai souffert Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez!»
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Je ne me souviens pas pendant mes dix-huit premières années d'avoir eu jamais un entretien d'une heure avec lui Ses lettres étaient affectueuses pleines de
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UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3
ÉCOLE DOCTORALE 120 : LITTÉRATURE FRANÇAISE ET COMPARÉEThèse de doctorat
Discipline : Langue, littérature et civilisation françaisesAndré LEBLANC
L'EXPRESSION DE LA MAUVAISE CONSCIENCE
DANS L'OEUVRE DE BENJAMIN CONSTANT
Thèse dirigée par M. Pierre-Louis REY
Soutenue le 17 juin 2008
Jury :
M. Michel DELON
M. Gérard GENGEMBRE
M. Paolo TORTONESE
2 Remerciements
Cette thèse doit beaucoup à mon directeur, Monsieur Pierre-Louis Rey, qui a faitmontre d'un intérêt sans relâche pour mon sujet et d'une disponibilité sans faille tout au
long des années de gestation de mon travail. Grâce à sa maïeutique, j'ai pu exprimer par écrit des idées que je n'osais à peine formuler en pensée. Je dois bien sûr mentionner l'appui de l'Association Benjamin Constant (Lausanne) qui entre autres m'a mis en contact avec Madame Simone Balayé. Alors que j'hésitais à me lancer dans mes recherches, les quelques longues conversations que j'ai eues avec elle m'ont encouragé à entreprendre l'aventure. Les conseils qu'elle m'a prodiguées m'ont permis de mieux définir la perspective de cette thèse. Sa disparition m'empêche malheureusement de lui présenter le fruit de mon labeur. Ma reconnaissance s'adresse aussi à mon ancienne collègue du département deengagé à persévérer dans la rédaction de cette thèse malgré un emploi du temps des plus
surchargés. Les contraintes de l'exercice de la profession d'enseignant-chercheur étant ce qu'elles sont en Suède, je ne peux que témoigner de la gratitude envers les préfets qui sesont succédé à la tête de la section des langues d'avoir bien voulu délester ma charge de
cours de quelques dizaines d'heures par année afin que je puisse me consacrer davantage à mes recherches. Merci donc à Barbara Gawronska, Gangolf Nitsch et Johan Almer ! Je ne peux que déplorer l'abolition des départements de français, d'allemand et d'espagnol suite à une décision regrettable. Mes pensées se tournent vers tous mes collègues qui m'ontsoutenu au cours de ces dernières années et pour qui je souhaite, malgré les épreuves qui
les attendent, un avenir au moins satisfaisant. Je remercie la fondation Helge Ax:son Johnson d'avoir financé quelques voyages d'étude à Paris. L'achèvement de cette thèse a été rendu possible grâce au soutien du Fonds de Reconversion des Fonctionnaires de Suède (Trygghetsstiftelse) qui a défrayé certains séjours à Paris et en Suisse. Un grand merci à Rudy Le Menthéour et Jean-Jacques Robrieux pour leur relecture attentive et leurs conseils avisés! Enfin, je dois tout à mes parents, même si ma regrettée mère ne peut en apprécier le résultat.3 SOMMAIRE
1- LA MAUVAISE CONSCIENCE ET LE REMORDS...............................................71
A- Les Écrits portant sur la religion..........................................................................................................................71
B- Les Écrits politiques...............................................................................................................................................112
C- Les Écrits littéraires..............................................................................................................................................185
D- Les Écrits intimes et la correspondance...........................................................................................................233
2- LA MAUVAISE CONSCIENCE ET LA DOULEUR.............................................256
A- Les Écrits sur la religion.......................................................................................................................................256
B- Les Écrits politiques...............................................................................................................................................262
C- Les Écrits littéraires..............................................................................................................................................268
D- Les Écrits intimes et la correspondance...........................................................................................................293
3- LA MAUVAISE CONSCIENCE ET LA DISSIMULATION.................................311
A- Les Écrits théoriques.............................................................................................................................................312
B- Les Écrits littéraires...............................................................................................................................................355
C- L'Usage de la Dissimulation................................................................................................................................365
4 Introduction
A- Oubli de la mauvaise conscience
