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Le mérite

Signification, possibilité et valeur

Aurélien Allard

Thèse de doctorat

Discipline : Philosophie

Directeur de thèse :

Bertrand Guillarme, Université Paris 8

Université Paris 8

2

Table des matières

Remerciements .................................................................................................................................... 3

Introduction ........................................................................................................................................... 5

Première partie ................................................... 14

Chapitre 1 Définir le mérite .......................................................................................................... 15

Chapitre 2 Les critères du mérite.................................................................................................. 43

Chapitre 3 La centralité du mérite dans les conceptions morales ordinaires ................................ 60

. 87

Chapitre 4 Pourquoi une philosophie expérimentale ? ................................................................. 88

................................................................. 122

Troisième partie Justifier le mérite ............................................................................................. 144

Chapitre 6 Justifier le mérite : Trois premières approches ......................................................... 145

Chapitre 7 Justifier le mérite par sa valeur communicative : Introduction aux débats théoriques

......................................................................................................................................................... 174

Chapitre 8 La valeur communicative de la peine : données empiriques .................................... 186

Chapitre 9 Justifier les théories communicationnelles de la peine ............................................. 218

Quatrième partie Mérite et responsabilité ................................................................................. 230

Chapitre 10 Responsabilité et égalitarisme de la fortune ........................................................... 231

Chapitre 11 Responsabilité et mérite : études expérimentales ................................................... 244

.................................. 262

Conclusion Défense du mérite et théorie pluraliste de la justice .............................................. 272

Appendice général Méthodes expérimentales et problèmes de généralisation .......................... 284

Bibliographie ................................................................................................................................... 297

3

Remerciements

proches, et de collègues. Je tiens en tout premier lieu à remercier mon directeur de thèse, Bertrand Guillarme, pour son soutien tout au long de cette thèse, et pour ses remarques et commentaires extrêmement pertinents sur les premières versions de ce travail.

Même si leur influence sur cette thèse a été moins directe, je souhaiterais également

remercier quatre philosophes qui ont eu une grande influence sur mon orientation itablement initié à la philosophie et changé mon regard sur le monde. Plus râce à qui

auprès de Florian Cova. Ça a été une expérience fantastique, qui a été ma première véritable

iens à remercier Sophie Guérard de

mémoire portait déjà sur le thème du mérite, et je lui suis encore reconnaissant pour toutes les

y a porté. et 2016. La collaboration avec

Paulo a été extrêmement agréable et utile. Je remercie également Samuel Arty Ward, Hugh

Turpin, et Mathilde Hernu, pour les nombreuses discussions de psychologie morale que nous Je suis également resté un an à Philadelphie, pour travailler avec Geoff Goodwin sur des expériences de psycho immense plaisir de travailler avec Geoff. Je tiens aussi à remercier Hanne M. Watkins et Ivan 4 Denke mé Sur Paris, je voudrais remercier tout particulièrement les membres de Sodalicium, et notamment Antoine Marie, Sacha Yesilaltay, Joffrey Fuhrer, Charlotte Barot, Fabien Dézèque, Léo Fitouchi, Matthias Michel, Benoît de Courson, Loïa Lamarque, et Camille Williams pour

toutes les discussions que nous avons eues au cours de la dernière année de thèse. Sodalicium

a représenté un soutien moral énorme au cours de cette période. En pendant ces trois ans, et pour ces voyages irlandais ou américains que nous avons faits ensemble. Je tiens

père, qui en a relu quelques-uns, et ma mère, qui a relu la quasi-intégralité du travail.

me corriger. 5

Introduction

Le mérite constitue une notion fondamentale dans la vie courante et dans le débat politique.

On retrouve constamment des références au mérite dans les revendications de justice sociale.

mérite. Les promotions devraient être reconnues selon les mérites des individus, et non selon le

e de mérite semble également proportionnée, ni trop peu ni trop sévère.

ée de

un très grand nombre de pays. Dire que quelqu'un mérite de recevoir quelque chose semble une raison très forte de la lui donner. On pourrait même dire qu avant tout une théorie du mérite.

