[PDF] Le discours polyphonique des manuels de Biologie en Tunisie

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Éducation et didactique

14-3 | 2020

Varia

Le discours polyphonique des manuels de Biologie

en Tunisie : exemple de la régulation de la glycémie

Polyphonic speech of Tunisian biology textbooks

: example of blood glucose regulation Manel

Dhouibi

et

Patricia

Schneeberger

Édition

électronique

URL : https://journals.openedition.org/educationdidactique/7907

DOI : 10.4000/educationdidactique.7907

ISSN : 2111-4838

Éditeur

Presses universitaires de Rennes

Édition

imprimée

Date de publication : 25 novembre 2020

Pagination : 113-135

ISBN : 978-2-7535-8206-4

ISSN : 1956-3485

Référence

électronique

Manel Dhouibi et Patricia Schneeberger, "

Le discours polyphonique des manuels de Biologie en

Tunisie

: exemple de la régulation de la glycémie

Éducation et didactique

[En ligne], 14-3

2020, mis

en ligne le 05 janvier 2022, consulté le 10 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/ educationdidactique/7907 ; DOI : https://doi.org/10.4000/educationdidactique.7907

Tous droits réservés

Éducation & Didactique, 2020, vol. 14, no 3, p. 113-135113LE DISCOURS POLYPHONIQUE DES MANUELS

DE BIOLOGIE EN TUNISIE :

EXEMPLE DE LA RÉGULATION DE LA GLYCÉMIE

Dhouibi Manel

Institut supérieur des sciences islamiques Kairouan, Université Zitouna Tunisie, Université de Bordeaux, Lab E3D, EA744 (dhb_manel@yahoo.fr)

Schneeberger Patricia

Université de Bordeaux, Lab E3D, EA7441 (patricia.schneeberger@u-bordeaux.fr)

Les auteurs des manuels scolaires participent à l'élaboration du texte du savoir scolaire à travers la production

d'écrits dans lesquels ils exposent leurs conceptions à propos de la régulation de la glycémie et signalent les modèles

auxquels ils se réfèrent. Ce discours dévoile aussi les discussions partagées par ces auteurs lors de la collaboration

qui a permis l'écriture du manuel. Notre recherche se base sur l'étude des traces de l'activité langagière des auteurs

dans le but de repérer les choix qu'ils effectuent pour modéliser la régulation de la glycémie. Nos résultats montrent

la cohabitation de deux modèles distincts, qui se traduit par un des énoncés fortement polyphoniques. Nous

revenons sur les fondements scientifiques et épistémologiques des choix des auteurs pour discuter l'expression de

cette polyphonie ainsi que ses conséquences sur les objets de savoir produits par les auteurs. Polyphonic speech of Tunisian biology textbooks : example of blood glucose regulation

Textbook authors participate in the elaboration of the text of school knowledge through the production of writings in which

they expose their conceptions about the regulation of blood glucose and report the models to which they refer. This discourse

also reveals the discussions between these authors during the collaboration that allowed the textbook to be written. Our

research is based on the study of the traces of the linguistic activity of the authors in order to identify the choices they

make to model the regulation of blood glucose. Our results show the cohabitation of two distinct models, which results in a

strongly polyphonic statement. We analyse the scientific and epistemological foundations of the authors' choices to discuss

the expression of this polyphony as well as its consequences on the objects of knowledge produced by the authors.Mots-clés : manuel scolaire, discours scolaire, modèle, l'auteur scientifique, polyphonie.Keywords: textbooks, model, school speech, the scientific author, polyphony.

Le discours poLyphonique des manueLs de BioLogie en Tunisie

Manel Dhouibi & Patricia Schneeberge

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INTRODUCTION

Dans ce texte, l'attention est portée sur l'ana- lyse des énoncés de savoir proposés par des manuels scolaires de l'enseignement secondaire en croisant deux approches : une approche épistémologique et une approche langagière. Cette étude fait suite à un travail antérieur (Dhouibi et al., 2015) qui portait sur l'acti- vité langagière d'un chercheur, Claude Bernard (1813-

