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Genesis

Manuscrits - Recherche - Invention

52 | 2021

Chanson

Comment se fabrique une chanson

La genèse "

à sensation

», entre récits et légendes

Stéphane

Chaudier

Édition

électronique

URL : https://journals.openedition.org/genesis/5813

DOI : 10.4000/genesis.5813

ISSN : 2268-1590

Éditeur

Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique

littéraire et scienti que (SIGALES)

Édition

imprimée

Date de publication : 1 juillet 2021

Pagination : 19-36

ISBN : 979-10-231-0710-4

ISSN : 1167-5101

Référence

électronique

Stéphane Chaudier, "

Comment se fabrique une chanson

Genesis

[En ligne], 52

2021, mis en ligne

le 01 juillet 2022, consulté le 17 août 2022. URL : http://journals.openedition.org/genesis/5813 ; DOI https://doi.org/10.4000/genesis.5813

Tous droits réservés

ENJEUX

19Genesis 52, 2021

S oit, pour introduire le sujet, cette anecdote significative et savoureuse, rapportée par Didier Barbelivien, chanteur né en 1954, parolier et, à ce titre, auteur d"innombrables tubes : C"est en 2018, au cours d"un dîner chez des amis communs, que j"ai surpris dans la conversation

de Julien Clerc et de sa femme Hélène Grémillon un vouvoiement permanent venu d"un autre temps.

Forcément, ça interpelle. Et voilà comment peut naître une chanson. Trois heures plus tard, de retour

à la maison, j"ai écrit d"un jet À vous jusqu"à la fin du monde. Je l"ai envoyée le lendemain à Julien

qui a aimé le texte et qui en a composé la musique dans la matinée. Un peu légendaire, non ? C"est

pourtant la vérité, je pense depuis toujours qu"une chanson doit s"écrire comme on prend une photo 1.

Écrire le texte " d"un jet » ; composer la musique " dans la matinée ». Comment ? On ne

saura pas. L"important, c"est " le légendaire », comme le dit si bien Barbelivien, la genèse

à sensations fortes. Dans une chanson, le texte n"est pas, sauf exception, du Mallarmé - et la musique, pas du Ravel ; ce qui compte, ce n"est donc pas l"engendrement laborieux d"un chef-d"oeuvre reconnu comme tel par les instances de légitimation esthétique, mais les

circonstances, la vie qui grouille, le réseau des amis, l"émotion-étincelle qui allume l"envie

de travail, un travail rondement mené d"ailleurs, et sans grandes prétentions esthétiques. Rien dans la genèse d"une chanson telle qu"elle se raconte ne doit sentir le bureau, l"école, la sueur, puisqu"en écoutant des chansons, c"est justement à tout cela qu"on échappe : sans parler de la grisaille de la culture universitaire. Certes, en littérature comme en chanson, les brouillons existent et Claude Lemesle en témoigne à propos de Brassens :

Lorsqu"on observe ses brouillons, on est frappé par le nombre de feuillets consacrés à un seul texte.

Cela se compte par dizaines. En effet Georges n"aimait pas les ratures et il recopiait donc, à chaque

nouvelle version, ce qui lui plaisait dans la précédente tout en faisant évoluer ou en changeant

radicalement le reste. Au dernier stade, il peaufinait les mots en les scandant sur sa musique et le rythme que ceux-ci inspiraient 2. Mais Brassens, le poète dont Claude Lemesle célèbre " le labeur patient, consciencieux » (AEC, 29), c"est l"exception et non la règle dans l"univers de la chanson :

Pour moi la chanson est un art à part, explique Alex Beaupain. Ce n"est ni complètement de la poésie,

ni complètement de la musique, c"est l"un et l"autre. La chanson est un art populaire. C"est un art

(*) Jean-Marc Quaranta a accepté de relire cet article. Bien des notes sont directement inspirées de nos échanges.

Qu"il soit ainsi remercié de sa bienveillance amicale et de ses remarques constructives.

1. Didier Barbelivien, Pleure pas nostalgie, Albin Michel, 2019, p. 64. Référence désormais abrégée en PPN suivie

du numéro de la page.

2. Claude Lemesle, L"Art d"écrire une chanson, Paris, Eyrolles, 2018 (avec une préface d"Allain Leprest), p. 29.

Référence désormais abrégée en AEC suivie du numéro de la page.