Pourtant, malgré leur caractère extrêmement courant et banal, les jugements de mérite

remettre en cause la validité de vue proprement politique, il est également possible de té. A tout le moins, les deux notions semblent entrer dans de possibles conflits.

Un premier reproch

ou telle 6 tte heureux, que tout le monde mérite de voir ses besoins satisfaits, etc. II devient alors difficile pourrait alors avoir le sentiment ue, à première vue, une idée fondamentale doit

On pourrait craindre que le mérite soit une idée trop vaste et trop large pour en posséder un.

Cependant, de tels doutes sont probablement exagérés. Même si le terme de mérite peut être

soit pas possible de trouver un sens plus limité, correspondant à une idée morale précise1. De fait, de le recevoir, probablement pour une raison heureux. Pou

difficultés. La première difficulté, bien connue, tient aux multiples raisons pour lesquelles on

-ce que cette personne mérite ce salaire pour ses efforts, pour sa contribution, pour compenser le fait que le travail est potentiellement pénible ou peu valorisant ; cependant, cune réponse possible ne semble parfaitement satisfaisante. uniquement pour ses efforts peut apparaitre plausible à première vue peut mener à des situations extrêmement peu intuitives. Imaginons que deux employés font exactement les mêmes efforts, m

conduisant à une production accrue et de qualité. Il semble assez peu vraisemblable de dire que

les deu identique. 1 7

Le critère de la contribution pourrait alors être mis en avant, mais il laisse rapidement place

à de nombreuses difficultés. La plus importante tient à la difficulté de mesurer la contribution,

individu. En un mot, les théories de la contribution se tiennent souvent face à un dilemme : on

peut formuler un critère objectif, mais dans ce cas ce critère est souvent extrêmement

problématique ; ou bien on peut indéterminée. contribut

marché libre et non régulé. Mais ce critère semble très éloigné de nos jugements ordinaires : le

acteurs extérieurs, comme l demande, qui feraient que ce que mérite un individu relèverait très

largement de la chance. Sur un marché libre, un fermier peut se voir obtenir un salaire très faible

simplement parce que le prix des denrées a chuté des facteurs aussi volatiles semble très improbable2

du marché pour identifier ce que mérite chaque individu, on se retrouve face à des critères très

flous, tels que bon » travail, avec de grosses difficultés :

comment comparer deux occupations très différentes, par exemple dans des secteurs différents

agriculteur ? De telles difficultés ne sont peut-être pas insurmontables mais, au minimum, complexifient fortement la question.

Enfin, toujours en ce qui conce

noter que la notion a historiquement été très fortement associée à un tout autre type de critères,

théologiques importants liés à la question de savoir quels individus méritaient le paradis, ou,

même dans un contexte laïque, liés à la question de déterminer dans quelle mesure seuls des

3. Savoir dans quelle mesure

être prise en compte dans le mérite complexifie donc encore la question. Dans un contexte

2 Cet argument a été mis en avant avec forcௗ

Henry SIDGWICK, The Methods of Ethics, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1981 ; F. A. HAYEK, Law, Legislation and Liberty, London, Routledge, 2012.

3 Pour les débats théologiques liés à la relation entre mérite et souverain

dans la Somme théologique reste extrêmement intéressante. Sur la question du mérite et du bonheur, les

THOMAS, Textes sur la

morale, Paris, J. Vrin, 2011 ; Immanuel KANT, Fondements de la métaphysique des moeurs, trad. fr. Victor

DELBOS, Paris, Librairie Générale Française, 1993 ; David ROSS, The Right and the Good, Oxford, Clarendon

Press, 2003.

8 contemporain, on peut penser à la question de savoir dans quelle mesure il serait important de récompenser les étudiants méritants.

