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UNIVERSITE d'ANGERS Juin 2001

U.F.R. de LETTRES

N° d'enregistrement thèse : 491

Ecole Doctorale d'Angers

Thèse

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ D'ANGERS

EN LITTÉRATURE FRANÇAISE

Présentée et soutenue publiquement

Par

Boris FOUCAUD

Le 22/06/2001

L'oeuvre d'Anatole France : à la recherche d'une

TOME I

Jury DIRECTEUR DE THESE : M. Georges CESBRON, Professeur émérite à l'Université d'Angers RAPPORTEUR : M. René-Pierre COLIN, Professeur à l'Université Lumière, Lyon II RAPPORTEUR : M. Régis MIANNAY, Professeur à l'Université de Nantes EXAMINATEUR : M. Alain NERY, Professeur à l'Université d'Angers EXAMINATEUR : M. Jean ROUSSEL, Professeur émérite à l'Université d'Angers 2

UNIVERSITE d'ANGERS Juin 2001

U.F.R. de LETTRES

N° d'enregistrement thèse : 491

Ecole Doctorale d'Angers

Thèse

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ D'ANGERS

EN LITTÉRATURE FRANÇAISE

Présentée et soutenue publiquement

Par

Boris FOUCAUD

Le 22/06/2001

L'oeuvre d'Anatole France : à la recherche d'une

TOME I

Jury DIRECTEUR DE THESE : M. Georges CESBRON, Professeur émérite à l'Université d'Angers RAPPORTEUR : M. René-Pierre COLIN, Professeur à l'Université Lumière, Lyon II RAPPORTEUR : M. Régis MIANNAY, Professeur à l'Université de Nantes EXAMINATEUR : M. Alain NERY, Professeur à l'Université d'Angers EXAMINATEUR : M. Jean ROUSSEL, Professeur émérite à l'Université d'Angers 3 A mon père, Michel Foucaud, qui nous a quittés en décembre 1997. J'aurais ai- mé avoir la fierté qu'il lise mon travail. Cette thèse est pour lui... 4

REMERCIEMENTS

Je réserverai mes premiers et sincères remerciements à M. Georges Cesbron,

professeur émérite à l'Université d'Angers et directeur de ma thèse, pour son exigeante

attention, et pour son soutien efficace et compréhensif dans tous les moments, y compris les plus difficiles... Que soient remerciés chaleureusement M. Alain Nery, professeur à l'Université d'Angers, et Mme Marie-Claire Bancquart, professeur à Paris IV-Sorbonne, pour m'avoir justement "aiguillé" sur les bonnes voies lorsque je débrousaillais le vaste chemin du Désir francien au début de l'aventure doctorale. Tous ceux qui m'ont aidé à mener à bien mon étude, de près ou de loin, se re- connaîtront dans ces remerciements, et se sentiront salués.

Cependant, plus particulièrement,

Je remercie mon ami - ou plutôt mon oncle d'Amérique ! - Jean-Luc Joly, de Montréal, pour son coup de pouce quant à la langue de Shakespeare. Je remercie Roland Hadrzynski pour son amitié et sa complicité, sans laquelle l'informatique ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui, du moins pour moi. Je remercie Mme Sylvie Ducas-Spaës pour ses conseils bienveillants et sa re- lecture patiente de ma thèse, durant des heures que je devine nombreuses. Je lui signifie ici encore mon amitié sincère et renouvelée. Je remercie Mlle Véronique Dimicoli pour sa manière d'appréhender le monde... Enfin, je remercie ma mère, Roselyne Dematteo-Foucaud, de m'avoir soutenu dans les périodes pénibles, certes, mais également dans toutes les autres. Son enthou- siasme inébranlable et fondamental était toujours là quand il le fallait. 5

TABLE DES MATIERES

TOME I

I.1.1.a) Les méfaits de la crédulité naïve, ses funestes conséquences_______________________ 29

