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Ladaptation théâtrale de loeuvre de Dostoïevski (Jacques Copeau
18 janv. 2014 cours des répétitions de la mise en scène des Frères Karamazov de Copeau ... dostoïevskienne chez Henri Troyat Réné Girard
Université de LimogesUniversité de Limoges
École doctorale 525 Lettres, pensée, arts, histoireFaculté des lettres et des sciences humaines
Laboratoire Espaces Humains et Interactions Culturelles (EHIC)THÈSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE LIMOGES
Discipline : Littérature générale et comparéePrésentée et soutenue publiquement par
Irina Yelengeyeva
Le 18 janvier 2014
L'ADAPTATION THÉÂTRALE DE L'OEUVRE DE
(JACQUES COPEAU, CHARLES DULLIN, ALBERT CAMUS, DOMINIQUEARBAN, MARCEL BLUWAL)
Thèse dirigée par Madame le professeur Juliette Vion-DuryJury :
rapporteurs :Madame le professeur Victoria Diasamidze
Monsieur le professeur Sylvain Ledda
examinateurs :Madame le professeur Florence Fix
Madame le professeur Martine Yvernault
Résumé en français
La première étape de cette thèse est consacrée à l'image scénique et l'image filmique (ce que
voit spectateur sur la scène et sur l'écran). Elle fait apparaître six détails matériels : l'escalier, la
liasse d'argent, la montre, la bougie, la lettre, le pilon. Leurs significations iconiques et axiologiques
chez Dostoïevski sont transformées à l'écran et sur la scène en un décor aidant l'acteur à jouer son
rôle. L'analyse approfondie des mêmes scènes utilisées par les adaptateurs révèle des images
pareilles dans des films relevant de différents mouvements cinématographiques et de différentes
cultures de leurs réalisateurs.Adaptation souligne alors d'avantage l'acte de répétition et avec lui donne lieu à une deuxième
partie qui porte sur les caractéristiques de l'écriture romanesque dostoïevskienne telles que : la
destruction de la logique du monde causal ; les espaces parallèles - des lieux d'événementsd'importance égale ; la répétition des paroles et des gestes - la présence de la société dans le roman.
La traduction de ces caractéristiques sur la scène et à l'écran se manifeste par les actions et les
éléments physiques, imperceptible pendant la lecture, que sont : la course, la marche, la lumière et
l'ombre, la montée et la descente.Ce même écart qui fait jaillir la personne de l'adaptateur constitue la troisième partie, qui,
omettant la trahison du traducteur, s'est focalisé sur la rencontre entre les lecteurs (qui sontpremièrement les adaptateurs) et leurs visions individuellement stéréotypées par leurs occupations,
leurs convictions, leurs professions. Une telle approche nous a conduite à penser que l'adaptateur
cherche chez le romancier une image pour son idée, longuement mûrie. Ou encore qu'il y chercheune idée pour l'habiller de la même manière par une image qu'il a déjà préparée depuis longtemps.
Theatrical Adaptation of Dostoyevsky's Work (Jacques Copeau, Charles Dullin, AlbertCamus, Dominique Arban, Marcel Bluwal)
Abstract
The first stage of the dissertation work is devoted to the scenic and film image (seen by aspectator on the stage and on the screen). It reveals six material details: staircase, bundle of money,
watch, candle, letter, icon. Their iconic and axiological meanings in Dostoyevsky's novel are transformed on the screen and on the stage into a scenery helping an actor to render his role. The analysis of the same scene made by adaptators belonging to different movie movement reveals identical images. It appears that everything is repeated in these adaptations. The findings of analysis lead to a second party which focuses on characteristics of the Dostoevsky's style writing such as: destructionof the direction of causality; parallel venues - places of events of equal importance; the repetition of
words and gestures - the society's presence in the novel. On the other hand, imperceptible actions and physical movements such as: race, walking, light and shadow, that are imperceptible while reading find their significance on the screen. This same gap that brings out the personality of the adaptor builds the third party, which, omitting the betrayal of the translator, focuses on the meeting between the reader and his vision, individually stereotyped by his occupation, his beliefs, his profession. Such an approach makes us believe that the adaptor seeks in novelist's work a ready-made image to juxtapose it with his own, long matured one. Or he is looking for an idea to embody it in the same way by an image that he has already been prepared long ago. 2 Je dédie cet ouvrage à mes maîtres qui ne sont plus de ce monde, 3REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier la région Limousin qui m'a fait bénéficier d'une bourse de thèse, me
permettant ainsi d'effectuer des recherches, ce qui était impossible dans mon pays de naissance, le
Kazakhstan.