Mais même si la question du critère du mérite avait été résolue, un autre problème se pose,

lié à la détermination des critères de responsabilité nécessaires pour que le critère de mérite

idu doit pouvoir ien mériter si pose problème, du fait de deux difficult La question métaphysique tient bien sûr à la question de savoir dans quelle mesure des

individus peuvent être considérés comme libres et responsables dans un univers dont les lois

causales les dépassent largement. me et existence du libre-arbitre. Même si résoudre ce

problème entraine le lecteur très loin des questions traditionnelles dans la réflexion politique, il

e de la question métaphysique4. La question pratique tient à savoir dans quelle mesure il est juste de récompenser des individus pour des activités méritoires, sac sont intervenus dans une grande partie pour rendre possibles ces activités méritoires. Plus

précisément, cette question se pose de façon particulièrement accrue ce qui concerne la rupture

très bon travail. Mérite-t- façon non-comparative, la réponse semble clairement positive. Mais le cas devient beaucoup ffectuer ce me secteur que Paul est au chômage pour des raisons totalement indépendantes de sa volonté. Cette de

Pierre, aurait pu parfaitement effectuer le même travail que Paul, si jamais elle avait été placée

dans les mêmes circonstances. Dans cette situation, peut-on dire que Paul mérite de gagner re, alors même que seul le hasard est responsable de leur différence de situation ? Le lecteur pourra être tenté de répondre par la négative. Mais dans ce c

affirme que les deux individus méritent de gagner le même salaire, il devient presque impossible

4 -arbitre, voir Jean-Fabien SPITZ,

Abolir le hasard? Responsabilité individuelle et justice sociale, Paris, Librairie Philosophique Vrin, 2008.

9 dans les rencontres faites par chaque personne, pour que individu mérite. Le mérite ne deviendrait pas alors tant impossible que proprement inapplicable5.

Tous ces doutes p

fondement normatif for

récompenser les individus selon leur mérite est en soi un problème difficile à résoudre. Il est

bien sûr possible de fournir une réponse simple à cette question : récompenser les individus

selon leur mérite serait une manière de les inciter à agir de façon productive ou adéquate à

difier le comportement la production ou

6. Une telle justification du mérite peut bien sûr servir à expliquer ou à assurer la

ques quotidiennes. Mais cette justification revient alors

à dénier toute valeur propre au mérite, pour la reléguer dans un rôle purement instrumental. La

défavorisés, ou le bien-être collectif, et les pratiques de récompense au mérite ne seraient dans

ce cas que

fonction instrumentale, on pourrait alors considérer que la récompense au mérite ne serait pas

-être contribuer à ces objectifs

récompense au mérite semble le faire7. Justifier le mérite comme un instrument semble, en fin

de compte, une manière de délégitimer le mérite comme principe moral important. bien sûr considérer que le mérite

5 RAWLS, Théorie de la justice, Paris, Points,

2009.

6 la plus

grande efficacité due à des incitations méritocratiques sert in fine à améliorer le sort des plus défavorisés.

7

serait une société capable de créer éthos égalitaires, où les individus seraient prêts à travailler pour le bien collectif

Rich?, Harvard University Press, 2001.

10

précédemment, le mérite semble assailli de différents problèmes. De plus, on peut aussi

elle est

compatible avec les autres idées morales auxquelles nous tenons. Dans le cas du mérite, on peut

possible de trouver de justifications indépendantes à l guments en faveur du mérite

tiennent à son intuitivité et à son rôle incitatif. De telles justifications peuvent sembler faibles

au regard des obscurités liées à la notion. e mérite.

Deuxièmement, il est difficile de déterminer quel devrait être le critère du mérite. La notion

mérite doit reposer sur la responsabilité métaphysique, liée à la relation entre libre-arbitre et presque à coup sûr eu

évident de fournir une justification du mérite qui ne soit pas ou bien purement intuitive ou bien

ssent

constituer une défense véritable du mérite en tant que tel. Enfin, cinquièmement, le mérite

se

Toutes ces difficultés ont été énoncées de façon limpide dans la littérature philosophique de

langue anglaise, et ont connu comme moments forts les critiques portées par Henry Sidgwick en 1874 dans , et les critiques puissantes portées par Friedrich Hayek

et John Rawls dans les années 1960-1970. De fait, la plus grande partie des théories influentes

point de vue moral. A partir des années 60, les plus grandes théories de la justice ont tour à tour

rejeté mérite. De 1965 à 1980, Brian Barry, John Rawls, Ronald Dworkin, Thomas Nagel, Robert Nozick, ont construit des théories de la justice nimportance à la notion8. La 8 e

importante au mérite. Dans le paysage anglo-saxon, seule la théorie de David Miller fait en effet exception, en

récentes, Spitz, Michaud et Savidan, à partir de prémisses différentes, rejettent tous le mérite comme un concept

dépourvu de validité. Ce rejet au sein des théories de la justice sociale contraste avec un soutien plus ferme dans

