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MONTAIGNE
LES ESSAIS
Livre I
Traduction en francais moderne
du texte de l'edition de 1595 par Guy de Pernon 2009c
Guy de Pernon 2008-2009
Tous droits reserves
Merci a celles et ceux qui m'ont fait part de leurs encouragements et de leurs suggestions, qui ont pris la peine de me signaler des coquilles dans ce travail, et tout particulierement aMireille Jacquesson
etPatrice Bailhache
pour leur regard aigu et leur perseverance durant toutes ces annees.Sur cette edition
Les editions des"Essais»de Montaigne ne manquent pas. Mais qu'elles soient"savantes»ou qu'elles se pretendent"grand public», elles n'orent pourtant que le texte original, plus ou moins"toilette», et force est de constater que les"Essais», tant commentes, sont pourtantrarement lus... C'est que la langue dans laquelle ils ont ete ecrits est maintenant si eloignee de la n^otre qu'elle ne peut plus vraiment ^etre comprise que par les specialistes. Dans un article consacre a la derniereedition"de reference»1, Marc Fumaroli faisait remarquer qu'un tel travail de specialistes ne peut donner"l'eventuel bonheur, pour le lecteur neuf, de decouvrir de plain-pied Montaigne autoportraitiste \a sauts et gambades"». Et il ajoutait:"Les editeurs, une fois leur devoir scientique rempli, se proposent, comme Rico pour Quichotte, de donner une edition en francais moderne pour le vaste public.Qu'ils se h^atent!»
Voici justement unetraduction en francais moderne, fruit d'un travail de quatre annees sur le texte de 1595 (le m^eme que celui de la"Pleiade»), qui voudrait repondre a cette attente. Destinee precisement au"vaste public», et cherchant avant tout a rendre accessible la savoureuse pensee de Montaigne, elle propose quelques dispositifs destines a faciliter la lecture: { Dans chaque chapitre, le texte a ete decoupe enblocsayant une certaine unite, et numerotes selon une methode utilisee de- puis fort longtemps pour les textes de l'antiquite, constituant des reperes independants de la mise en page. { La traduction des citations s'accompagnedans la margedes references a la bibliographie gurant a la n de chaque volume. Ceci evite de surcharger le texte et de disperser l'attention. { Destitres en margeindiquent les themes importants, et constituent des sortes de"signets»qui permettent de retrouver plus commodement les passages concernes. { Lorsque cela s'est avere vraiment indispensable a la compre- hension, j'ai misentre crochets[ ] les mots que je me suis permisd'ajouter au texte (par exemple a la page 55,x16).1. Celle de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin,
Gallimard, Coll."Pleiade», 2007 (texte de 1595). L'article cite est celui du "Mondes des Livres»du 15 juin 2007, intitule"Montaigne, retour aux sources». { L'index ne concerne volontairement que lesnotions essen- tielles, plut^ot que les multiples occurrences des noms de person- nages ou de lieux, comme il est courant de le faire. Ainsi le lec- teur curieux ou presse pourra-t-il plus facilement retrouver les passages dont le theme l'interesse. { lesnotes de bas de pageeclairent les choix operes pour la traduction dans les cas epineux, mais fournissent aussi quelques precisions sur les personnages anciens dont il est frequemment question dans le texte de Montaigne, et qui ne sont pas forcement connus du lecteur d'aujourd'hui. On ne trouvera pas ici une nouvelle biographie de Montaigne, ni de considerations sur la place des"Essais»dans la litterature: l'edition mentionnee plus haut, pour ne citer qu'elle, ore tout cela, et m^eme bien davantage! Disons donc seulement pour terminer qu'a notre avis, et contrai- rement a l'adage celebre,traduireMontaigne n'est pas forcement letrahir. Au contraire. Car s'il avait choisi d'ecrireen francais, il etait bien conscient des evolutions de la langue, et s'interrogeait sur la perennite de son ouvrage: "J'ecris ce livre pour peu de gens, et pour peu d'annees. S'ilIII-9.114. s'etait agi de quelque chose destine a durer, il e^ut fallu y employer un langage plus ferme: puisque le n^otre a subi jusqu'ici des va- riations continuelles, qui peut esperer que sous sa forme presente il soit encore en usage dans cinquante ans d'ici?» Puisse cette traduction apporter une reponse convenable a son inquietude...Pernon, ao^ut 2008
Preface a la 2eme edition.