Comment se fabrique une chanson ?

La genèse " à sensation », entre récits et légendes

Stéphane Chaudier

Pour Jean-Marc Quaranta

G E N E S I S

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ni mineur, ni majeur, mais populaire. [...] J"ai une idée très haute de la chanson, mais je considère

qu"il faut que cela soit simple 3. C"est l"enjeu de cet article : comment les praticiens de cet art simple et populaire (on notera

l"effet d"insistance sur ce dernier adjectif - répété et objet d"une hyperbate dans l"avant-dernière

phrase) racontent-ils la genèse de leurs propres oeuvres ? Un esprit suspicieux le pensera : ces anecdotes de vedettes éprises de vedettariat sont

sans intérêt heuristique. Est-ce si sûr ? La génétique explique l"oeuvre - mais la relation est

réversible : l"oeuvre, entendons son statut social, l"esthétique normée, consensuelle, dont elle

relève et qui régit les rapports entre l"artiste et le public, ce réseau subtil de méta-conventions,

agit d"autant plus fort sur la création qu"il reste informulé dans un art comme la chanson,

qui " ne s"apprend pas à l"école » ; bref, tout cela, une mayonnaise en quelque sorte, informe

la manière de concevoir la genèse d"une oeuvre 4. De fait, la chanson populaire n"appelle pas le même type de discours génétique que Madame Bovary ; notons qu"en chanson, si l"on excepte bien sûr le numéro de cette revue, la genèse est d"abord et presque exclusivement l"oeuvre non d"un exégète mais de l"artiste lui-même. Entre la correspondance de Flaubert

rapportant ses affres rédactionnelles et l"étude du généticien contemporain, il n"est assurément

pas de solution de continuité : tous deux, idéalement, partagent la même culture littéraire et

savante. Mais comment décrire, raconter, analyser la genèse d"une chanson populaire qui dure 3-4" et dont l"ambition de s"inscrire dans le panthéon des grandes chansons patrimoniales reste somme toute relative 5 ? Sans doute la première étape de ce travail de longue haleine

consiste-t-elle à se mettre à l"écoute de celles et ceux qui pratiquent leur art et qui se font les

généticiens " spontanés » (quoique roublards et intéressés, mais quel artiste ne l"est pas ?)

de leurs propres oeuvres. Ne soyons pas naïfs pour autant : quand le beau Julien Doré devient le généticien de son oeuvre (si j"ose dire), c"est parce qu"il fait la promotion de son dernier album ; son discours reflète les attentes d"un public qu"il faut séduire, les tendances d"un marché qu"il faut capter ; il porte la marque d"une posture (puisque Julien Doré personnage public, doté d"une

" image » n"est pas l"homme biographique ni même l"artiste qu"étudieront un jour peut-être

les spécialistes de la chanson des années 2020 et encore moins la voix qui se fait entendre dans ses chansons). Il n"empêche. Faut-il récuser son témoignage pour autant ? Ce serait se priver d"informations précieuses. Soient ces quelques exemples. Le chanteur commence par expliquer le poids des circonstances (en l"occurrence du succès passé) sur la genèse de

l"album : " J"ai déjà vécu ce que je rêvais de vivre. Avec mon groupe d"amis, de musiciens,

on a été jusqu"à deux soirs complets jusqu"à Bercy ; ensemble on a porté ce qui est devenu

disque de diamant. [...] J"ai donc écrit et composé cet album avec beaucoup de sérénité

6. »

3. Alex Beaupain, dans " Alex Beaupain dossier », revue Hexagone, no 14, janvier-mars 2020, p. 54-55.

4. Distinguons par souci de précision terminologique une esthétique, c"est-à-dire l"ensemble des croyances qui

déterminent les relations sociales entre l"oeuvre d"art, le public, et l"auteur à un moment particulier de l"histoire, et

une poétique, soit un ensemble de prescriptions rédactionnelles visant à insérer telle ou telle oeuvre dans un genre

ou une esthétique donnée.

5. Il est vrai que la qualité d"une oeuvre ne détermine pas, à elle seule, l"intérêt du processus génétique.

6. Julien Doré, " Je voulais que ce disque reste joyeux », Version Fémina, supplément gratuit pour la presse régionale

daté du 13 septembre 2020, p. 10.

