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JOSE ANTONIO SANCHEZ REYE/GETTYIMAGES

Les rieurs agressifs

ne vivent pas l'humour comme quelque chose de positif, mais comme un moyen d'atteindre leurs objectifs

Découvertes

fondamentales

PAR MARC OLANO

LE RIRE MAUVAIS

Quand l'humour

devient nuisible T raditionnellement considéré comme un antidépresseur, un moyen de dédramatiser et de relativiser nos malheurs quotidiens, l'humour présente également des zones d'ombre. "

Les différents styles d'humour

correspondent à des stratégies, adaptées ou non, pour faire face à des situations variées, avec des impacts bénéfiques ou néfastes sur les relations sociales et la santé », explique Rod Martin, de l'université du Wes- tern Ontario. D'après les travaux de ce chercheur en psycholo- gie, l'humour est un trait de caractère stable dans le temps. S'il peut prendre différentes facettes en fonc- tion des circonstances, chacun de nous a un style dominant. Rod Martin distingue ainsi quatre formes d'humour. Les deux premières représentent l'humour sous sa forme positive tel que nous l'entendons habi- tuellement. Il s'agit d'abord de l'humour "associatif", partagé entre amis et associé à l'image du boute-en- train. Puis l'humour "rehaussant l'image de soi", une attitude davantage égocentrée qui consiste à recher- cher les côtés positifs ou amusants d'une situation, même désespérante. Les deux autres formes d'hu- mour sont qualifiées d'inadaptées par le chercheur canadien, dont les travaux récents confirment qu'elles sont potentiellement nocives.

QUAND L'HUMOUR S'APPARENTE À UNE

AGRESSION. Rod Martin évoque ainsi l'humour

"agressif" qui n'est plus employé dans sa fonction sociale traditionnelle - mais à des fins personnelles. Au prétexte de faire rire, son utilisateur cherche à

On lui prête toutes les vertus, et

pourtant... Il existe des formes d'humour potentiellement nuisibles pour les autres, mais également pour soi-même, comme le révèlent plusieurs études récentes.

Décryptage du "mauvais rire",

dont les conséquences n'ont rien d'amusant.

ROD A. MARTIN

est professeur de psychologie

à l'université du

Western Ontario,

Canada.

RENÉ PROYER

est professeur de psychologie clinique à l'université de

Zurich, Suisse.

LE MONDE DE L'INTELLIGENCE - N°

30 - AVRIL/MAI 2013 / 47

nuire à l'autre. Les blagues racistes ou homophobes en sont des exemples bien connus. L'humour agressif est plus utilisé par les hommes que par les femmes et aussi plus souvent par les jeunes que par les personnes d'âge mur. D'après des travaux récents, cette catégorie d'humour se rattache à des traits de caractère bien particuliers. René Proyer, chercheur à l'université de Zurich, étudie les liens entre le rire et la psy- chopathie - caractérisée par des comportements antisociaux, de l'impulsivité, de l'égocentrisme et l'absence de remords. Avec le PhoPhiKat, un ques- tionnaire qu'il a conçu, il évalue notamment la propension à prendre du plaisir en ridiculisant les autres : c'est ce qu'il appelle "katagelasticism", une notion qui se rapproche de celle d'humour agressif. Les résultats obtenus montrent clairement un lien entre des traits de personnalité psychopathique et le plaisir de caricaturer l'autre. Mais attention, cela ne veut pas dire pour autant que tous ceux qui aiment se moquer de leurs proches sont des psychopathes en puissance! On peut faire de l'ironie, narguer ses amis sans pour autant être qualifié avec autant de gravité. La limite, c'est lorsqu'on accepte délibérément de faire mal aux autres pour être drôle, estime René Proyer. Ce n'est plus le rire partagé entre copains dont il est question ici, mais plutôt de stratégies pour asseoir sa domination et écraser les autres.

DES PERSONNALITÉS MACHIAVÉLIQUES

ET NARCISSIQUES. Avec sa dernière étude, Rod Martin met en lumière les rapports entre l'humour inadapté et les traits de personnalité de la "triade noire" - en l'espèce machiavélisme, narcissisme et psychopathie. Il a proposé plusieurs questionnaires à un groupe d'étudiants en vue d'établir leur pro- fil de personnalité ainsi que leur style d'humour. Ses résultats confirment ceux de René Proyer : il existe un lien entre psychopathie et humour agressif. Mais Rod Martin rapporte également une forte relation entre cet d'humour et des traits de caractère machia- vélique tels que la manipulation, la méfiance à l'égard des autres, l'attitude immorale, le narcissique ou le sentiment de supériorité.