J'ai le plaisir de remercier Madame Juliette Vion-Dury, ma directrice de recherche, pour ses conseils précieux, son professionnalisme, son savoir-faire et ses encouragements durant ces sept années de thèse.Je suis infiniment reconnaissante à toutes ces personnes qui ont facilité mes séjours à Paris au
cours de mes recherches à la Bibliothèque Nationale de France François Mitterrand, à l'INA et au
département de l'Art du Spectacle : Juliette Vion-Dury, Aline Vion-Dury et son époux Paul Lambert,
Nazira Taïrova et son époux Gaëtan Loppion, Maira Pedroso, Anna Matveïcheva, Elena
Demina,Varvara Kojevina.
Je tiens à marquer ici ma gratitude à Monsieur Jens Weyers qui a eu la gentillesse de filmothèque du Deutsche Dostojewskij-Gesellschaft. Madame Vingonin Nina a fait une lecture extrêmement précise, minutieuse de ma thèse et je lui en suis reconnaissante.Cette présente thèse glorifie aussi la patience, l'encouragement, la disponibilité des êtres qui
me sont les plus chers : de ma mère Valentina, de mon père Anatoly, de ma soeur cadette Viktory et
de Lamine. 4TABLE DES MATIÈRES
Introduction6
Partie I. Adaptations19
Chapitre 1. Le lieu actualisé par l'objet
Espaces référentiels20
L'espace que s'est approprié le personnage25
Le lieu de l'acte28
L'expérience cinématographique32
La technique de transformation34
Conclusion partielle36
Chapitre 2. Les objets matériels37
L'escalier38
Le pilon45
L'argent48
La lettre52
La bougie, la lanterne55
Interchangeabilité56
Conclusion partielle58
Chapitre 3. Le lieu actualisé par le temps
Les particularités des diverses adaptations60
L'individualité de l'adaptation d'Arban64
La simultanéité temporelle dans la différence spatialeUn même temps/des lieux différents64
La chute simultanée des trois frères68
Le phénomène de bifurcation70
La simultanéité temporelle72
Jeux de réception : témoin ou/et auditeur75
Le temps-araignée ou l'arrêt du temps79
Le parallélisme pur82
Conclusion partielle85
Chapitre 4. Un modèle, plutôt classique
Le choix de l'unité88
La contrainte du temps93
La structure des pièces97
" La foire de genres »102Traduction108
Conclusion partielle112
Partie II. Répétitions113
Chapitre 5. Le personnage manqué
L'unicité est dans la pluralité114
La pensée philosophique russe118
Une approche critique119
5 " Chargé de commissions »121La répétition - mode de vie d'Aliocha123
Aliocha le coupable140
Conclusion partielle146
Chapitre 6. " Quel homme nous aurions fait à nous deux ! »Frère ou laquais147
Un joli couple154
Conclusion partielle162
Chapitre 7. Répétition - procédé d'écriture romanesque La structure ternaire et son supplément binaire163Les figures de répétition168
Sur les traces du narrateur180
Situation éditoriale de l'époque181
" Le feuilletoniste de Skotoprigonievsk »183Le compagnon de route invisible193
Analepse et prolepse198
Les jeux de la répétition201
Conclusion partielle205
Partie III. Adaptateurs206
Chapitre 8. Le vent du renouveau207
Le théâtre - le moyen de peupler la solitude210Un second dieu219
Conclusion partielle231
Chapitre 9. Les tours du destin
Voués au silence232
Le visiteur ignorant236
" Une rencontre absolue »241Conclusion partielle249
Chapitre 10. Les Fluctuations de la pensée
" Freudienne »250Dialogue Camus-Dostoïevski263
Reportage sur le visage humain272
Conclusion partielle276
Conclusion277
Bibliographie284
Annexe I : Résumé des pièces et des films297 Annexe II : Staraïa Roussa - prototype de la ville Skotoprigonievsk317Annexe III : Schémas et tableaux320
Index nominum353
Index des oeuvres 358
6INTRODUCTION
Le mot français " adaptation » est polysémique par rapport aux mots russes qui spécifient à
chaque fois de quel genre d'adaptation il s'agit. Le terme russe " postanovka » (постановка)
souligne ainsi toute représentation d'une pièce en public dont l'adaptation théâtrale fait aussi parti,
cinématographique. Le mot français " adaptation », quant à lui, a de multiples acceptions comme
" traduction », ou " transposition ». La quête d'un sens exact ou d'une correspondance très précise passe lors du processusd'adaptation, paradoxalement et inévitablement, par des changements d'ordre, de forme, de contenu.