ENJEUXCOMMENT SE FABRIQUE UNE CHANSON ?

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On pouvait croire que la reconnaissance paralyse ; l"artiste explique que, pour lui, elle libère. Vrai ou faux ? Peu importe, en l"occurrence. Nous savons désormais qu"il nous faut tenir

compte de cette variante contextuelle décisive (le succès ou l"insuccès de l"album précédent)

pour déterminer " le climat » génétique d"un album de chanson : Je ne me voyais pas du tout écrire des morceaux qui parleraient du sentiment amoureux. Je l"avais fait pour Bichon, Love et &. Dès que je me suis remis au piano, je me suis rendu compte que la

quasi-totalité des mots que je venais d"écrire se destinait à une nouvelle génération 7. Je me suis

dit : " Tiens, c"est marrant, tu ne parles plus de toi l"amoureux qui a pu vivre ses déceptions [...]

mais tu es en train de parler de toi comme une sorte de grand frère, de papa. » J"ai constaté que

mes phrases se simplifiaient. Là, j"ai eu envie de parler du monde qui m"entoure et de ceux qui vont le prendre en main 8.

Synthétique et non processuel, ce discours génétique est à la fois récit et autoportrait : un art

poétique en acte. L"artiste se montre au piano, prenant conscience des lignes de force de son travail en cours : baratin commercial ? Reconstruction a posteriori ? L"exégète tranchera, en

partant de ces indications : le ton et les thèmes ont-ils vraiment changé d"un album à l"autre ?

Les phrases se sont-elles, oui ou non, simplifiées ? La genèse intuitive, ce premier matériau

à la fois sauvage et élaboré, est toujours codée : - Qui est Aimée ?

- Ma grand-mère de 99 ans, qui vit près de chez moi dans le Sud. J"ai trouvé le titre pendant le

confinement. [...] Avant que je me remette à écrire, j"ai traversé une longue période où j"ai pris du

temps pour réaliser des choses qui n"avaient rien à voir avec la musique et qui m"ont fait beaucoup

de bien. Or, à chaque fois que je rendais visite à ma grand-mère, elle me demandait si mes chansons

avançaient. Inconsciemment, le titre vient de là, du fait qu"elle était impatiente de me voir retourner

au travail et à la musique [...].

C"est noté. L"album porte le titre du surmoi affectueux, mais lucide et autoritaire, de l"artiste :

le chanteur paresse ou se disperse, son propos lénifiant ne dupe guère, et la grand-mère le remet dans le droit chemin : hommage, gratitude - et pour l"auditeur à venir, le titre prend

chair. Le discours génétique en situation n"est donc pas neutre ; il révèle, il cache, il code.

Quels sont justement les codes qui président à ce type de texte ? Qu"elle soit scientifique ou

humblement empirique, une enquête génétique cherche à expliquer le processus de fabrication

d"une oeuvre ; retournons la perspective. La genèse d"une oeuvre (récit scientifique ou récit

intuitif) 9 reflète d"abord et avant tout la conception qu"un public, à un moment de l"histoire

7. Derrière le discours du créateur intéressé par la genèse de son travail, on entrevoit l"artiste soucieux de stimuler

sa créativité par l"adoption de nouvelles contraintes, à la manière de ce qui se pratique en atelier d"écriture.

8. Julien Doré, art. cit. Notons que Dominique A confirme le propos : " C"est que chaque disque porte en creux son

contraire, ce qu"il aurait pu être, ce vers quoi il aurait pu tendre, et ce à quoi j"ai dû renoncer pour que s"en dégage une

cohérence [...]. Idéalement, chaque enregistrement doit engendrer suffisamment de frustrations pour permettre d"entrevoir

ce vers quoi, par réaction, peut s"orienter le prochain. Par exemple, lorsque j"ai travaillé sur mon cinquième disque avec

un producteur anglais, l"option prise de ne pas surcharger d"arrangements les chansons, de privilégier un certain

dépouillement, m"a conduit à envisager que le prochain emprunterait le chemin strictement contraire, presque

indépendamment des morceaux que j"écrirais d"ici-là. » (Un bon chanteur mort, Paris, La machine à cailloux, 2008, p. 36.)