Les rieurs agressifs sont donc généralement

des personnes qui jouissent d'un fort égo et qui ont peu d'empathie pour les autres. En revanche, ce sont leurs cibles, "victimes" de ces moqueries, qui ont tendance à en payer le prix fort: des études rap- portent qu'elles sont davantage inhibées à la suite de ces attaques. Et les couples ne sont pas épargnés

Découvertes

fondamentales

Selon vous, quelles formes d'humour

peuvent être considérées comme potentiellement bénéfiques ?

Des recherches ont montré que

l'humour associatif permet de renforcer les liens sociaux et de diminuer les tensions internes. Comme pour l'humour rehaussant l'image de soi, il présente de multiples bénéfices pour la santé mentale : moins de sentiments dépressifs, moins d'anxiété, et une plus forte estime de soi. D'après vos travaux, l'humour associatif peut avoir des effets modérateurs sur les pensées suicidaires. Comment l'expli- quez-vous ? Le risque suicidaire est souvent lié à des sensations de solitude et d'inutilité. Dans notre étude, nous avons découvert que l'utilisation d'un humour associatif a tendance à diminuer les pensées suicidaires, même lorsque les individus souffrent d'isolement et ont l'impression d'être un fardeau pour les autres. Nous faisons donc l'hypothèse que l'utilisation de cet humour permet aux individus de renforcer les liens sociaux et de mieux gérer leurs frustrations internes. Mais d'autres recherches sont nécessaires pour la confirmer. Comment vos conclusions peuvent-elles être mises en pratique ? Comprendre comment l'humour associatif peut permettre à une personne de se sentir socialement intégrée va enrichir la réflexion sur les stratégies d'ajustement cognitif pour faire face au stress. D'autres recherches seront nécessaires pour évaluer si des jeux de rôle, consistant par exemple à utiliser l'humour associatif dans des situations sociales, peuvent être intégrés dans des thérapies cognitivo-comportementales.

SOURCE

R.P. Tucker et coll., The moderating effect of humor style on the relationship between interpersonal predictors of suicide and suici- dal ideation, Personality and Individual Differences, avril 2013.

Raymond Tucker, chercheur en

psychologie à l'université d'État d'Oklahoma, s'intéresse aux effets modérateurs de certains styles d'humour sur les idées suicidaires. " L'humour positif, un rempart face aux idées noires »

48 / LE MONDE DE L'INTELLIGENCE - N° 30 - AVRIL/MAI 2013

RÉFÉRENCES

TR.A. Martin et coll.,

Relationships between

the Dark Triad and humor styles : a replication and extension, Personality and Individual

Differences,

janvier 2012.

R. Proyer et coll.,

How does psychopathy

relate to humor and laughter ? Dispositions toward ridicule and being laughed at, the sense of humor, and psychopathic personality traits, International

Journal of Law and

Psychiatry, juillet 2012.

R.A. Martin et coll.,

Individual differences in

uses of humor and their relation to psychological well-being : development of the Humor Styles

Questionnaire, Journal of

Research in Personality,

février 2003.

R.A. Martin, The

psychology of humor : an integrative approach,

Academic Press, 2010.

les unions dans lesquelles un des deux partenaires utilise l'humour agressif ont tendance à être vécues comme peu satisfaisantes et se soldent plus souvent par des ruptures.

L'HUMOUR AUTODESTRUCTEUR. Enfin, il existe

une dernière catégorie d'humour nuisible, d'un genre inattendu, puisque porté par des personnes prêtes à se désigner elles-mêmes pour faire rire les autres.