Que Constant ait ressenti de la mauvaise conscience, lui tout aussi bien que ses personnages, cela est devenu un lieu commun de la critique. Il est aisé de voir que c'est la mauvaise conscience qui entraîne Adolphe dans une inertie aux conséquences funestes pour Ellénore. C'est aussi elle qui empêche le narrateur de Cécile de rompre avec Mme de Malbée, prolongeant d'autant les tourments de Mme de Saint-Elme. Il n'est pas non plusbien difficile de constater le rôle que joue la mauvaise conscience dans les écrits intimes où
Benjamin Constant, de peur de faire souffrir ses proches, est plongé dans une torpeur dont il s'accuse. Il n'est pas jusqu'aux écrits théoriques sur la religion et la politique qui ne portent trace de la mauvaise conscience dans la mesure où la crainte de la divinité, la peur de faire le mal ou le sens de la responsabilité entrent pour beaucoup dans les mobiles que Constant attribue à l'humanité, augmentant d'autant les occasions de se sentir coupable. De toute évidence, la mauvaise conscience est l'un des thèmes structurants de son oeuvre. Or,son incidence, même si elle a attiré l'attention de la plupart des critiques, n'a pas à ce jour
été envisagée dans toute sa plénitude. Jusqu'à l'entre-deux-guerres, la plupart des commentateurs furent tellementpréoccupés par Adolphe et surtout obnubilés par l'identification du modèle d'Ellénore, que
le problème de la mauvaise conscience, comme l'ensemble de l'oeuvre de Constant, ont été presque totalement passés sous silence, alors que les critiques plus contemporains, tout en renouvelant considérablement la perspective selon laquelle étaient abordés le roman et lesautres écrits, ont eux aussi laissé de côté cet aspect de l'oeuvre au profit de l'étude d'autres
thèmes. Il faut avouer que tâcher de savoir pourquoi la mauvaise conscience s'exprime aussi fortement chez Constant pose des problèmes méthodologiques de taille en raison des implications complexes de ce thème. Les quelques essais d'interprétation du malaise exprimé par Constant laissent insatisfait, sans doute en raison du manque de pertinence des approches employées pour en rendre compte. En effet, de quelque manière que le sujet soitabordé, un doute subsiste quant à la validité des interprétations proposées. Que le problème
de la présence de la mauvaise conscience soit envisagé sous l'angle biographique (auquelcas il faut ou bien procéder à une étude des sources, ou bien faire appel à la psychocritique)
ou que soit entreprise une étude stylistique d'inspiration structuraliste qui essaie d'allier à la
fois l'analyse du style à des considérations d'ordre historique - toutes approches qui furent tentées au cours des dernières décennies -, un certain soupçon pèse toujours sur les explications avancées pour rendre compte de la mauvaise conscience. Ni le recours à5 certains faits de la vie de l'auteur, ni l'étude de certaines représentations et de certains
thèmes, ni même les tentatives d'analyse textuelle, trop superficielles ou trop formalistes, n'ont su rendre compte de façon adéquate de la problématique de l'expression de la mauvaise conscience ni dans Adolphe, ni dans les autres oeuvres de Constant. Cette insatisfaction ressentie après la lecture des différents commentaires nous pousse à nous demander si une dimension importante de l'art littéraire, à savoir les moyens d'expressionutilisés pour manifester le fait de se sentir coupable, n'a pas été oubliée. Le besoin de
mettre en évidence ces moyens d'expression se fait donc sentir. Mais dans quelles conditions un tel type d'étude est-il possible? Afin de mettre en perspective la recherche qui sera menée sur la mauvaise conscience chez Constant, et pour tâcher de déterminer le plus judicieusement et le plus précisément possible le type d'approche à adopter, il importe de procéder à un examen des principales hypothèses avancées jusqu'à ce jour pour cerner le malaise affectant Adolphe étant donné que l'attention des critiques s'est concentrée sur le roman de Constant. Puisque la mauvaiseconscience n'a pour ainsi dire pas été considérée comme un thème majeur par la critique
constantienne, la question qui sera sans cesse posée au cours de l'examen qui va suivre sera de savoir sous quels concepts, sous quelles notions le problème de la présence de la mauvaise conscience se cache au sein des commentaires des différents critiques d'Adolphe depuis sa publication, y compris de ceux qui à première vue ne semblent pas s'êtreintéressés à cette dimension de l'oeuvre. Il s'ensuit qu'outre la recherche des commentaires
sur la mauvaise conscience dans la littérature critique d'Adolphe, notre enquête aura aussi pour objectif de retrouver et d'interpréter toutes les notions susceptibles de désigner ce malaise - en particulier la pitié et l'amour, dans la mesure où ces deux concepts représentent le problème moral par lequel on a voulu aborder le roman - et aussi de distinguer les commentaires d'avant la Deuxième Guerre mondiale de ceux qui sont venus après, vu l'évolution profonde des approches critiques depuis cet événement. Les quelques critiques qui se pencheront sur Adolphe après sa publication en ferontsurtout un commentaire de type moral. Il n'est pas sans intérêt de rappeler qu'après la mort
de Constant, et jusqu'à la fin du XIXe siècle, son roman sera peu réédité: entre 1830 et
1900, on ne compte que quinze éditions, dont près de la moitié entre 1880 et 1900.