9. Le récit intuitif d"une genèse ne relève pas de la génétique savante, laquelle est une activité scientifique d"une

tout autre nature. Ces deux gestes épistémologiques appréhendent de manière fort différente ce que nous nommons

la " genèse » d"une oeuvre.

G E N E S I S

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culturelle, se fait de l"oeuvre : le discours génétique " montre » in vivo la détermination

socioculturelle qui prescrit la manière dont les artistes, puis les savants, s"expliquent à eux-

mêmes ou tentent d"expliquer au profane le processus complexe de cette chose qu"on appelle une oeuvre, et en l"occurrence : une chanson, un album.

L"étude qu"on va lire présente trois parties. La première tente de définir les constantes

du processus génétique en chanson, non en soi, mais tel qu"il est perçu par ses auteurs,

et eux seuls 10 : on s"en tiendra ici à la dimension textuelle de cet art " bifrons », comme le

rappelle ci-dessus Alex Beaupain. C"est pourquoi, corrigeant le tir, le second temps soulignera,

à la suite des auteurs, la dimension plurielle, collaborative de la genèse en chanson : le plus

souvent, l"artiste n"est pas seul - et cette présence d"une équipe rapproche la fabrique d"un

" tube » de ces arts de faire que sont le cinéma, le théâtre, le sport en équipe. Le troisième et

dernier moment de l"analyse nous montrera que la question génétique, dans ces textes dits

de genèse à sensation, est presque entièrement captée par l"intrigante question du succès 11.

Les textes qu"on mobilise dans cette étude ne sont pas des documents bruts, des faits qui

seraient à la fois support et produit d"une méthodologie éprouvée ; ce ne sont pas non plus

des analyses savantes, étayées par des preuves falsifiables donc probantes ; ce sont des récits,

des témoignages, des élaborations médiatisées, émanant de ceux qui font le métier d"ACI

ou de paroliers. Pour savoir comment travaille Didier Barbelivien, parolier d"Éric Charden, commençons par l"écouter décrire les phases de son travail :

Ce soir-là, dans l"appartement d"Éric boulevard Exelmans, après avoir merveilleusement dîné

vietnamien (la maman d"Éric était vietnamienne) et aussi pas mal abusé de vodka glacée, on se

mit en tête d"écrire une nouvelle chanson pour l"été prochain. Encore un slow ? Un de plus ? On en

avait tellement écrit. J"ai suggéré qu"on parte d"un titre décalé, et comme on avait évoqué Mai 68

au moment du dessert, j"ai proposé un slogan de l"époque pour le nouveau disque : " Sous les pavés,

la plage. » Je me suis souvenu aussi de " L"Été sera chaud », alors Éric a enchaîné en plaisantant :

" De la Côte d"Azur à Saint-Malo, dans les t-shirts et dans les maillots... » Et puis Mattéoni s"est

mis au piano, le refrain est venu tout de suite, les couplets ont suivi, une heure après la chanson

était finie. Le lendemain au réveil, je me suis dit qu"on n"enregistrerait jamais ça, la ficelle était trop

grosse. Un peu plus tard, au téléphone, Éric m"a expliqué qu"avec un arrangement à la Electric Light

Orchestra, ce serait magnifique. Il était un fan de Jeff Lynne, le leader de ce groupe si novateur.

Finalement, à partir d"un slogan révolutionnaire, on a créé un des tubes de l"été 79 que toute la

France a chanté et dansé en tapant dans les mains. (PNP, 215-216 12)

10. Comme le dit le parolier Pierre Delanoë, " ceux qui grattent leur guitare et qui déposent des mots sur un air qui

leur passe par la tête [...] ceux-là écrivent déjà des chansons. Ils ont un grand avantage par rapport aux infirmes que

sont paroliers ou compositeurs, en quête de leur binôme, sans lequel l"oeuvre n"est qu"à moitié accomplie. »

(Pierre Delanoë, Comment écrire une chanson, Paris, Paul Beuscher éditions, 1988, p. 6-7 ; la référence est désormais

abrégée en CEC.)

11. Pour un généticien, les deux processus sont distincts. Pour les acteurs engagés dans la création chansonnière,

ce sont l"avers et le revers de la même médaille.