C'est ce que Rod Martin appelle l'humour "rabais-

sant l'image de soi". Alors que l'autodérision résulte d'une forte estime de soi, il est question ici d'individus dont l'amour propre est sévèrement écorné. Et les hommes sont encore une fois davantage concernés! René Proyer évoque le terme de "gelotophilie", (lit. ceux qui aiment être l'objet de moqueries »). L'utilisation de ce type d'humour pourrait être liée à des troubles anxieux ou dépressifs. Ainsi en témoigne l'étude de Raymond Tucker, chercheur à l'université d'État d'Oklahoma. Il a étudié les liens entre l'utilisation de l'humour rabaissant l'image de soi et les idées suicidaires. Pour cela, son équipe a fait passer à plus de 400 jeunes adultes une batte- rie de tests portant sur les traits psychologiques liés au risque suicidaire - qui inclut tendances dépres- sives, sentiments d'isolement - et en parallèle le questionnaire des styles d'humour de Rod Martin (voir page suivante). Ses résultats prouvent que les utilisateurs l'humour autodestructeur expriment davantage le sentiment d'être un fardeau pour les autres et souffrent souvent d'isolement social. Ces deux facteurs sont symptomatiques des velléités suicidaires et de la probabilité de passer à l'acte. En effet, selon Raymond Tucker, la fragilité de ces personnes est constamment mise en exergue par le rire des autres, ce qui renforce leurs sentiments d'exclusion et d'inutilité.

UN PROFIL CONTRASTÉ. Pourtant, l'humour

rabaissant l'image de soi est plus souvent utilisé par les rieurs agressifs. Les résultats d'une dernière étude de Rod Martin vont d'ailleurs dans ce sens. Il apparaît ainsi que l'humour rabaissant l'image de soi est éga- lement en lien avec des conduites de manipulation et des attitudes cyniques, qui sont des traits psychopa- thiques et machiavéliques. Pour Rod Martin, dénigrer les autres comme se ridiculiser soi-même pourrait être le signe d'une profonde misanthropie. René Proyer confirme ces conclusions avec ses propres travaux. Il évoque plus particulièrement un lien entre la gelo- tophilie et la séduction, voire les idées de grandeur. Faire rire les autres de ses mésaventures requiert en effet un certain degré d'habiletés sociales

», précise-

t-il. Il pourrait s'agir d'une tentative désespérée de se donner une image sociale positive, une recherche de reconnaissance à tout prix derrière laquelle se cacherait un profond mal-être. Malgré ses multiples pouvoirs bénéfiques, il y a donc bien une face sombre à cet élément vital qu'est l'humour. "

On peut rire de tout, mais pas avec tout

le monde

», disait Pierre Desproges. En effet, il y a

l'art et la manière. Tout peut être drôle. Mais tout le monde ne l'est pas.

VOIR LE TEST PAGE SUIVANTE

Faire rire

les autres en se ridiculisant pourrait être une tentative de se donner une image sociale positive

LITE PRODUCTIONS/GETTYIMAGES

LE MONDE DE L'INTELLIGENCE - N°

30 - AVRIL/MAI 2013 / 49

COLIN CRAMM/GETTYIMAGES

Découvertes

fondamentales

Quel est votre

style d'humour En s'appuyant sur les résultats de ses travaux,

Rod Martin a conçu l'Humor Styles

Questionnaire. Vous trouverez ci-dessous une

liste de propositions décrivant différentes façons de pratiquer et de percevoir l'humour.

Répondez aussi honnêtement et objectivement que possible en utilisant l'échelle suivante (entourez votre choix).

Absolument pas d'accord 1 Pas d'accord 2 Pas tout à fait d'accord 3 Ni d'accord ni pas d'accord 4 Plutôt d'accord 5 D'accord 6 Tout à fait d'accord 7

1. Je n'ai pas l'habitude de rire ou de blaguer beaucoup avec les autres. 1 2 3 4 5 6 7

2. Quand je me sens déprimé, je peux généralement me remonter le moral grâce à l'humour. 1 2 3 4 5 6 7

3. Si quelqu'un fait une erreur, j'ai souvent tendance à le taquiner à ce propos. 1 2 3 4 5 6 7

4. Je laisse les gens rire de moi ou se moquer de moi plus que je ne devrais. 1 2 3 4 5 6 7

5. Je ne dois pas me donner beaucoup de mal pour faire rire les autres. 1 2 3 4 5 6 7

6. Même quand je suis tout seul, je m'amuse souvent des absurdités de la vie. 1 2 3 4 5 6 7

7. Les gens ne sont jamais offensés ou blessés par mon sens de l'humour. 1 2 3 4 5 6 7

8. Je me laisse souvent entraîner à me rabaisser si cela fait rire mes amis ou ma famille. 1 2 3 4 5 6 7

9. Je fais rarement rire les autres en racontant des histoires drôles sur moi-même. 1 2 3 4 5 6 7

10. Si je me sens triste ou malheureux, j'essaie d'habitude de penser à ce

que la situation peut avoir de comique pour me sentir mieux.