Pendant tout le XXe siecle, on n'a voulu considerer que le texte oert par"l'exemplaire de Bordeaux»de 1588, considerant que c'etait le seul qui pouvait faire autorite puisqu'il etait le der- nier a avoir ete publie du vivant de Montaigne. En decidant de pu- blier, en 2007, le texte de l'edition posthume de 1595, les editions Gallimard ont rompu avec cette tradition, et fourni un ouvrage de reference qui fera date1. Ma propre traduction de ce m^eme
texte - terminee en 2007 elle aussi - s'en trouvait du m^eme coup confortee dans sa credibilite. Si je n'avais pas cru utile de donner dans la premiere edition, voici deux ans, la preface ecrite par Marie de Gournay, le nouveau tirage de ce livre me donne l'occasion de reparer cette erreur. Cette preface est diversement appreciee. Certains considerent qu'elle n'est qu'un plaidoyer pour une edition remaniee et dou- teuse. Ils ne seraient pas loin de vouloir faire de Marie de Gour- nay une sorte de"sur de Nietzsche»... Mais si l'on prend soin, comme je l'ai souvent fait en note, de s'interroger sur le sens des ajouts et modications par rapport a"l'exemplaire de Bor- deaux», force est de constater, pourtant, que tous ne vont pas dans le sens qu'on attendrait d'une"manipulatrice», bien au contraire. Par ailleurs, au-dela des louanges, a notre go^ut d'aujourd'hui exagerees, a l'adresse de Montaigne | qu'elle appelle son"Pere», au-dela de la rhetorique un peu encombrante et des references a des personnages qui n'ont plus tous valeur d'exemple pour nous, deux aspects meritent, a mon sens, que cette preface soit traduite et publiee. Elle ore d'abord un interessant eclairage sur le combat d'une femme assurement"de caractere»dans un monde aristocratique ou les hommes, bien entendu, font"la loi». Cet aspect de pam- phlet"feministe»avant la lettre, associe a une denonciation vehemente de ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui"l'esta- blishment litteraire»ne manque pas de saveur { ni de virulence. De facon plus restreinte, la prefaciere donnein nequelquesindications sur le soin apporte par elle a l'etablissement du texte1. On s'etonne d'autant plus de voir le m^eme editeur, en 2009, republier
une traduction fondee sur le texte de 1588. de Montaigne, de ses corrections, de son souci du detail, allant m^eme jusqu'a donner la liste des mots qu'elle estime avoir d^u cor- riger... Elle indique clairement aussi que dans son esprit, l'edition "de reference», c'estla sienne! On ne peut que deplorer que la copie-temoin dont elle se prevaut ait disparu. Mais il n'en reste pas moins que ce souci "d'editeur», a la n du XVIeme siecle, et porte qui plus est par unefemmemerite bien notre attention aujourd'hui. En publiant cette traduction, j'ai le sentiment de reparer une vieille injustice.GdP le 20 novembre 2009
Preface sur les Essais de Michel
Seigneur de Montaigne
par sa Fille d'Alliance 1. [Marie de Gournay 2] Si vous demandez a quelqu'un qui est Cesar, il vous repondra que c'est un grand General. Si vous le lui montrez sans le nommer, tel qu'il fut reellement avec ce qui a fait sa singularite: sa erte, son ar- deur au travail, sa vigilance, sa perseverance, son go^ut de l'ordre, son art de gerer le temps, et celui de se faire aimer et craindre, son ca- ractere resolu, ses decisions avisees devant les evenements inattendus et soudains { si, dis-je, apres lui avoir fait admirer tout cela, vous lui demandez de quel homme il s'agit, il vous le donnera volontiers pour l'un des fuyards de la bataille de Pharsale. C'est que pour juger un grand General, il faut l'^etre soi-m^eme, ou ^etre capable de le devenir par le travail et l'etude. Et c'est peine perdue, pour un athlete, que de montrer la force et la vigueur de ses membres a un cheval pour lui faire croire qu'il remportera la victoire a la lutte, puisque celui-ci est incapable de sentir si c'est par les cheveux qu'il faut s'y prendre. Demandez encore a cet homme ce qu'il pense de Platon: il vous fera entendre les louanges [qu'on adresse a ] un divin philosophe. Mais si vous lui mettez entre les mains"le Symposium»ou"l'Apologie de Socrate», il s'en servira pour emballer sa vaisselle. Et s'il entre dans la galerie d'Apelle, il en sortira avec un tableau, mais ce n'est que le nom du peintre qu'il aura achete. Ces considerations m'ont toujours fait douter de la valeur des livres et des esprits que la foule admirait (et je ne parle pas des anciens, de qui nous entretenons la reputation, non de notre fait, mais par l'autorite des beaux esprits qui les ont reconnus avant nous). C'est que la reussite et l'intelligence habitent rarement la m^eme maison. Et je remarque aussi que celui qui se fait tant d'admirateurs ne peut ^etre vraiment grand, puisque, pour avoir beaucoup de juges, il faut qu'il y ait beaucoup de gens semblables a lui, ou au moins ressemblants. Le commun des mortels est une foule d'aveugles: quiconque sevante de son approbation se vante d'^etre admire par des gens qui ne1."Fille d'Alliance»est l'expression qui gure dans le chap. 17,x69 du
Livre II, dans un passage que certains pr^etent a Marie de Gournay elle-m^eme.2. Le decoupage en paragraphes et les intertitres sont le fait du traducteur.