1878). Nous avions montré, à travers cet exemple, que

l'analyse langagière des écrits de travail et des écrits publiés, doublée d'une analyse épistémologique, peut rendre compte de la complexité des processus en jeu dans la construction de savoirs scientifiques. L'activité scientifique évolue selon deux dimen- sions temporelle et spatiale. Conjointement, l'en- tendement du chercheur progresse dans le temps et il se développe dans l'espace de sa pensée à un moment donné de la production du savoir. La pensée scientifique avance dans la simultanéité et la succession. Néanmoins, malgré la diversité des énoncés scientifiques produits, ils constituent " un genre discursif » relativement stable " historique- ment élaboré » (Jaubert & Rebière, 2012, p. 4) à travers lesquels le chercheur rapporte ses travaux en " une série du devenir » (Bakhtine, 1970, p. 81) sous forme d'une série d'étapes successives recons- truites, il n'expose pas explicitement la multipli- cité et la simultanéité de ses points de vue ou ses voix à un moment unique. Cependant, les discours du chercheur gardent la trace " d'une polémique intérieure » (ibid., p. 130) saisissable à travers " les nuances les plus fines » qui témoignent de ses hési- tations, ses échecs, son dialogue interne, ses conver- sations réelles ou virtuelles avec ses confrères. Cette thèse contredit l'idée assez répandue basée sur " une conception idyllique du discours scien- tifique, sorte de parangon ou de joyau brillant de mille feux : monosémie, objectivité, précision, neutralité, logique, rigueur de l'argumentation... » (Jacobi, 1987, p. 112).

Par ailleurs, il est actuellement admis que le

discours scientifique écrit ou oral n'est pas un simple support qui sert à transmettre ou à communiquer les connaissances mais que c'est " un dispositif qui participe directement à la production des savoirs » (Lefebvre, 2006, p. 1). Ainsi, le langage est une " dimension » fondamentale de l'activité scientifique (ibid.). Un discours scientifique n'est pas l'expression

d'une pensée individuelle univoque ; il est le résultat d'un dialogue interne que le chercheur réalise avec

lui-même et avec les autres scientifiques. Pontille (2006, p. 5), qui interroge la notion d'au- teur scientifique, fait référence à plusieurs études qui ont montré que " la mise en forme écrite des résul- tats scientifiques vise à les extraire de leur contexte d'élaboration (le laboratoire), à les transformer en " faits » afin qu'ils atteignent le statut de lois géné- ralisables (Knorr-Cetina, 1981 ; Bazerman, 1988) ». Il en résulte que, dans les publications scienti- fiques (ouvrages, articles de revue), l'auteur est tenu d'" effacer le maximum de sa présence dans le texte pour mettre en avant les " faits » et garantir l'autono- mie de la signification de l'énoncé. »

Cependant, même si toute marque personnelle

est proscrite, les textes scientifiques ne sont pas complètement exempts de toute forme de subjecti- vité de sorte qu'il est possible d'identifier certaines intentions ou opinions de l'auteur. De surcroît, l'ana- lyse des écrits d'un chercheur, associés à différents moments de la recherche (écrits internes, rapports, articles publiés...), donne à voir des tensions entre les modèles explicatifs mis en jeu dans leur élabora- tion. Ainsi, le discours des chercheurs est empreint des choix épistémologiques du locuteur et des points de vue que celui-ci privilégie. Il en va de même pour les discours des auteurs de manuels scolaires. Nous proposons de réaliser une analyse fine des énoncés successifs qui participent à l'élaboration du texte du savoir dans le but de circonscrire la pensée de l'auteur. Nous nous intéressons plus particulière- ment à l'étude de la polyphonie du discours scien- tifique scolaire dans l'objectif d'étudier les choix des modèles réalisés par des auteurs dans le chapitre de la régulation de la glycémie. Nous nous penchons sur l'étude du texte proposé par les manuels tunisiens dans le chapitre de la régu- lation de la glycémie. Nous questionnons essentiel- lement la modélisation et le modèle, proposés dans ces chapitres aux élèves afin de construire le concept de régulation. Nous nous intéressons dans cet article aux choix épistémologiques des auteurs de trois manuels tuni- siens dans le chapitre de la régulation de la glycémie. Si nous nous focalisons sur ce chapitre, c'est parce que la régulation est l'un des concepts fondamentaux de la biologie. Au regard de l'épidémie mondiale de l'obésité et du diabète

1, l'enseignement de la régu-

lation de la glycémie devient une exigence afin de prévenir ces maladies. Le discours poLyphonique des manueLs de BioLogie en Tunisie

Manel Dhouibi & Patricia Schneeberge

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Nous nous positionnons dans le croisement de

deux approches épistémologiques et langagières dans l'intention de réaliser une analyse fine de l'évolution de l'objet de savoir " régulation de la glycémie » dans les manuels, une évolution qui se fait par et à travers le langage des auteurs.