12. Sensible au topos de l"inspiration alcoolisée, variante matérielle et profane du mythe de l"inspiration, Jean-Marc

Quaranta fait observer que le témoignage de Barbelivien occulte le travail d"élaboration des couplets. Et à tout

prendre, une heure pour quelques vers à peine, ce n"est pas rien !Le processus de genèse en chanson : le témoignage des artistes

ENJEUXCOMMENT SE FABRIQUE UNE CHANSON ?

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La genèse à sensation est narrative : elle se plaît à l"anecdote, forme brève, plaisante,

laquelle, comme on sait, ne mérite d"être racontée que parce que l"auditeur ou le lecteur

peut en extraire une généralité (reste à déterminer laquelle, dans le cas qui nous occupe).

Elle privilégie le témoignage, lesté de petits faits concrets qui l"authentifient. Il ne s"agit pas

de faire penser par des mots abstraits, des arguments qui s"enchaînent, mais par des émotions qui frappent : la genèse d"une chanson a presque toutes les caractéristiques d"une chanson

populaire. On le voit : le narrateur pratique une génétique de l"inventio (comment vient l"idée

ou comment on la trouve) et non une génétique de la dispositio ou de l"elocutio (comment on arrange, puis corrige, les mots ou les notes sur la page, comment se fabrique le continu de

l"oeuvre) : ces processus sont jugés (sans doute à tort) scolaires, à la fois sérieux et ennuyeux,

parce qu"ils impliquent le matériau et les protocoles de l"étude. Le discours génétique que

nous décrivons ne convoque pas des traces matérielles mais des traces mémorielles : c"est un souvenir (plus ou moins réorchestré) qui parle, et non un document. Poursuivons notre enquête avec cette autre anecdote rapportée par Podium, roman de Yann Moix paru en 2002 et consacré au phénomène des sosies de chanteurs. Le narrateur est l"ami d"un admirateur inconditionnel de Claude François, Bernard, lequel tente de vivre

de sa passion en se produisant sur de petites scènes provinciales ; dans ce passage, destiné à

l"édification du lecteur, il raconte la genèse du Téléphone pleure :

Toute cette histoire était de la faute d"Al Pacino. Un beau jour, Jean-Pierre Bourtayre (compositeur

de Chanson populaire) va voir L"Épouvantail, film où Pacino abandonne sa femme et part à

l"aventure. Au bout de huit ans, il craque et appelle chez lui. Une gamine décroche le téléphone : sa

propre fille. Jean-Pierre Bourtayre persuade Claude d"en faire une chanson. Encore faut-il trouver la petite. Une centaine de gosses est auditionnée. Aucune ne convient. Claude a alors une idée géniale : pourquoi ne pas essayer avec la fille de Nicole Gruyer, la dame de confiance de Claude,

et de Jean-Paul Barkoff, l"attaché de presse des disques Flèche ? Ils sont vraiment divorcés dans

la vie et leur petite Frédérique a justement l"habitude de leur servir d"intermédiaire téléphonique.

Le quarante-cinq tours se vend à quatre-vingt mille exemplaires par jour. [...] Richard Anthony, malgré le décollage d"Amoureux de ma femme, a l"air d"un nain face au bulldozer Cloclo 13.

Exemplaire, cette nouvelle anecdote nous permet de fixer les topoï de ce petit genre narratif : le

récit de la genèse d"une chanson à succès. Loin d"être un espace de pure affabulation, ce type

de texte obéit à un code ; la convergence des traits caractéristiques en fait la valeur de vérité.

Énumérons les traits distinctifs de ces brefs morceaux de bravoure (que l"on trouve le plus

souvent dans des témoignages écrits ou oraux 14 mais aussi dans des chansons réflexives 15) :

13. Yann Moix, Podium, Paris, Grasset et Fasquelle, 2002, repris en poche, p. 69-70. Ce roman-enquête est aussi la

satire d"un phénomène social : le star system et ses dérives.

14. Claude Lemesle, Didier Barbelivien et Pierre Delanoë sont nos principales sources. Leurs livres sont à la fois

des partages d"expériences et des prescriptions, fondées par la notoriété de l"auteur ; on n"y trouve peu ou pas de

préoccupations théoriques mais des conseils pratiques : le comment j"ai écrit devient vite un comment il faut écrire

une chanson.