1 De ces
1 Pour un relevé complet de ces éditions, voir Delbouille, Paul, Genèse, Structure et Destin d'Adolphe, p. 414
et p. 593-594. Rappelons que du vivant de Constant, deux éditions d'Adolphe verront encore le jour après les
deux premières éditions de Londres et de Paris de 1816. L'une, en 1824, paraît à Paris chez Brissot-Thivars et
comporte des ajouts importants: outre une nouvelle préface, un long passage du chapitre VIII, qui existe dans
la copie de 1810, mais qui avait été remplacé par deux courts alinéas dans l'édition de 1816, y a été rétabli.
Ce passage avait été supprimé pour ne pas heurter la susceptibilité de Mme de Staël: il rapporte en effet des
traits trop désobligeants de son emprise. (Voir Roulin, Alfred, éd. Pléiade, p. 1417). C'est cette troisième
édition qui peut être considérée comme véritablement complète: c'est celle que nous utilisons et à laquelle se
6 rééditions, il faut surtout retenir celles de 1839, présentée par Gustave Planche, et de 1867,
préfacée par Sainte-Beuve. Les autres éditions ne feront pas grand bruit et n'assurerontqu'un succès discret à Adolphe jusqu'à la préface de Paul Bourget en 1889. Mais ce silence
n'empêchera pas quelques critiques de juger plus ou moins favorablement ce petit livre, quoique toujours sous un angle moral. La présentation de quatre opinions permettra d'avoir une juste idée de cette tendance critique. À l'occasion de la troisième édition d'Adolphe, Stendhal fait mention du roman de Constant dans le New Monthly Magazine et le London Magazine. Si, dans le premier article, Stendhal exprime sa déception après la lecture du premier tome de La Religion dontil dénonce le charabia qui l'apparente à la philosophie allemande, il définit Adolphe en une
formule qui mérite réflexion: " ce roman est un marivaudage tragique où la difficulté n'est
point, comme chez Marivaux, de faire une déclaration d'amour, mais une déclaration de haine. »1 Stendhal utilise d'ailleurs la même expression dans le second article: " Tout le roman n'est qu'une déclaration de haine. »2 Le rapprochement avec Marivaux est devenu un lieu commun de la critique d'Adolphe, mais Stendhal ici renverse la relation avec Marivaux pour l'accentuer: un roman qui serait une déclaration de haine irait en effet àl'encontre de tous les romans d'amour publiés jusqu'à ce jour. C'est que Stendhal reconnaît,
malgré ses défauts de style, la valeur de l'oeuvre: " Il y a beaucoup d'affectation dans le livre mais après tout, il dit quelque chose, bien ou mal, et cela le distingue de la plupart des livres modernes. »3 Le futur auteur du Rouge et le Noir retient surtout d'Adolphe la leçon de conduite morale: Il a en vérité une pénétration et une vivacité d'esprit si remarquable qu'il voit les raisons de chaque ligne de conduite qu'il est possible de suivre (...). Comme la vanité a écarté toutes les autres passions, la honte n'est pas de changer d'opinions mais, quelque opinion que l'on ait adoptée, de n'être pas capable de la défendre par des saillies spirituelles et brillantes qui puissent imposer silence à l'adversaire et surtout amuser dans un salon tout le cercle groupé autour de vous.4Stendhal est donc préoccupé par la vérité de la peinture d'un caractère que la vanité
possède et qui le conduira à une situation extrême, ambiguë, où l'amour se change enaversion pour autrui. Il faut d'ailleurs être redevable à Stendhal de cette préoccupation qui
l'a rendu attentif avant tout aux conséquences éthiques d'Adolphe. Il se démarque ainsi des premiers critiques du roman en n'adoptant pas un point de vue strictement moralisateur.5réfère la très grande majorité des commentateurs. La deuxième édition est publiée à la fin de 1828 chez
Duthereau: elle ne contient aucune modification importante par rapport à l'édition précédente. 1 Stendhal, Courrier anglais, t. II, p. 224. C'est nous qui soulignons. 2 Idem, t. V, p. 206. 3 Ibid., p. 206-207. 4 Ibid., p. 207. 5 Rappelons que la critique journalistique n'a pas été très favorable à Adolphe lors de sa publication. Voici les
références des principaux articles publiés lors de la publication du roman: L'article anonyme du Diable
7 De ce fait, Stendhal, sans avoir abordé de front le problème de la mauvaise conscience
dans Adolphe, a tout de même saisi l'essentiel du débat auquel Constant a convié le lecteur,
à savoir le problème moral général que pose toute relation amoureuse entre deux êtres.