Nous proposons tout d'abord un aperçu de notre

cadre théorique qui nous fournira des éléments de comparaison puis nous poursuivrons avec la présen- tation de nos résultats suivie par une discussion de ces résultats.

LE CADRE THÉORIQUE

Le concept de régulation permet de comprendre

comment un mammifère peut préserver l'intégrité de son organisme en dépit des perturbations liées aux fluctuations du milieu extérieur. L'autonomie de l'organisme vivant est basée sur le maintien de la stabilité de son milieu intérieur. L'homme doit par conséquent préserver la stabilité des concentrations des constituants physico-chimiques de ce milieu. La constance de la valeur de la glycémie dans le milieu intérieur est vitale pour l'organisme vivant. La compréhension de la construction de ce concept est le fruit de nombreuses études historiques, épistémo- logiques sur lesquelles nous nous sommes appuyées et sur des études langagières, en particulier celles qui ont fait l'objet de nos précédents travaux (Dhouibi,

2004 ; Schneeberger & Dhouibi, 2006 ; Dhouibi,

2013, Dhouibi et al., 2015).

Nous articulons dans notre étude des manuels

deux types d'analyse : épistémologique et langagière.

Volet épistémologique

Au cours de l'histoire, différentes approches ont été proposées par les biologistes pour étudier les mécanismes de régulation. Ces approches mettent en jeu des modélisations du vivant fondées sur des choix épistémologiques divergents.

La modélisation

Le développement de la biologie s'appuie sur la modélisation (Braillard, 2008, p. 64) et dépend de

l'évolution des modèles (ibid., p. 66). Actuellement, la construction des modèles représente un " défi » (Lauffenburger, 2000, p. 5031) et est " une nécessité »

(Braillard, 2008, p. 107) dans la biologie moderne. Toutefois, les modèles disponibles ne correspondent pas à une même approche épistémologique, l'utili- sation d'un modèle donné est un choix effectué par le scientifique en liaison avec ses conceptions, ses objectifs, ses démarches, son objet d'étude. Dans ses investigations, le chercheur n'interroge pas seulement l'objet biologique mais également son modèle (ibid., p. 124) d'où cette importance accordée aux modèles et à leurs natures dans les pratiques des scientifiques. Pour aborder la régulation de la glycémie, les scientifiques utilisent différents types de modélisa- tion. Le Moigne (1987, 2003

2) distingue deux types

de modélisations possibles : la modélisation systé- mique et la modélisation analytique. La modélisation analytique procède à une division du phénomène en plusieurs parties suivi d'une étude des caractéris- tiques de chaque partie à part pour en déduire par la suite les caractéristiques du phénomène par somma- tion des différentes caractéristiques des parties. Quant à la modélisation systémique, elle étudie le phénomène dans sa totalité en supposant que le tout est supérieur à la somme des caractéristiques des parties de ce tout.

Le Moigne affirme que la démarche analytique,

même si elle présente des réponses acceptables, est incapable de résoudre les problèmes complexes. L'approche analytique " ne reconnaît pas » la complexité du réel étudié puisqu'elle suppose une division et un découpage du système en éléments plus simples facile à comprendre et à expliquer.

Les modèles analytiques ne seraient donc pas

adaptés à la compréhension des problèmes comme celui de la régulation en physiologie. En effet, le système de régulation biologique est complexe et enchevêtré " [...] il n'est pas possible de [...] résoudre [ce phénomène] analytiquement » (Braillard, 2008, p. 108). La modélisation systémique admet que " Le complexe a sa réalité propre et [qu'] il n'est pas réduc- tible au simple ». (Ricard, 2003, p. 30). Elle définit la régulation comme un ensemble de composants orga- nisés en permanente interaction, qui peut produire des comportements et des décisions simples et fiables dans l'organisme (Lauffenburger, 2000, p. 5031). La vision systémique étudie les propriétés au sein des systèmes vivants, soumises aux interactions de leurs constituants (Boogered et al., 2007, p. 3). Le discours poLyphonique des manueLs de BioLogie en Tunisie

Manel Dhouibi & Patricia Schneeberge

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Les modèles issus de cette vision sont caractéri- sés par un fort degré d'abstraction. Ces modèles ne se focalisent pas sur les détails d'un phénomène, ce qui représente un gain en généralité et une mise en exergue des éléments en commun entre plusieurs phénomènes. Wolkenhauer les qualifie de " modèles généraux » (Wolkenhauer, 2001, p. 261) alors que Serres (1968) les nomme " modèles formels ». Le formalisme de ces modèles est acquis par " un proces- sus d'abstraction » défini par Le Moigne comme un " exercice cognitif par lequel une action (un système concret) est transformée en une forme (un système abstrait) » (Le Moigne, 2005, p. 3). Ce travail permet d'aboutir à un modèle suffisamment simple et général pour pouvoir rendre compte d'une classe de phéno- mènes considérée comme importante pour le cher- cheur (Braillard, 2008, p. 220). Le modèle formel est un " modèle mental » (Wolkenhauer, 2001, p. 270) c'est " une création de l'esprit » (Host, 1989, p. 203).