11

situation a depuis peu changé, même si ces dernières années ont vu un certain renouveau de

de la fortune9. Il existe donc une panoplie impressionnante de critiques possibles du mérite, qui amènent à douter du fait que la notion ait même un sens. Ces critiques ont eu un succès remarquable au domai relatifs au mérite sont e de se passer de cette notion. Construire une défense du mérite à partir du sens commun ce c à un concept spécifique de mérite, ce qui permettra de réfuter les critiques reprochant le caractère irrémédia mérite. Cette analyse conceptuelle du mérite nous occupera dans la première partie de cette thèse (chapitres 1 à 3). D en des raisons pour lesquelles une philosophie normative doit se fonder sur la considération des opinions courantes (chapitres 4 et 5). La troisi

justification qui se basera sur quatre raisons principales (chapitres 6 à 9). Cette justification du

ible fondement normatif. Dans disciplines. Samuel SCHEFFLER, " Responsibility, Reactive

Attitudes, and Liberalism in Philosophy and Politics », Philosophy and Public Affairs, 1992, no 21, p. 299Ǧ323 ;

J.-F. SPITZ, Abolir le hasard?, op. cit. ; Yves MICHAUD, -ce que le ࣟ, Paris, Folio, 2011 ; Patrick

SAVIDAN, , Paris, Hachette Littératures, 2010.

9 Parmi les égalitaristes de la fortune ayant cherché à distinguer une place importante au mérite, on peut compter

lus important dans Schmidtz. Il reste cependant correct de dire que le

mérite reste une notion rejetée par la majorité des grands théoriciens contemporains dans le domaine de la justice

sociale. Richard ARNESON, " Luck EgalitarianismA Primer », in Carl KNIGHT et Zofia STEMPLOWSKA (dir.),

Responsibility and Distributive Justice, Oxford University Press, 2011, p. 2450 ; Larry TEMKIN, " Justice,

Equality, Fairness, Desert, Rights, Free Will, Responsibility, and Luck », in Carl KNIGHT et Zofia

STEMPLOWSKA (dir.), Responsibility and Distributive Justice, Oxford University Press, 2011, p. ; David MILLER,

Principles of Social Justice, Harvard University Press, 2001 ; David SCHMIDTZ, The Elements of Justice,

Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

12 e en réalité sur e compatibilité entre mérite et égalité. rogressivement au cours méthode qui devrait permettre de montrer pourquoi les critiques précédemment mentionnées du mérite sont erronées, ou du moins peu plaus que la philosophie politique doit se fonder sur une connaissance approfondie des idées morales or sociologiques. Comme John Rawls le défendait il y a quarante ans, nous considérons en effet que toute théorie politique normative doit consister avant tout en une rationalisation et une épuration des idées morales ordinaires10 difficile de

défendre la possibilité de construire sans avoir pris en compte les idées courantes, c'est-à-dire

la manière dont les membres de no

en compte ces idées ordinaires conduit à la conclusion que le mérite est une idée indispensable

dans le champ en plein développement de la philosophie expérimentale. Né au début des années

2000 dans les pays anglo-saxons, et maintenant présent dans de nombreux pays, ce champ

courantes relatives aux problèmes philosophiques classiques11. De fait, les méthodes employées

en philosophie expérimentale ont souvent consisté à mobiliser les méthodes utilisées en

étudier les

jugements relatifs à des situations imaginaires. Depuis vingt ans, la philosophie expérimentale

a enquêté sur les idées relatives à de nombreux champs classiques, avec un intérêt particulier

libre-arbitre. Dans le cadre de la philosophie normative, je défendrai dans les chapitres 4 et 5 de cette -ci

10 John RAWLS, " The Independence of Moral Theory », Proceedings and Addresses of the American

Philosophical Association, 1974, vol. 48, p. 5Ǧ22. 11

plus influents des années 2000, et un livre introductif écrit par Florian Cova. Florian COVA (dir.), La philosophie

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