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Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie
35 | 2003
VariaDiderot, Roubaud et l'esclavage
AnnThomson
Édition
électronique
URL : https://journals.openedition.org/rde/179
DOI : 10.4000/rde.179
ISSN : 1955-2416
Éditeur
Société Diderot
Édition
impriméeDate de publication : 15 octobre 2003
Pagination : 69-94
ISSN : 0769-0886
Référence
électronique
Ann Thomson, "
Diderot, Roubaud et l'esclavage
Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie
[En ligne], 352003, document 5, mis en ligne le 16 février 2011, consulté le 30 juillet 2021. URL
: http:// journals.openedition.org/rde/179 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rde.179Propriété intellectuelle
Ann THOMSON
Diderot, Roubaud et l"esclavage
Il est bien connu que Diderot s"exprime, dans des passages des Mlangesincorpors dans l"dition de 1780 de l"Histoire des Deux Indes, plutt violente aux arguments des dfenseurs de l"institution, pour terminer contre leurs oppresseurs. Ces passages ont moins attir l"attention des commentateurs que l"on pourrait s"y attendre, et depuis l"tude d"Yves dans ce chapitre a t Ç l"objet de nombreux remaniements, d"dition en dition È, et elle signale que les pages qui exposent les modalits d"un affranchissement progressif des esclaves sont emprunts un documentcrit par Bessner
2, mais malheureusement elle n"en dit pas plus.
Dans son ouvrage Diderot, de l"athisme l"anticolonialisme, Y. Benot situe ce passage dans le contexte du dbat concernant l"esclavage et le XVIII Britanniques. Benot rappelle la position des Physiocrates, et notamment celle de Dupont de Nemours qui relie l"argument conomique l"argument moral : il s"agissait non seulement de dnoncer l"esclavage comme contraire l"humanit et la religion, mais galement de dmontrer qu"il serait plus rentable, au lieu de cultiver des denres coloniales en Amrique l"aide2. M. Duchet, Diderot et l"Histoire des Deux-Indes ou l"criture fragmentaire, Nizet,1978, p. 85.
Recherches sur Diderot et sur l"Encyclopdie, 35, octobre 2003d"esclaves, d"encourager la production de ces mmes denres par destravailleurs libres en Afrique mme.
Dans ce mme ouvrage Benot montre galement comment, en 1780, l"Histoire des deux Indes, faisait appel aux princes pour rformer cette situation. Le philosophe reprend et rcrit un passage de Louis-Sbastien Mercier dans L"An 2240concernant une rvolte des esclaves3. Je ne reviendrai pas ici sur ce passage, car la dmonstration de Benot est tout texte et qui contient les arguments contre l"esclavage. Le chapitre, intitul historique de l"esclavage, notamment en Europe, et de sa disparition, avant d"en venir l"esclavage introduit par les Europens dans le Nouveau Monde. Cette tude historique, emprunte en partie par Diderot auxcossais John Millar et William Robertson
4, correspond bien l"intrt
philosophie n"a pas encore mis le pied È comme il l"affirme au chapitre X rappeler aux lecteurs que des Europens ont galement t rduits l"tat d"esclaves par d"autres Europens, permettant ainsi de contrer l"argument des apologistes de l"esclavage qui prtendaient que seuls les Africainstaient destins cet tat
de la question qu"il en vient aux arguments contre l"esclavage indiqus dans le titre du chapitre, arguments qui seront le sujet de cet article : au cours de l"analyse nous verrons encore une fois la faon dont Diderot tait sans doute influenc par la lecture d"un autre ouvrage rcent. Il s"agit d"un ouvrage crit par un physiocrate, l"abb Pierre-Joseph- Andr Roubaud, rdacteur de juin 1770 jusqu"en dcembre 1774 du Journal de l"agriculture, du commerce et des finances(dont il transforme totalement la forme et la position)6et collaborateur des phmrides du citoyen partir70ANN THOMSON
3. Y. Benot, Diderot, de l"athisme l"anticolonialisme, p. 214.
6. Voir l"article de G. Dulac sur ce journal dans le Dictionnaire des journaux (1600-1789), Paris, Universitas, 1991, t. II.