L'exactitude côtoie l'approximation, la traduction libre, la transposition. L'adaptation se révèle alors
en fait traduction d'une pensée, d'une idée, et transposition d'une structure, d'un signe, d'un symbole.
Et comme le sens originel se perd en chemin, il faut expliquer le nouveau sens donné. De plus,avant d'adapter un roman étranger pour la scène ou à l'écran, il faut passer obligatoirement par une
traduction.Les premiers traducteurs français des Frères Karamazov écrivent que le roman a été traduit et
adapté par E. Halpérine-Kaminsky et Ch. Morice. Soulignons-le, " traduit et adapté ». Décidément,
la suppression de tout ce qui concerne " les garçons », de tout le chapitre sur le moine russe, des
recherches de Mitia d'argent chez Kouzma et Liagavi, des noces de Cana, ainsi que l'inversion del'ordre des livres premier et deuxième, ou enfin la réécriture de l'Épilogue où le personnage de
Dmitri s'évade et où Aliocha comparaît devant le tribunal (schéma I), ne relèvent que de l'ordre de
" l'adaptation », tandis que le reste est " traduit » ! Le terme d' " interprétation » rendrait mieux
compte de la réalité d'une telle pratique. " Interprétation » : voici donc le troisième terme d'un triptyque dont les deux premiersseraient " traduction » et " transposition ». "Dès qu'il y a interprétation, émerge le principe de
complémentarité, promouvant l'interaction de l'instrument de l'observation et de la chose
observée »1. Le plus remarquable étant que l'interaction est complète, les deux composantes pouvant
agir concurremment ou se substituer en créant des combinaisons à l'infini. Chercher un sens exact,
le modifier et s'en expliquer, c'est en cela que consiste en définitive le phénomène d'adaptation.
Découvrir ce processus d'interaction, en déceler les étapes, voir comment s'effectuent des
substitutions dans un corpus spécifique fut notre but au départ. Les chercheurs dans différents domaines essaient de définir la notion d'adaptation. Latransformation d'un roman en une autre forme, soit en une pièce de théâtre, soit en un film, est la
1Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 26.