15. Le plus beau cas sans doute est le témoignage que donne Piaf dans Pour qu"elle soit jolie ma chanson, qui figure

dans le film Boum sur Paris de 1953. La chanteuse joue son propre rôle ; un admirateur et auteur-compositeur

désireux de percer (Jacques Pills) lui rend visite ; tous deux, lui au piano et elle s"y adossant, discutent pour savoir

si le texte et la mélodie du jeune homme conviennent ; ils s"interrogent et se chamaillent sur les conditions du succès.

G E N E S I S

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1. Dans l"univers de la chanson populaire et de ses fans, la priorité n"est jamais le texte

en soi, puisque ces textes sont souvent interchangeables ; ceux-ci valent d"abord par leur inscription dans un genre chansonnier et musical mais surtout comme lieu où s"investissent

corps, voix et légendes de la vedette ; la fabrique d"un texte n"intéresse donc guère le public,

qui n"est pas censé être lettré. L"anecdote mobilise d"autres imaginaires génétiques. L"important

n"est pas qu"elle soit vraie mais recevable. D"où l"importance du code de vraisemblance que nous nous efforçons d"analyser.

2. L"anecdote de la genèse à sensation met au premier plan l"opposition romanesque, censée

défier l"intellect, entre le hasard originel (un petit fait contingent, étroitement circonstancié) et

le succès attesté, chiffré, mémorable de la chanson ; c"est la magie de l"effet papillon chanté

par Bénabar, de la petite cause insignifiante rapportée à la conséquence colossale :

Les chansons peuvent naître de bien étrange façon. Au début des années 1980, Pierre Delanoë, Michel

Sardou et Jacques Revaux partent travailler à la campagne. Le synthé de ce dernier, un Prophet,

supporte mal le voyage, et à l"arrivée, ne consent à produire que des sons de cornemuse. Contraint et

forcé, le compositeur plaque quelques accords de type celtique. Pierre intervient alors et lui demande

la raison de cette mélodie aux consonances irlandaises. Revaux lui ayant expliqué qu"il n"a pas le

choix, Delanoë cherche une idée, bientôt rejoint par Sardou qui le " titille » : " Qu"est-ce que ça

t"évoque ? - Je ne sais pas moi, l"Irlande, le rugby. - Nul ! - Les pubs. - Nul ! - Les plaines. - Nul !

- Les lacs du Connemara. - Ah, ça m"intéresse. » (AEC, 121) Cette petite série d"anecdotes le confirme. La chanson étant un genre bref, la genèse de ces oeuvres se coule dans ce moule du jaillissement spontané ; le verbe naître qui ouvre le récit de Claude Lemesle hyperbolise cette topique créationniste selon laquelle quelque chose n"est pas puis soudain est et s"impose : un bon matériau de travail, une idée, parfois quelque chose d"inattendu, qui défie la recette, rend improbable le succès et pourtant le déclenche 16.

Considérée comme le signe ou le privilège du talent, la rapidité des créateurs stimulés par leur

co-présence dans un temps limité et dédié, dans un espace séparé, est un ingrédient qui sert

la légende, même si les faits rapportés sont vrais 17. Ce bouillonnement parle à l"imagination

parce qu"il rend spectaculaire la genèse d"une oeuvre - qui devient une sorte de petit théâtre

dramatique précédant l"exposition publique (sur les ondes ou dans les salles de concerts, sur

les écrans ou les pochettes de disques ou CD). Là encore, il serait réducteur, pensons-nous, de

parler d"anti-intellectualisme populaire (voire populiste) : qu"est-ce qui fait le caractère rationnel

de l"explication d"un phénomène ? Sa scientificité ? La rationalité est-elle une ou plurielle ? Les

diverses rationalités sont-elles complémentaires ou exclusives ? Sont-elles hiérarchisables 18 ?

Tout finit par un duo réflexif : la chanson qu"on écoute semble s"être engendrée d"elle-même, tellement dans ce type

d"oeuvre, tout (musique sirupeuse et paroles langoureuses) est conventionnel.

16. Voir plus bas les exemples canoniques de L"Orange du marchand (Pierre Delanoë pour Bécaud) ou de L"Été indien

(Delanoë et Lemesle pour Joe Dassin).