1 2 3 4 5 6 7

11. Lorsque je raconte des blagues ou je fais de l'humour, je ne me soucie généralement pas

beaucoup de la façon dont les autres y réagissent.

1 2 3 4 5 6 7

12. J'essaie souvent de faire en sorte que les gens m'apprécient ou m'acceptent mieux en leur racontant

quelque chose de drôle à propos de mes points faibles, de mes gaffes ou de mes erreurs.

1 2 3 4 5 6 7

13. Je ris et je blague beaucoup avec mes amis. 1 2 3 4 5 6 7

14. Mon regard plein d'humour sur la vie m'aide à ne pas être trop triste

ou déprimé face à certaines choses.

1 2 3 4 5 6 7

15. Je n'aime pas qu'on utilise l'humour pour critiquer quelqu'un ou pour le rabaisser. 1 2 3 4 5 6 7

50 / LE MONDE DE L'INTELLIGENCE - N° 30 - AVRIL/MAI 2013

16. Je ne raconte pas souvent des histoires drôles qui me rabaisseraient. 1 2 3 4 5 6 7

17. Habituellement, je n'aime pas raconter des blagues ou faire rire les gens. 1 2 3 4 5 6 7

18. Si je suis seul et que je me sens malheureux, je fais un effort pour penser

à quelque chose de drôle pour me réconforter.

1 2 3 4 5 6 7

19. Parfois, je pense à quelque chose qui est tellement drôle que je ne peux m'empêcher de le dire,

même si ce n'est pas très approprié dans la situation.

1 2 3 4 5 6 7

20. Je me rabaisse souvent de manière exagérée quand je fais des blagues ou que j'essaie d'être drôle. 1 2 3 4 5 6 7

21. J'aime faire rire les autres. 1 2 3 4 5 6 7

22. Quand je me sens triste ou contrarié, je perds mon sens de l'humour. 1 2 3 4 5 6 7

23. Je ne prends jamais part à la moquerie même si tous mes amis le font. 1 2 3 4 5 6 7

24. Lorsque je suis avec des amis ou de la famille, souvent je suis celui dont les autres rient

ou à propos duquel ils plaisantent.

1 2 3 4 5 6 7

25. Je ne blague pas souvent avec mes amis. 1 2 3 4 5 6 7

26. D'après mon expérience, le fait de penser à un aspect amusant d'une situation est souvent

une manière très efficace de faire face aux problèmes.

1 2 3 4 5 6 7

27. Si je n'aime pas quelqu'un, j'utilise souvent l'humour ou les taquineries pour le rabaisser. 1 2 3 4 5 6 7

28. Si j'ai des problèmes ou que je me sens malheureux, je le cache souvent en blaguant. 1 2 3 4 5 6 7

29. Habituellement, je n'arrive pas à faire de l'esprit lorsque je suis avec d'autres personnes. 1 2 3 4 5 6 7

30. Je n'ai pas besoin d'être avec d'autres personnes pour m'amuser - je peux généralement

trouver des choses qui me font rire même quand je suis seul.

1 2 3 4 5 6 7

31. Même si quelque chose me semble vraiment drôle, je ne vais pas en rire

ou plaisanter si quelqu'un en est offensé.

1 2 3 4 5 6 7

32. Laisser les autres rire de moi est ma façon de garder de bonne humeur mes amis et ma famille. 1 2 3 4 5 6 7

Calculez votre score

Humour associatif :

1*, 5, 9*, 13, 17*, 21, 25*, 29*

Humour rehaussant l'image de soi :

2, 6, 10, 14, 18, 22*, 26, 30

Humour agressif :

3, 7*, 11, 15*, 19, 23*, 27, 31*

Humour rabaissant l'image de soi :

4, 8, 12, 16*, 20, 24, 28, 32

Les items avec * sont évalués en sens

inverse : 1=7, 2=6, 3=5, 4=4, 5=3, 6=2, 7=1

Les scores les plus élevés correspondent

à votre (ou vos) type(s) d'humour...

Interprétez vos résultats

> Humour associatif : tendance à partager l'humour, à raconter des blagues et des histoires drôles, à chercher à amuser autrui. > Humour rehaussant l'image de soi : tendance à porter un regard amusé sur la vie, à utiliser l'humour pourquotesdbs_dbs23.pdfusesText_29

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