7pratique que Muriel Plana appelle " adaptation traditionnelle »2. En définissant l'adaptation comme
un travail qui consiste " à rendre une oeuvre adéquate à un espace de présentation différent de celui
dans et pour lequel elle a été apparemment conçue »3, Muriel Plana met en avant le support. Michel
Serceau est sur une ligne semblable quand il analyse la théorie de l'adaptation filmique de Patrick
Cattrysse. Il en tire une définition de l'adaptation comme " le résultat effectif du processus, ou
mieux la relation qui se trouve établie entre le système sémiotique de départ et le système
sémiotique d'arrivée »4. Marie-Claire Ropars-Wuilleumier est du même avis :Toute tentative pour transporter une pièce de la scène à l'écran se heurte nécessairement à la
confrontation de ces deux espaces - l'un, statique et profond, étant conçu pour la répercussion
d'un texte, alors que l'autre, illusoire et dynamique, se construit d'abord dans le renouvellement constant de ses apparences et n'y accueille la parole qu'à un stade ultérieur.5Le système sémiotique d'arrivée correspond alors à l'espace de présentation. Cet espace
affecte aussi Anne Ubersfeld qui distingue la pratique théâtrale du texte théâtral par l'existence d'un
espace où sont présents les personnages.Diverses conceptions de l'adaptation sont mises en évidence par d'autres théoriciens. Le rôle
et la place de l'imaginaire suscite par exemple la réflexion de Charles Dullin. Ainsi, à la question :
" Qu'entend-on par ''image''? », Charles Dullin répond : " Le fait d'assister par la vue : au cinéma,
par la vision photographique ; dans le roman, par la vision figurative ; au théâtre, par la vision
imaginative d'une action donnée. »6 Jean Mitry, de son côté, se focalise sur le rôle du Verbe et de
l'image quand il écrit que " chez lui [Shakespeare] le visuel est fonction du dire, il est dans le
Verbe : l'image dépend d'une expression verbale. Dans un bon film, au contraire, c'est le dire qui est
dans l'image ou qui dépend d'une expression visuelle »7. Christian Metz, quant à lui, s'intéresse au
processus technique en estimant que " le secret du cinéma c'est aussi cela : injecter dans l'irréalité
de l'image la réalité du mouvement, et réaliser ainsi l'imaginaire »8. André Gaudreault introduit le
terme de " monstration » pour définir la fonction de la narration dans le cinématographe. André
Helbo nomme le cinéaste et le metteur en scène " passeurs » entre l'image et le texte, évoquant les
rapports entre le lisible et le visible comme fondement de tout travail d'adaptation :la fiction racontée est livrée dans un discours qui la montre ; les personnages de papier se muent
en prestations, en actes. ... la structure en tableaux, les décors visualisent ce que le contenunarratif tendait à enchaîner. L'adaptation consisterait à permettre à des personnages en actes de
2Muriel Plana, Roman, théâtre, cinéma. Adaptation, hybridations et dialogues des arts, Bréal, 2004, p. 33.
3Ibid., p. 32.
4Michel Serceau, L'adaptation cinématographique des textes littéraires. Théories et lectures, Éditions du CÉFAL,
1999, p. 31.
5Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, De la littérature au cinéma. Genèse d'une écriture, Paris, Armand Colin, 1970, p.
88.6Charles Dullin, Souvenirs et notes de travail d'un acteur, Paris, Librairie Théâtrale, 1985, p. 142.
7Jean Mitry cité dans André Helbo, L'adaptation. Du théâtre au cinéma, Paris, Armand Colin, 1997, p. 62.
8Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Éditions Klincksieck, 1983, tome I, p. 24.
8 présenter un monde en vision directe, de faire voir un discours plutôt que d'exprimer une substance linguistique par le canal d'une instance racontante.9 Se pose d'emblée la question de savoir si le fait d'adapter entre dans les limites de la lecture,de la (ré)-écriture ou de l'interprétation. On peut, pour tenter de répondre, élargir la formule d'André
Green selon qui " le théâtre est la résurrection qui permet à des histoires de reprendre vie, le temps
du spectacle »10 à toutes les adaptations. Il semble en effet que la question de la fidélité et de la
trahison de l'oeuvre originale ne soit plus d'actualité mais que la pratique de l'adaptation oscille
toujours entre ces deux extrémités, en se demandant toujours comment rester fidèle en trahissant.