17. On peut comparer ce processus génétique avec celui du scénario " à la bonne franquette » traditionnellement

abattu dans des hôtels campagnards loin de la capitale et caractéristique du cinéma français d"une certaine époque.

Voir Adrien Gaillard et Julien Mayer, " Jean Aurenche, Pierre Bost et Claude Autant-Lara, auteurs de Douce. Genèse

d"une pratique scénaristique », Genesis, no 41, " Créer à plusieurs mains », N. Donin et D. Ferrer (dir.), 2015 (en ligne

sur openedition.org).

18. Voir à ce sujet Nathalie Bonnardel, Créativité et Conception : approches cognitives et ergonomiques, Marseille,

Solal éditions, 2006.

ENJEUXCOMMENT SE FABRIQUE UNE CHANSON ?

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3. Dernier trait saillant, peut-être, avant d"en venir à l"essentiel : l"anecdote joue le rôle

d"un révélateur, fondée qu"elle est sur l"opposition entre le monde de la coulisse et l"hyper-

médiatisation de l"art chansonnier.

Deux idées-forces se dégagent de tous ces récits ; elles fourniront la matière des dévelop-

pements qui suivent. La première a la force de l"évidence. Ces récits génétiques sont tous de

petites épopées collectives. La vedette joue le rôle d"aiguillon ; à ses côtés figure une équipe

de collaborateurs non courtisans : ils cherchent et ils trouvent. L"aspect détendu et égalitaire

des relations frappe : tous les actants de cette scène originelle servent le même maître, qu"on

appelle le succès. L"interprète n"écrit pas mais participe, contrôle, valide le texte. Cette

collaboration peut être plus diffuse : autour de noms plus ou moins célèbres se déploie tout

un " petit personnel » de la genèse que nous verrons graviter dans les maisons de production et

les studios d"enregistrement. Le second point qui me semble caractériser le récit génétique en

chanson, c"est ce qu"on pourrait nommer un effet d"émulsion. La culture populaire se nourrit d"elle-même. Le film d"Al Pacino suscite comme une étincelle la chanson pathétique sur le

divorce de Claude François. Les slogans de 68, partiellement dépolitisés mais stockés dans la

mémoire collective, ont eux aussi cet effet déclencheur d"un tube estival. L"anecdote génétique

dessine ainsi une poétique générale : qu"est-ce qu"une bonne idée de chanson ? Une fois le

hasard mis de côté, Pierre Delanoë permet d"entrevoir une réponse : " En voyant le Queen Mary à quai à Los Angeles, j"ai senti que le France risquait de subir le même sort et je me suis indigné avant les autres

19. En écrivant Les deux écoles, je savais que la question de la

liberté de l"enseignement allait venir sur le tapis » (CEC, 39). Une donnée pathétique (l"enfant

au téléphone, le paquebot à quai) rencontre le problème de société émergent (le divorce,

la rentabilité froide, etc.). La genèse d"une chanson (c"est-à-dire d"un succès mémorable)

met en scène un petit " cluster » d"individus hypersensibles ou perméables à l"air du temps.

Disons d"emblée de quoi il ne sera pas question dans cet article dont les quelques extraits ci-dessus ont donné un premier aperçu - et pour ce faire, revenons à Beaupain, qui figure ce qu"on appelle un ACI, statut qui n"est ni chair ni poisson, mais un mixte plus ou moins hybride de poète et de musicien :

Hormis pour une ou deux tentatives, je n"écris pas le texte individuellement. J"écris en chantant.

Soit je me mets au piano sur une mélodie que j"ai écrite, soit je passe dans un casque un playback

qui m"a été remis et je chante. Mais je n"écris jamais à table. Cela se passe en chantant. Écrire une

chanson me prend deux ou trois heures, une fois que cela a un peu mûri dans ma tête 20. C"est pourquoi

le texte pour moi n"est pas du texte : c"est du chant 21. Même si, comme le souligne si bien Alex Beaupain, le travail du parolier excède largement la sphère des mots, il ne sera jamais ici question de chant, de clavier, de musique. Nous ne produirons pas de partition. Tenons-nous en pour l"instant à ce pauvre constat : il ne faut que quelques heures pour fabriquer la mouture d"une chanson, pas plus. À ce sujet, les

19. Allusion à la chanson de Sardou, Le France, 1975.

20. Ce travail de tête est le cauchemar du généticien car le processus est alors perdu ; tous les artistes ne recourent

pas également à la note, à la trace scripturale.