I.1.1.b) La dialectique de la croyance et de la crainte___________________________________ 36

I.1.1.c) Les degrés de la croyance et les degrés du savoir : de la nécessité d'une éducation brisant

les préjugés___________________________________________________________________ 42

I.1.1.d) Conclusion : détruire les fausses croyances par le doute est une démarche nécessaire pour

contempler le monde____________________________________________________________ 50 I.1.2) Anatole France et la révolution scientifique : une vision du monde novatrice____ 52 I.1.2.a) Anatole France et Ernest Renan_____________________________________________ 53 I.1.2.b) Anatole France et le courant positiviste_______________________________________ 56 I.1.2.c) Anatole France et Taine : réflexions sur le naturalisme___________________________ 59 I.1.2.d) Anatole France et le darwinisme ____________________________________________ 63 I.1.2.e) Les poèmes darwiniens d'Anatole France comme première approche d'une philosophie du monde_______________________________________________________________________ 67 I.1.3) L'émergence d'une optique francienne sceptique et relativisante______________ 84 I.1.3.a) Une époque charnière pour Anatole France : 1887-1890__________________________ 84 I.1.3.b) La querelle du Disciple et la relativisation francienne du monde ___________________ 87 I.1.3.c) Le principe de remise en cause et l'attitude sceptique ____________________________ 94 I.1.3.d) Le relativisme sceptique comme ferment de la pensée francienne__________________ 101

I.1.4) La cruauté des illusions dépasse même la science : le monde est irrémédiablement

pluriel _________________________________________________________________ 105 I.1.4.a) Une vision pessimiste du monde ___________________________________________ 105

I.1.4.b) L'Humaine tragédie et la définition pessimiste de la vérité_______________________ 109

I.1.5) Un constat amer face à un monde fragmentaire et voué au mensonge_________ 124 I.2) La recherche d'un syncrétisme unifiant la pluralité de l'univers pour dépasser la fragmentation _______________________________________________________127 I.2.1) Le dépassement de Dieu par l'imaginaire________________________________ 130 I.2.1.a) La pensée antique dans la pensée francienne __________________________________ 130 I.2.1.b) La pensée gnostique dans la pensée francienne ________________________________ 139 I.2.1.c) Une approche du syncrétisme par le gnosticisme : un glissement fondamental vers l'imaginaire__________________________________________________________________ 143 I.2.2) Le mythe de Dieu combattu par le mythe ________________________________ 151 I.2.2.a) Une création cosmogonique rejetant toute cosmogonie__________________________ 151

I.2.2.b) La création d'un imaginaire démythifiant et relativisant : étude sur l'infaillibilité divine

comme symptôme_____________________________________________________________ 159 I.2.3) Le retour dialectique à un anthropocentrisme salvateur ____________________ 165

I.2.3.a) La notion d'infaillibilité et la justice déshumanisante ___________________________ 165

I.2.3.b) Le nouvel anthropocentrisme francien et la primauté des sens ____________________ 174 6 I.2.4) Le mythe francien du passé ___________________________________________ 183

1.2.4.a) Le temps comme système syncrétique fondamental ____________________________ 183

1.2.4.b) L'histoire sans fin ______________________________________________________ 192

I.3) L'instance du Désir dans l'oeuvre francienne___________________________199 I.3.1) La Réalité charnelle dans l'oeuvre d'Anatole France_______________________ 199 I.3.1.a) Ascèse et sublimation du corps dans Thaïs___________________________________ 199 I.3.1.b) La réalité charnelle du Christ______________________________________________ 210 I.3.2) La mystique du Désir et la mort________________________________________ 214

1.3.2.a) La certitude de la mort___________________________________________________ 214

I.3.2.b) Le Désir dépasse la mort _________________________________________________ 217 I.3.2.c) La mort comme couronnement du Désir _____________________________________ 223 I.3.2.d) Le problème de l'influence de Schopenhauer sur le Désir francien_________________ 226