Bien que les auteurs de l'ouvrage L'adaptation cinématographique et littéraire, refusent decaractériser la transposition par " une simple traduction terme à terme d'un langage à un autre »11, il
semble pourtant légitime de comparer le fonctionnement de l'adaptation à celui de la traduction, en
se basant sur le travail qui a été effectué par Patrick Cattrysse. D'autant plus que cette comparaison
fait apparaître la spécificité du processus de l'adaptation. Patrick Cattrysse la décrit ainsi :
1.Ainsi, la traduction, de même que l'AF (adaptation filmique) représentent un procès de
transfert qui prend comme point de départ des textes et qui produisent des textes. La transformation est dès lors intertextuelle (niveau sémio-pragmatique) plutôt qu'intersémiotique.2.La traduction et l'AF représentent à la fois un procès de transformation et de transposition de
textes. Un texte premier est transformé en un texte second. Malgré le procès de transformation
il reste quelque invariant. C'est cet invariant qui est transposé du contexte du T1 au contexte du T2, - qui d'ailleurs peut recouvrir des parties du contexte premier.12 L'adaptation apparaît alors comme un double processus hiérarchisé dans lequel le texte duroman subit une transformation. Des invariants (des unités qui sont conservées en l'état dans le
roman) sont transposés ; ce qui signifie qu'ils changent de contexte, de celui du roman à celui de la
pièce théâtrale ou du film. Une autre question se pose alors : qu'est-ce que ce " contexte » ? Patrick Cattrysse le caractérise comme " contexte spatio-temporel particulier »13. Mais les expressions " espace deprésentation » et " système sémiotique d'arrivée » contribuent à une définition plus concrète.
Les phénomènes de transformation et de transposition restent confus, eux aussi. La
transformation s'applique au texte entier. Comme l'écrit Danièle Berton-Charrière :
9André Helbo, L'adaptation. Du théâtre au cinéma, Paris, Armand Colin, 1997, p. 22.
10Anny Crunelle-Vanright, Traduire " Arden of Faversham » : le spectre du texte dans Création théâtrale. Adaptation,
schèmes, traduction, Sous la direction de Danièle Berton et Jean-Pierre Simard. Actes des séminaires et colloques
organisés à l'université Jean Monnet de Saint-Étienne, 2003 à 2006, par l'équipe EsTRADes-CIEREC en partenariat
avec la Comédie de Saint-Étienne et Locus Solus. Publication de l'université de Saint-Étienne, 2007, p. 61.
11Jeanne-Marie Clerc, Monique Carcaud-Macaire, L'adaptation cinématographique et littéraire, Klincksieck, 2004, p.
12.12Patrick Cattrysse, Pour une théorie de l'adaptation filmique. Le film noir américain, Berne, Peter Lang SA, Éditions
scientifiques européennes, 1992, p. 13.13Loc. cit.
9" L'interprétation est aussi le passage d'un système de signes à un autre et d'une combinatoire de ces
mêmes signes à une autre »14. Il est évident qu'au départ, un système de signes combinés d'une
certaine manière, se transforme, à l'arrivée, en un autre système de signes combinés d'une autre
manière. Mais qu'est-ce qui se cache sous ce système de signes ? Qu'est-ce qui se combine quand on
effectue une adaptation théâtrale ou cinématographique ?Muriel Plana énumère les étapes caractéristiques de ce travail : la suppression des
personnages, l'inversion de l'ordre des scènes, l'ajout d'éléments de transition et la simplification de
l'oeuvre initiale15. L'adaptateur, avant de choisir cette " ligne de simplification de l'oeuvre initiale »,
car il la choisit toujours, doit concevoir l'ordre de l'histoire qui se cache sous l'ordre du récit (dans
le sens que leur donne Gérard Genette dans Figures III). Comme l'écrit Michel Serceau dansL'Adaptation cinématographique des textes littéraires. Théories et lectures : " C'est sur
l'interrelation du sujet (récit de l'histoire Genette) et de la fable (l'histoire) qu'il faut surtout
s'appuyer pour envisager le passage du récit littéraire au récit cinématographique »16. L'ordre du
récit correspond donc à la combinatoire des signes des romans. Ce sont des systèmes clos au départ,
qui ne peuvent pas être convertis depuis cet état de clôture de l'oeuvre achevée. Il faut donc trouver
un autre système transposable qui soit, probablement, de l'ordre de l'histoire. Arraché à l'intégrité de
l'oeuvre, il ne la représenterait plus, mais garderait l'empreinte du signifié qui servirait de moule de
signifiants nouveaux. Il s'agirait là d'un contenu sans sa forme, d'un module modifiable, d'où sa