21. Alex Beaupain, op. cit., p. 55.Genèse et pratiques

collaboratives

G E N E S I S

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témoignages convergent. Est-ce que Beaupain s"enregistre au piano ? S"il existe, ce document sonore nécessiterait la double analyse d"un poéticien et d"un musicologue. La genèse d"une chanson appelle donc dans l"idéal un travail d"équipe - ou des compétences plurielles qui font défaut à l"auteur de ces lignes. Où commence le processus génétique ? Très pratique, Dominique A se montre sensible à l"aspect matériel de son carnet. Il se souvient de ses années d"apprentissage :

J"ai un grand carnet vert en main, avec des lignes prétracées. Je ne devrais pas m"obstiner à écrire

sur ce carnet : les feuilles y sont d"un blanc crème démoralisant, qui donne cent ans d"âge à chaque

mot qui s"y inscrit. Je préfère de loin les carnets vierges, aux pages totalement blanches ; la liberté

a cette couleur, pas celle du blanc crème 22.

Et plus loin il confie cette notation douce-amère : " Choisir de petits carnets pour écrire : une

mauvaise idée occupant toute une page d"un grand carnet décourage 23. » Ce sont là des mots

de poètes qui rendent, pour nous littéraires, un son familier. Écoutons, par amour du contraste,

Beaupain parler de son art : c"est une tout autre scène génétique qui se construit sous nos yeux. " C"est avec cet album (33 tours, 2008) - et Les Chansons d"amour également - que

j"ai compris ce qu"était le métier, le vrai métier : aller dans de vrais studios, embaucher des

musiciens... Tout cela m"intéressait parce que je découvrais une autre façon de faire, qui n"était

plus la démarche d"autoproduction et home studio 24. » Le généticien de la chanson, comme

un journaliste enquêteur, devrait se déplacer là où la chanson qui se vendra (bien ou mal, peu

importe) se fait : dans un studio, avec les ingé-son et les musiciens. Tout le reste ? Littérature...

Et Beaupain enfonce à nouveau le clou, en commentant la genèse de son dernier album,

Pas plus le jour que la nuit (2019) :

Je leur ai dit que ce serait chouette que l"on travaille différemment, que l"on prenne un an ou un

et demi pour réaliser l"album, que l"on avance petit à petit. Et moi au départ, je viens avec deux

chansons, trois peut-être, et j"écris au fur et à mesure. Quand j"en ai envie et en fonction de ce que

vous m"apportez, de ce que j"entends de vous. Le fait d"écrire au fur et à mesure m"a donné une

liberté phénoménale 25.

Là encore, il faudrait avoir assisté, telle une mouche studieuse, à ces séances de travail pour

en pouvoir restituer l"atmosphère. Contentons-nous de garder l"idée en réserve : la naissance

d"un album peut s"étirer sur de longs mois ; c"est donc tout un monde, non borné, qui s"invite dans le processus génétique.

Nous en savons désormais assez pour décider qu"entre les représentations certes stylisées

que donnent Piaf et Pills dans Pour qu"elle soit jolie ma chanson et les élucubrations de la belle chanson de Dorémus, J"écris faux, je chante de la main gauche, ce sont les premières

et non les secondes qui s"approchent le mieux du processus génétique le plus " réaliste » en

chanson, réaliste ici signifiant typique : Rapport à comment j"écris, rapport à comment je chante Rapport à mon envie de faire que ça grandissante

22. Dominique A, Un bon chanteur mort, op. cit., p. 16.

23. Ibid., p. 60.

24. Alex Beaupain, op. cit., p. 60 ; je souligne.

25. Ibid., p. 66-67. Alex Beaupain s"adresse à Ambroise Willaume et Gabriel Legeleux, ses musiciens.

ENJEUXCOMMENT SE FABRIQUE UNE CHANSON ?

27
Rapport à tous les mots qui sortent et qui se jettent

Dans mon micro ou sur 21 × 29,7

Y a un truc à savoir avant d"aller plus loin

Je prends deux minutes pour insister sur ce point

C"est pas pour faire le coq, mais je voudrais faire tairequotesdbs_dbs35.pdfusesText_40

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