1.3.3) Conclusion : Partance et retour à la vie par le Désir ___________________232

Partie II: La création d'un monde littéraire par une morale du Désir___________235 II.1) La création du mythe comme morale du refus _________________________236 II.1.1) La tabula rasa du Désir _____________________________________________ 236 II.1.2) La morale du refus et la fondation d'une utopie__________________________ 240 II.1.2.a) L'engagement francien __________________________________________________ 240 II.1.2.b) Le Désir d'utopie, et la contre-utopie du Désir _______________________________ 243 II.2) Le Désir, figure centrale de l'imaginaire francien ______________________262 II.2.1) La bibliothèque du Désir, un syncrétisme individuel de tous les imaginaires pour se jouer du temps __________________________________________________________ 267 II.2.2) La mimésis subversive du Désir_______________________________________ 279

TOME II

TABLE DES MATIERES ______________________________________________________ 285 II.3) La morale du Désir dans le système littéraire francien___________________288 II.3.1) L'inconscient et une approche francienne de ses enjeux ___________________ 289 II.3.1.a) L'inconscient dans les années 1890 ________________________________________ 289 II.3.1.b) L'acception francienne de l'inconscient_____________________________________ 295 II.3.1.c) Les connexions entre le Désir et l'inconscient ________________________________ 305 II.3.2) Etude du diable francien comme émergence d'une morale du Désir__________ 320

II.3.3) Le Bien dans l'univers francien : figures de la femme et divinités féminoïdes __ 336

II.3.3.a) La représentation francienne de la figure féminine_____________________________ 341 II.3.3.b) Principe féminoïde et morale du Désir ______________________________________ 353 II.3.4) La substitution du Dieu chrétien par le pansexualisme : une gnose francienne ? 368 Partie III: Le Désir à la recherche d'une philosophie du monde_______________378 III.1) Une phénoménologie du Désir _____________________________________379 III.1.1) La fonction francienne du regard ____________________________________ 383

III.1.1.a) Le regard et la pénétration du Désir dans le mythe ____________________________ 383

II.1.1.b) La dialectique de l'absence et de la présence _________________________________ 389 III.1.1.c) Le regard et l'Autre ____________________________________________________ 395 III.1.1.d) Le couple regard/Désir et le pansexualisme _________________________________ 399 III.1.2) Le Désir révolté et l'érotogenèse______________________________________ 404 III.1.2.a) Le Désir et le paradoxe du polymorphisme__________________________________ 405 7 III.1.2.b) La loi dialectique de la fusion et des alternances______________________________ 415 III.1.3) Description du logos francien________________________________________ 420

III.1.3.a) Du Désir au logos : l'étape de l'effondrement du monde par l'érotogenèse _________ 420

III.1.3.b) Le logos : un mode d'être et non un mode de connaissance _____________________ 425

III.1.3.c) L'après-logos : l'étape possible de l'expansion du monde par l'érotogenèse et la dyade

héros/monde _________________________________________________________________ 427 III.2) L'oeuvre francienne sous l'angle d'une lecture structurale du Désir_______430 III.2.1) Les OEuvres de l'effondrement et la problématique de la narration __________ 434

III.2.1.a) La réclusion : une nécessité originelle______________________________________ 439

III.2.1.b) OEuvres et héros de l'échec : une poétique de la dégradation ____________________ 445

III.2.1.c) OEuvres et héros de l'inertie : une poétique du miroir__________________________ 459

III.2.2) Les OEuvres de la béance et l'ultime révolte du détachement _______________ 467