Dans la préface à la première édition d'Adolphe publiée après la mort de Constant, Gustave Planche souligne dès le début le caractère de confession intime du roman en laissant entendre que celui-ci n'est qu'une autobiographie: " Il n'y a pas une page de ce roman, si toutefois c'est un roman, et pour ma part j'ai grande peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte d'examen de conscience ».1 De cet examen de conscience Planche rend compte dans un style imagé et fleuri. Au lieu de concentrer son attention sur la fin tragique, Planche disserte sur ce qui pour lui est le mal fondamental que met au jour lelivre: " l'intimité sans amour », " l'amour arrivé à la satiété ».2 En outre, Planche semble
insinuer que, comme Adolphe, Ellénore a cessé d'aimer: " À son tour Ellénore, si elle surprend sur le visage de son amant la trace de l'ennui, craindra de se plaindre et se résignera silencieusement. De jour en jour, elle s'affirmera dans cette réserve douloureuse et grimacera l'enthousiasme. »3 En fin de compte, Planche tire une leçon morale d'Adolphe ou, pour être plus précis, prend prétexte de sa préface pour donner une leçon de morale en analysant la triste anecdote d'Ellénore et d'Adolphe. Cette vision en surplomb de l'oeuvre de Constant n'empêche pas le critique de lui reconnaître ses richesses et sa complexité: " Adolphe est comme une savante symphonie qu'il faut entendre plusieurs fois, et religieusement, avant de saisir et d'embrasser l'inspiration de l'artiste. »4 Pourtant, Planche ne peut croire à despersonnages imaginés entièrement par l'auteur: celui-ci a certainement peint d'après nature.
Même s'il ne propose pas de noms, comme le feront ou l'ont fait déjà à cette époque de
nombreux lecteurs, Planche s'inscrit dans la lignée de ceux qui nient à Adolphe uncaractère proprement littéraire: oeuvre non fictive, le livre de Constant doit être lu comme
une fable morale pour être apprécié. Dans un recueil d'articles publiés en 1853, Edmond Texier fait, durant le procès qui opposa Louise Colet à Madame Lenormand à propos de la publication des lettres d'amour de Benjamin Constant à Juliette Récamier, un commentaire sur la destinée morale des deuxboiteux du 26 juin 1816, dont on retrouve des extraits in Monglond, André, Vies préromantiques, p. 196-197;
Abbé de Féletz, Journal des débats, 9 juillet 1816, repris in Mélanges de philosophie, d'histoire et de
littérature, t.6, p.157-158; Auger in Journal général de France du 22 juin 1816, cité in Eggli et Martino, Le
Débat romantique en France, p. 474; voir aussi les articles du Constitutionnel, du Mercure de France cité
dans le même ouvrage p. 470 et 475; les articles du British Critic de décembre 1816 et du Edinburgh Review
de mars 1821 cités in Baldensperger, Fernand dans son édition d'Adolphe, p. 105. 1 Planche, Gustave, Portraits littéraires, t. I, p. 62. 2 Idem, p. 75. 3 Ibid., p. 74. 4 Ibid., p. 62-63.