La formalisation des modèles issus du proces-

sus de modélisation systémique ne se réduit pas à la mathématisation. Le processus de formalisation est fondé sur deux critères : un système de règles heuris- tiques explicites (heuristic search) et un système de symbolisation c'est-à-dire des paradigmes graphiques et picturaux autant que discursifs qui permettent la production de sens. Le modèle semble ainsi prendre " la même forme » et " le même langage » (Varenne,

2010, p. 14) que les théories. Ce fait engendre

parfois une concurrence entre ces deux " moyens épistémiques de formalisation » et entretient une " permanente réorganisation des rapports » (ibid., p. 13) entre modèle et théorie. Malgré ce rapproche- ment, le modèle conserve son statut de " médiateur » (Morisson et Morgan, 1999, p. 10) même pour les modèles généraux globaux. La " fonction instrumen- tale (heuristique, pédagogique, représentative...) » (Schmid, 2002, p. 60) qui caractérise un modèle est liée aux objectifs poursuivis par le scientifique, est déterminée par le problème posé et est définie dans un contexte donné. Cette signification " seule- ment perspective » (Varenne, 2010, p. 20) du modèle permet au chercheur de construire " ce qu'il croit être son meilleur modèle » (Schmid, 2002, p. 61).

La fonction biologique

Le concept de fonction est inséparable de la

notion de système (Delattre, 1979, p. 54) étant donné que le système est " un intégrat

3 » de fonctions

(Walliser, 1977). L'application d'une modélisation systémique nécessite tout d'abord la compréhension de la signification du concept de fonction qui repré- sente, d'ailleurs, l'un des concepts clés de la biologie (Clauzade, 2007, p. 80) : elle " est au coeur de toute entreprise explicative dans les sciences de la vie » (Mossio, 2013, p. 1). Comte (1838) exprimait déjà cette idée en considérant la fonction comme " l'acte même qui constitue la vie » (Clauzade, 2007, p. 45).

La vision analytique présume un " rapport

statique d'ajustement réciproque » entre la fonc- tion et la structure. Ce rapport exprime une relation fixe et déterminée entre la structure et la fonction qui rappelle celle qui existe dans une machine où les éléments structuraux ne se modifient pas et ne sont pas susceptibles de se recombiner d'une façon origi- nale et d'une façon " fonctionnellement adaptée » pour des opérations, les fonctions d'une machine découlant nécessairement du " dispositif structu- ral ». En effet, les pièces d'une machine ne peuvent pas se combiner autrement pour accomplir d'autres fonctions et donc la machine ne peut réagir de façon variable à une influence extérieure. Pour expliquer le fonctionnement de la machine, il suffirait, selon cette conception, de détailler les rouages ainsi que leurs actions. Or, dans l'organisme, " les éléments structu- raux peuvent se modifier et se transformer de façon diverse dans le cadre d'un même système d'opéra- tions organismiques » (Duchesneau, 2010). Cet effet est dû à la multiplicité des réactions et combinaisons chimiques qui peuvent s'accomplir dans l'organisme en raison de l'interaction des dispositifs élémentaires. Dans la vision systémique, " Dire que X a la fonc- tion F, c'est dire que X joue " un rôle causal » dans le système qui le contient, et contribue à l'émergence d'une capacité dans celui-ci » (Gayon et de Ricqlès,

2010, p. 6). Selon cette acception, l'attribution fonc-

tionnelle n'a de sens qu'au sein de cette vision de l'or- ganisme. Les fonctions de capteur, de comparateur, d'effecteur dans un système de régulation ne peuvent être comprises que par rapport à leur " rôle causal » dans ce système. L'attribution de fonctions, tant aux comportements de détection que de comparaison, ou d'exécution est un signe d'une approche relation- nelle. Il rompt avec un cadre d'investigation statique du couple structure/fonction. Ainsi, la fonction n'est plus considérée comme une propriété intrinsèque de la structure. Cette approche représente un dépas- sement de " l'idée d'une pure morphologie, nonquotesdbs_dbs50.pdfusesText_50

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