valeur opératoire. Mais un autre danger apparaît lorsqu'on commence à faire des modifications : Mettre les événements en ordre, même chronologique, s'accompagne en revanche de tout un travail sur la temporalité (couper, sauter, rapprocher), qui introduit une logique autre que le simple écoulement du temps référentiel.17 Cette autre logique gouvernant le temps, structure et empile les invariants qui sont des espacesconcrets marqués par des actions insolites. D'où découle le travail de transposition. Répondant à
Patrick Cattrysse, Michel Serceau écrit que " l'adaptation n'est pas seulement une transposition, une
sorte de décalque audiovisuel de la littérature, mais un mode de réception et d'interprétation des
thèmes et formes littéraires »18. On revient ici de nouveau au rôle du lecteur, qui se place en amont
de tout autre rôle : interprète, adaptateur, traducteur.Peter Brook, enfin, affirme que : " le cinéma s'attache au détail, le théâtre permet de regarder
à la fois l'ensemble et le détail ; passer de la scène à l'écran, " adapter », suppose donc que l'on
14Création théâtrale. Adaptation, schèmes, traduction, sous la direction de Danièle Berton & Jean-Pierre Simard,
Publication de l'université de Saint-Étienne, 2007, p. 12.15Muriel Plana, Roman, théâtre, cinéma. Adaptation, hybridations et dialogues des arts, op. cit., p. 33.
16Michel Serceau, L'adaptation cinématographique des textes littéraires. Théories et lectures, op. cit., p. 116.
17André Gaudreault, François Jost, Le récit cinématographique, Nathan, 1990, p. 35.
18Michel Serceau, L'adaptation cinématographique des textes littéraires. Théories et lectures, op. cit., pp. 9-10.
10sélectionne et agence des détails afin de donner l'impression d'embrasser aussi la totalité. »19
Mettant en évidence la différence de genre ou l'analogie du processus, les spécialistes contribuent
au développement de la compréhension du phénomène de l'adaptation dans leurs domainesrespectifs. L'adaptation, en tant qu'instrument, devient ainsi plus compréhensible. Nous voudrions
de notre côté insister davantage sur la nature adaptative (c'est-à-dire traduisible, transposable et
interprétable) de l'oeuvre romanesque de Dostoïevski et la démontrer.Un corpus hétérogène semble apte à dévoiler les aspects différenciés les plus révélateurs que
peut prendre l'adaptation : nous étudierons en l'occurrence trois pièces, un récit-fiction et un
téléfilm. Des trois pièces, la première, Les Frères Karamazov de Jacques Copeau et Jean Croué, estmodifiée par la traduction à tel point que la fin en est changée pour sa première reprise en 1914 au
Théâtre du Vieux-Colombier. La deuxième pièce, Les Frères Karamazov de Dominique Arban, se
transforme en un scénario20. Et la troisième, Les Possédés de Camus, elle fait ici figure d'intruse.
Pourtant cette adaptation, pas plus que l'adaptation de Requiem pour une nonne, par exemple, nepeut être étudiée sans confrontation avec les créations dramaturgiques camusiennes telles que
Caligula et Les Justes. Toutes deux sont en effet conçues comme un dialogue avec Les Frères Karamazov, ce que l'on démontrera dans notre thèse. Ces trois pièces ne sont donc pas des adaptations traditionnelles21. Elles ont subi un effet detraduction au sens propre et/ou figuré. Tous les auteurs, que ce soit Jacques Copeau, Albert Camus
ou Dominique Arban, ont assisté à la mise en scène (ou au tournage) et à la représentation de leurs
pièces.Le récit-fiction de Charles Dullin Je fus bien surpris d'entendre une voix, est un texte, écrit au
cours des répétitions de la mise en scène des Frères Karamazov de Copeau et de Croué au Théâtre
des Arts en 1911. L'interprète du rôle de Smerdiakov, Charles Dullin lui-même, y établit une théorie
de l'interprétation sur la scène que Copeau dirige. Sa théorie singulière de la pratique scénique
produit une lecture très originale du personnage dostoïevskien (qui n'a pas été étudiée dans ses
fondements jusqu'à présent), et en même temps fait naître une fiction de troisième niveau après
ceux du roman original et de son adaptation. Le personnage romanesque sert de prétexte à lathéorisation des principes essentiels de l'art scénique. L'incarnation du personnage passe par le désir
de l'apprivoiser au préalable par une écriture explicative, interprétative. Or, ce petit texte, contre
toute attente, contient les trois aspects de l'adaptation et se révèle en être l'exemple parfait.