12MONTAIGNE:"Essais»{ Livre I
le voient m^eme pas. C'est au fond une sorte d'injure que d'^etre adule par ceux a qui vous ne voudriez pas ressembler... Qu'est-ce donc que l'opinion commune? Ce que nulle personne sensee ne voudrait dire ni croire. L'intelligence? le contrepied de l'opinion commune. Et pour bien vivre, il faut certainement fuir aussi bien l'exemple et le go^ut de l'epoque que suivre la Philosophie et la Theologie. Il ne faut entrer chez le peuple que pour le plaisir d'en sortir. Et la vulgarite s'etend au point qu'il y a dans la societe moins de gens distingues que de Princes. Tu devines deja, lecteur, que je veux me plaindre de l'accueil bien froid qui fut fait aux"Essais». Et tu penses peut-^etre avoir a me reprocher mon acrimonie, dans la mesure ou leur auteur lui-m^eme dit que l'approbation publique l'encouragea a developper son livre. Certes, si nous etions de ceux qui croient que la plus insigne des vertus est de se meconna^tre soi-m^eme, je dirais qu'il a pense, pour se faire reputation d'humilite, que la renommee de ce livre susait a son merite. Mais il n'est rien que nous ne hassions comme cette antique Lamia1, aveugle
chez elle et clairvoyante ailleurs; et comme nous savons que celui qui ne se conna^t pas bien ne peut bien se faire valoir, je te dirai, lecteur, que cette faveur publique dont il parle n'est pas celle qu'il pensait qu'on lui devait: il pensait qu'une tout autre, plus complete et plus parfaite lui etait due, mais pensait d'autant moins l'obtenir. Je rends gr^ace a la Providence que ce soit une main aussi digne et aussi fameuse que celle de Juste Lipse qui ait ouvert aux"Essais»la voie vers les louanges. Et si c'est lui qu'elle a choisi pour en parler le premier, c'est qu'elle a voulu lui donner des prerogatives, et nous avertir que nous devons l'ecouter comme notre ma^tre.On etait pres de me donner de l'ellebore
2parce que les"Es-
sais», qui m'etaient tombes fortuitement entre les mains au sortir de l'enfance me remplissaient d'admiration, si je ne m'etais prevalue de l'eloge que Lipse leur avait rendu quelques annees auparavant; j'ai appris cela quand j'ai rencontre, apres avoir d^u attendre deux ans, l'au- teur des"Essais»lui-m^eme, que je me fais gloire d'appeler"Pere», et qui m'accorda son entiere sollicitude, comme il le t pour d'autres, qui en furent aussi tres impressionnes. "Voici donc le livre de Plantin (dit Lipse dans l'Ep^tre 43, Centu- rie 1) que je recommande serieusement comme le Thales des Gaules» etc. Et plus loin:"On voit bien que la sagesse n'a pas elu domicilechez nous»avec en marge:"En voici la preuve: le livre de sagesse1. La fee evoquee par Plutarque [67],De la curiosite, f63 H, qui pouvait
deposer et reprendre ses yeux a sa guise.