III.2.3) Conclusion de notre lecture structurale du Désir : une poétique francienne orientée par la

recherche du coeur des choses____________________________________________________ 476 III.3) L'oeuvre francienne : à la recherche d'une philosophie du monde ________479 III.3.1) Le Désir comme mode de connaissance du monde _______________________ 479 III.3.2) Le paradoxe d'un imaginaire fondateur d'une philosophie ________________ 483 III.3.3) La dialectique francienne d'une philosophie du monde par l'écriture du Désir 488 CONCLUSION ______________________________________________________499 Conclusion : La philosophie francienne du Désir et le XX e siècle ______________499 BIBLIOGRAPHIE ___________________________________________________511

1) Textes franciens_____________________________________________________ 512

2) Etudes franciennes __________________________________________________ 514

3) Théories de la littérature, repères littéraires, rhétorique_____________________ 518

4) Anthropologie, anthropologie de l'imaginaire, mythocritique ________________ 521

5) Histoire sociale, histoire de la pensée, références historiques_________________ 523

6) Philosophies antiques ________________________________________________ 526

7) Philosophies modernes, épistémologie ___________________________________ 528

8) Théologie, gnose, ésotérisme___________________________________________ 531

9) Psychiatrie, Psychanalyse _____________________________________________ 535

10) Revues et articles____________________________________________________ 537

GLOSSAIRE ________________________________________________________538 INDEX RERUM ____________________________________________________ 558 INDEX OPERUM ___________________________________________________ 570 INDEX NOMINUM _________________________________________________ 573 Par nécessité technique, les illustrations sont paginées hors du texte. 8 I : Portrait d'Anatole France tiré de J.M. Pouquet, Le Salon de Mme Arman de

Caillavet, Paris, Hachette, 1926

II : Frank Kupka, Les Disques de Newton, 1911-1912 III : Max Ernst, Les Tentations de saint Antoine, 1945

IV : Christ de Grünewald

V : Paul Delvaux, La Vénus au miroir, 1946

VI : Gustave Moreau, La Tentation

VII : Chagall, La Chute de l'Ange, 1923-1947

Les renvois de pages infra et supra renvoient aux pages de titre des chapitres. Pour plus de précision, se reporter aux index. Thèse conforme aux recommandations de la norme AFNOR Z 41006

Toutes illustrations libres de droits (Internet images librement téléchargeables, prescription,

sources photographiques personnelles) 9

INTRODUCTION

10 A la recherche d'une philosophie du monde par l'écriture du "Le désir a conduit ma vie entière. Je puis dire que mon existence ne fut qu'un long désir. J'aime désirer ; du désir j'aime les joies et les souffrances.", Anatole France, " En Huitième », L'Homme libre du 5 mai 1913. "Les mondes meurent, puisqu'ils naissent. Il en naît, il en meurt sans cesse. Et la création, toujours imparfaite, se poursuit dans d'incessantes métamorphoses 1 ", énonce Anatole France en 1894. A l'aune de cette conception toute darwinienne d'un monde en perpétuel mouvement dans la logique universelle et monotone de l'évolution, il ajoute : "Je sens que nous sommes une fantasmagorie et que notre vue de l'univers est purement l'effet du cauchemar de ce mauvais réveil qui est la vie. Et c'est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité 2 Le Jardin d'Epicure nous montre de manière emblématique un auteur plongé dans le paradoxe : certes, nous existons, et ceci est sans doute notre seule certitude. Mais nous existons au coeur d'un univers incompréhensible, qui nous ramène au statut d'existence absurde, accablée par notre ignorance. Dans ce cas, quel est le sens de notre existence, vers quoi l'humanité tend-elle ? Pour Anatole France, la souffrance de l'ignorance semble exiger de nous une manière particulière de voir le monde et de penser : "C'est une grande niaiserie que le " connais-toi toi-même » de la philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni nous ni autrui. Il s'agit bien de ceci ! 3 ." En d'autres termes, si l'homme naît avec

l'impératif désir de se connaître, il naît aussi dans un univers qui lui offre la fausseté et

le mensonge à satiété, à tel point que la soif de croire dans l'erreur se substitue bientôt

au besoin de savoir la vérité ; dans ce cas, rechercher un sens à la vie humaine revient-il à faire le choix d'une confortable fausseté en refusant la souffrance de rechercher la vérité ? Car nul homme n'a jamais pu approcher la moindre vérité :