19Cité dans André Helbo, L'adaptation. Du théâtre au cinéma, op.cit., p. 91.
20C'est ainsi qu'elle est définie dans le catalogue du département des Arts du spectacle de la Bibliothèque Nationale
Française.
21Transformation du roman en une autre forme, soit en une pièce théâtrale, soit en un film, selon la terminologie de
Muriel Plana. Muriel Plana, Roman, théâtre, cinéma. Adaptation, hybridations et dialogues des arts, op. cit., p. 33.
11Cherchant l'exactitude dans son interprétation scénique, Dullin transpose le contenu romanesque
choisi et, tout en le commentant, théorise et explique en même temps l'art de la scène vu par
Copeau.
Marcel Bluwal est connu par le répertoire classique français et étranger qu'il présente à ses
téléspectateurs. La pièce qui est devenue par son truchement un téléfilm a été au départ conçue pour
la scène, mais certaines circonstances ont fait qu'elle a été transformée en dramatique télévisée.
Dire si elle y a gagné ou perdu est assez difficile. Pour les comédiens de l'époque, la différence
entre une pièce et une dramatique ne réside ni dans le jeu, ni dans le décor de la scène ou du
plateau, mais dans le pouvoir de jouer la pièce maintes fois sur scène - où chaque fois peut être
différente - tandis qu'à la télévision il n'y a qu'une version que l'on peut ensuite rediffuser, mais qui
reste toujours le même moment, la même interprétation. Le parcours professionnel de MarcelBluwal l'oriente vers certains choix dans la technique d'interprétation des relations humaines. Nous
considérerons le téléfilm d'abord comme une pièce de Dominique Arban et ensuite comme la
création télévisuelle du réalisateur Marcel Bluwal. Chaque adaptation est en soi unique, car l'adaptateur la marque de sa propre personnalité.Retraçons les moments autobiographiques essentiels de ces personnalités, du point de vue qui nous
intéresse, en les situant chronologiquement et historiquement, de la publication du roman Les Frères Karamazov jusqu'à la diffusion du téléfilm Les Frères Karamazov. Les deux premiers livres des Frères Karamazov sont remis par Dostoïevski aux éditions Ruskij Vestnik ( le Messager russe ) le 7 novembre 1878 et paraissent en janvier 1879. De ce jour,l'écriture et la publication se poursuivent jusqu'en novembre 1880. En décembre 1880, Dostoïevski
publie le roman en deux volumes, datés toutefois de l'année 1881. Après avoir terminé le roman, il
dira qu'il a mis trois ans à l'écrire et deux à le publier. Le 27 janvier 1881, Dostoïevski meurt. Le 1
mars 1881, après cinq tentatives de régicide, l'empereur Alexandre II, meurt également. Au mois de juin 1897 a lieu la rencontre de Constantin Stanislavski avec VladimirNemirovitch-Dantchenko, dont le résultat est la création, le 14 octobre 1898, du Théâtre d'Art de
Moscou.
Le 25 juin 1905 Jacques Copeau (né à Paris le 4 février 1879 et mort à Beaune le 20 octobre
1949), qui fréquente quotidiennement André Gide, commence à lire Les Frères Karamazov de
Dostoïevski. Le 1 octobre 1905, dans le train qui le mène à Versailles, Copeau poursuit la lecture et
note dans son Journal : " le meurtre de Fédor par son fils, les scènes de débauche, l'arrestation et
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