8 protagonistes d'Adolphe. Après avoir déduit de toutes les suppositions sur l'identité
d'Adolphe que celui-ci est un personnage composite, Texier détermine les deux sentimentsqui rendent le personnage intéressant pour le lecteur: l'égoïsme et la lâcheté. En effet,
le lecteur s'est plu à porter aux nues un ouvrage où il se reconnaissait à chaque page dans son présent ou dans son passé. Il éprouvait une commisération égoïste à la vue de cet homme, enlacé dans les anneaux d'une chaîne de fleurs et d'épines et se débattant dans l'agonie de son amour.1 Texier élabore une réflexion centrée surtout sur le point de vue de l'homme: en lecteur, il est s'est reconnu dans ce que pouvait avoir d'égoïste le comportement d'Adolphe. Le point de vue féminin ne se manifeste dans la suite du court article qu'au moment où, imaginant une suite au roman, Texier atténue beaucoup la nature dramatique de la mortd'Ellénore: " Ellénore, méprisée, mourra dans l'isolement en donnant sa dernière pensée à
l'homme qui a troublé sa vie et qui, depuis l'heure de la séparation, n'a pas une seule fois songé à s'informer de ce qu'était devenue cette amie des premiers jours. »2 Ellénore, pour Texier, est morte d'oubli, d'absence d'amour: " Ellénore qui n'a eu que le tort de croire aux serments d'Adolphe, que deviendra-t-elle? Triste et délaissée, elle pleurera. L'amour est un épisode dans la vie de l'homme, et il est l'existence tout entière de la femme. »3 Sous les bons sentiments et la pitié de Texier, on ne peut s'empêcher de déceler une propension à juger le comportement des deux héros plutôt qu'une véritable analyse des valeurs intrinsèques du livre. En écrivant une préface pour Adolphe en 1867, Sainte-Beuve marque dès l'abord laparenté, mais aussi l'infériorité de ce livre par rapport à René: " Adolphe est un René plus
terne et sans rayons, mais non moins rare. »4 D'emblée aussi, l'auteur des Lundis énonce clairement les intentions morales de Constant: Il a voulu exprimer dans Adolphe tout ce qu'il y a de faux, de pénible, dedouloureux dans certaines liaisons engagées à la légère, où la société trouve à redire,
où le coeur toujours en désaccord et en peine, ne se satisfait pas, et qui font le tourment de deux êtres enchaînés sans raison et s'acharnant, pour ainsi dire, l'un à l'autre.5 Pour Sainte-Beuve, Adolphe est une étude de caractère à laquelle il reconnaît de grandes qualités de style, mais aussi un effet marquant sur le lecteur: " Cette étude faiteévidemment sur nature, et dont chaque trait a dû être observé, produit dans l'âme du lecteur
un profond malaise moral au sortir duquel toute fraîcheur et toute vie est pour longtemps1 Texier, Critiques et récits littéraires, p. 47. 2 Idem, p. 48. 3 Ibid. 4 Sainte-Beuve, Charles-Augustin, Les Causeries du lundi, t. XI, p. 432-433. 5 Idem, p. 433.
9 fanée: on se sent vieilli avant l'âge. » 1Comme on devait s'y attendre avec Sainte-Beuve,
obsédé qu'il est par la recherche des sources, il ne peut admettre qu'il y ait dans le récit
d'Adolphe autant de vérité s'il n'y avait, de la part de l'auteur, une volonté délibérée de
représenter une réalité vécue. Pour retrouver cette réalité, Sainte-Beuve accorde entière foi
à Sismondi qui, dit-il, " a déchiré les voiles et arraché les masques »2, et cite la longue
lettre du penseur italien dont on verra plus loin qu'elle constitue un témoignage peu sûr.3 Mais pour Sainte-Beuve, qui utilise chaque document au profit de sa théorie de la créationlittéraire, l'art doit être compris dans la réalité, mélangé avec elle pour être efficient, ce que
confirme la conclusion de sa préface: " L'anecdote d'Adolphe est à double fond. L'auteur achoisi dans deux histoires réelles: il a combiné, transposé, interverti à certains égards les
situations et les rôles, mais pour mieux traduire les sentiments. Le petit chef-d'oeuvre réunit
le double caractère: art et vérité. »4 Ces "deux histoires réelles" dans lesquelles il faut chercher les modèles vivants d'Ellénore, ne sont autres, pour Sainte-Beuve, que Mme de Staël et Mme de Charrière. Avec cette hypothèse sur les origines des personnages d'Adolphe est lancée pour de bon la querelle sur l'identité d'Ellénore, querelle dont Sainte-Beuve a formulé les termes pour la première fois de manière explicite dans la longue histoire de la littérature critique d'Adolphe. Cette présentation des quelques critiques qui se sont attachés au roman de Constantlaisse entrevoir que l'identification d'Ellénore deviendra au fil des ans le principal intérêt
des commentateurs pour le roman de Constant. Mais surtout, comme le démontre aussi cette même étude des critiques qui se sont attachés à Adolphe entre 1824 et 1867, les commentateurs, à l'exception de Stendhal, même s'ils ne proposaient pas tous un modèle, voire ne croyaient pas au bien-fondé de la recherche d'un personnage réel sous le personnage littéraire, n'ont pas été capables de détacher le roman de Constant d'unjugement moral extérieur à l'oeuvre. La lecture de ces critiques révèle bien plus de l'état
intellectuel ou les préoccupations morales d'une époque que les qualités littéraires propres
à Adolphe. Ce jugement moral a sa source, croyons-nous, dans le regard extérieur que les lecteurs critiques ont porté sur le roman de Constant: on n'a pas jugé une oeuvre romanesque pour elle-même, mais un comportement, un style de vie. Parallèlement à l'émergence et au développement de cet horizon moraliste chez les critiques, on constate lequotesdbs_dbs30.pdfusesText_36[PDF] adolphe benjamin constant mouvement littéraire
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