"C'est une grande erreur de croire que les vérités scientifiques diffèrent essentiellement des

vérités vulgaires. Elles n'en diffèrent que par l'étendue et la précision. Au point de vue

pratique, c'est une différence considérable. Mais il ne faut pas oublier que l'observation du

savant s'arrête à l'apparence et au phénomène, sans jamais pouvoir pénétrer la substance ni

rien savoir de la véritable nature des choses 4 Ainsi, dans la pensée francienne, ni la philosophie, ni la science ne peuvent sai- sir le monde au-delà de l'apparence ou du phénomène : l'homme est impuissant à saisir

l'univers, tandis qu'il existe pourtant, à l'affût de cette vérité dramatiquement voilée qui

enfin pourrait donner un sens à son existence. C'est la raison pour laquelle le doute reste pour notre auteur profondément ancré dans sa perception de l'univers : que faire d'autre que douter lorsqu'on existe dans un monde incompréhensible ? Le fait d'exister est la seule chose qui outrepasse le doute ; il n'existe à part cette certitude aucune autre vérité ; le monde est fragmentaire et nous reste voilé : Le Jardin d'Epicure, Calmann-Lévy, Paris, 1894, p.5. 2

Anatole France, Le Jardin d'Epicure, ibid., p.65.

3

Anatole France, Le Jardin d'Epicure, ibid., p.53.

4

Cité par Marie-Claire Bancquart, Anatole France, oeuvres complètes, Pléiade, tome II, p.XXXI.

11 "Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu'elle est mauvaise, on dit une chose

qui n'a point de sens. Il faut dire qu'elle est bonne et mauvaise à la fois, car c'est par elle, et

par elle seule, que nous avons l'idée du bon et du mauvais. La vérité est que la vie est déli-

cieuse, douce, horrible, charmante, affreuse, douce, amère, et qu'elle est tout 5 Cet état de fait étranger à la volonté humaine semble insupportable à Anatole France : comment concevoir l'homme subordonné à l'entropie universelle, voué à naître

et à mourir de manière stérile, comme s'il n'était que le chaînon nécessaire à une évolu-

tion incoercible qui le négligerait, le rendant condamné à avancer dans un mouvement infini et aveugle ? Comment l'homme ne serait-il que le fruit d'un univers en perpé- tuelle métamorphose, se jetant avec lui vers une fin inévitable et pourtant à jamais se- crète, confinant toute son histoire, tous ses avatars, et même chacune de ses souffrances,

à n'être que totalement absurdes

6 ? Certes, la révolution darwinienne, liée au positi- visme et au scientisme, fut pour Anatole France déterminante, comme nous le verrons 7 Cependant, les conclusions offertes par le darwinisme ne tardent pas à être battues en brèche par le doute lui-même : la science n'éclaire que très partiellement le sens de l'existence humaine, et elle doit être sujette à caution. Il semble en fait qu'elle nous apprenne surtout à combattre la moindre certitude ; la science est le ferment salvateur du scepticisme : "Votre science ne peut aspirer à nous gouverner parce qu'elle est d'elle-même sans morale et que les principes d'action qu'on pourrait en tirer seraient immoraux. Elle est inhumaine ; sa cruauté nous blesse ; elle nous anéantit dans la nature ; elle nous rapproche des animaux et des plantes en nous montrant ce qu'ils ont de commun avec nous, c'est-à-dire tout : les organes, la joie, la douleur et même la pensée 8 . Elle nous montre perdus avec eux sur un grain de sable et elle proclame insolemment que les destinées de l'humanité tout entière ne sont pas quelque chose d'appréciable dans l'univers. [...] Et quant à l'homme même, qu'en

a fait la science ? Elle l'a destitué de toutes les vertus qui faisaient son orgueil et sa beauté.

Elle lui a enseigné que tout en lui comme autour de lui était déterminé par des lois fatales,

que la volonté était une illusion 9 et qu'il n'était qu'une machine ignorante de son propre mécanisme 10 De fait, après la révolution copernicienne de l'héliocentrisme 11 , la révolution darwinienne, à la suite des recherches de Lamarck 12 et de A. R. Wallace 13 , prône une

conception de l'homme fortement relativisée, dépossédée de toute particularité naturelle

par rapport aux autres espèces 14 : l'homme n'est plus créé à l'image de Dieu 15 , il n'est rien d'autre qu'un avatar de la vie animale, et à ce titre, il ne peut prétendre posséder l'univers. Au contraire, c'est l'univers qui le possède, l'enferme dans ses lois selon son

bon vouloir, et à ce titre, le sens de l'existence humaine est réglé : les civilisations, dans

Le Jardin d'Epicure, ibid., p.67.

6

"Il n'y a qu'une chaîne d'évolution continue qui se poursuit à travers les siècles et en dépit de toutes les

crises, assurant la continuité et l'unité secrète de la civilisation occidentale.", H.-I. Marrou, " Culture,

civilisation, décadence », in Revue de synthèse, décembre 1938. 7

Voir infra, I.1.2, p.52.

8 Sur les rapports existant entre Anatole France et Schopenhauer, voir infra, I.3.2.d, p.226. 9 Sur les rapports existant entre Anatole France et l'inconscient, voir infra, II.3.1, p.289. 10 Anatole France, Vie Littéraire, IV: Mysticisme et science, p.43-44, 27 avril 1890. 11

Copernic défend cette idée que la terre n'est pas au centre de l'univers dans De Revolutionibus Orbium

Coelestium, en 1543.

12

J.-B. de Monet, chevalier de Lamarck, Discours d'ouverture du cours , 27 floréal an X et Philosophie

zoologique , 1809 (in Inédits de Lamarck, Masson, Paris, 1972.) 13 A. R. Wallace, La Sélection naturelle. Essais, 1870. 14

Voir C. Darwin, L'Origine des espèces, (première parution en 1858), Flammarion, Paris, 1992. Voir

infra, I.1.2.d, p.63. 15

Voir glossaire.

12 toutes leurs avancées techniques ou morales, malgré les guerres et les révolutions, mal- gré tous les efforts pour vaincre l'inertie 16 , ne sont rien face au temps qui les érode im- perturbablement, réduisant tout progrès à l'état de ruine. "Tous les changements dans l'ordre social comme dans l'ordre naturel sont lents et presque insensibles. Un géologue d'un esprit profond, Charles Lyell 17 , a démontré que ces traces ef-

frayantes de la période glaciaire, ces rochers énormes traînés dans la vallée, cette flore des

froides contrées et ces animaux velus succédant à la faune et à la flore des pays chauds, ces

apparences de cataclysmes sont, en réalité, l'effet d'actions multiples et prolongées, et que

ces grands changements, produits avec la lenteur clémente des forces naturelles, ne furent

pas même soupçonnés par les innombrables générations des êtres animés qui y assistè-

rent 18 Quant à l'individu lui-même, sa destinée est encore plus vite engloutie ; le je humain n'est rien d'autre qu'une portion infinitésimale de l'univers, sans aucune prise avec le monde, il doit se résumer à être passif tout en attendant la mort 19 dans l'ignorance de sa destinée. La mort "nous ôte toute espérance, car ce que nous souhai- tons le plus, c'est de devenir tout autres que nous ne sommes. Mais ceci nous est bien défendu 20 ." Vouloir métamorphoser le monde pour acquérir la moindre certitude ou laquotesdbs_dbs24.pdfusesText_30

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