de mai 17687. L"ouvrage de Roubaud dont il sera question est l"Histoire gnrale de l"Asie, de l"Afrique et de l"Amrique, publi en 15 volumes de1770 1775, sous la signature Ç M.L.A.R. È et dont le Ç Prospectus È est
donn dans le Journal de l"Agricultureen aot 1770. Dans la prface du premier volume, Roubaud explique que le plan de l"ouvrage est Ç absolument neuf È et qu"il se distingue de l"Histoire universelleanglaise et de l"Histoire gnrale des voyagescar Ç nous avons moins donn l"rudition pour donner davantage l"examen philosophique ou politique È8. C"est effectivement cet
aspect qui est soulign par le Journal encyclopdique, quand ce journal donne des extraits de l"ouvrage, avec le commentaire suivant : tendu pour la curiosit de ceux qui ne cherchent dans l"histoire que les faits, et assez court pour ceux qui ne voudraient s"en servir que comme d"un rpertoire. Ce qu"il offre de plus intressant, est le tableau philosophique, moral et politique des peuples et des empires. C"est l que l"auteur se livre ses vues et ses rflexions
9. Cet ouvrage donc, qui commence tre publi exactement en mme temps que l"Histoire des Deux Indes, est dfendu par les priodiques des physiocrates, qui en fournissent de larges extraits et qui le louent. Par contre, les phmrides du citoyen, en rendant compte en 1772 de l"Histoire des Deux Indes, tout en louant l"tendue des recherches effectues et l"imagination brillante manifeste dans cet ouvrage, critiquent Raynal pour avoir transcrit de longs passages d"autres ouvrages sans avoir signal ses sources en note. Le journaliste condamne aussi son attitude fluctuante concernant l"esclavage : Tantt il a l"esclavage en horreur, il le croit inutile et nuisible autant qu"odieux ; et tantt il cherche prouver la ncessit des esclaves et les 10. L"attitude de Roubaud, par contre, ne varie pas. Il saisit chaque occasion, dans les journaux comme le Journal de l"agriculture, de condamner l"esclavage, et son Histoire y consacre, dans la partie concernant l"Afrique en 1771, une7. Pour les dtails les plus complets concernant l"abb Roubaud et ses activitsjournalistiques, voir l"article de Robert Granderoute dans le
Dictionnaire des journalistes,vol. II, Oxford, Voltaire Foundation, 1999.8. M.L.A.R., Histoire gnrale de l"Asie, de l"Afrique et de l"Amrique, 15 vol, Paris,1770-1775 ; t. I, p. xvj, xix.
9. Journal encyclopdiqueaout 1771, p. 386.
10. phmrides du citoyen, 1772, IIIepartie, p. 173-184.
commerce de l"Afrique celui de l"Amrique et autres pays, avec desobservations sur l"Histoire naturelle(t. XII, p. 196-219).
Mais avant d"entrer plus en dtails dans les arguments anti- l"abb Pierre-Joseph-Andr Roubaud (1730 ?-1792)11qui, tout en tant un
des physiocrates les plus actifs, est relativement peu connu. Il se lie aux physiocrates en 1768, et c"est au mois de mai de cette anne qu"il publie son premier article dans les phmrides du citoyen, intitul Ç De la richesse de l"industrie È. Selon Weulersse, son concours est prcieux, car il possdait temprament de journaliste, une vaste rudition, une grande vivacit d"esprit, et une honntet scrupuleuse12. Il publie galement dans la mme
anne un ouvrage anonyme intitul Le politique indien ou considrations sur les colonies des Indes orientales, et dans lequel il condamne la politique coloniale et commerciale de la plupart des nations europennes. Dans le chapitre sur les colonies franaises, nous lisons par exemple ceci : Il n"est pas moins clair que l"agriculture donne la richesse nationale et le revenu public annuellement renaissant, tandis que le commerce ne procure que des salaires et des profits casuels quelques particuliers qui ne manquent pas et avec raison de les soustraire l"impt. Il est galement manifeste que la terre et la charrue sont le seul fonds, le seul bien, le seul patrimoine jamais solide, fcond, suffisant, substantiel et riche de toute richesse ; au lieu que le commerce n"est que fume 13. L"anne suivante, il publie un livre qualifi par Diderot de Ç hardi È14: Reprsentation aux magistrats, contenant l"exposition raisonne des faits relatifs la libert du commerce des grains, et les rsultats respectifs des Reglements et de la libert, ouvrage qui dfend, avec beaucoup de force commerce des grains. Dans cet ouvrage l"abb souligne son souci de justice, que ce soit pour les Franais pauvres ou pour les habitants des colonies. Il demande : Ç toutes les nations de l"univers ne devraient-elles pas former une seule nation ? È, et il explique :72ANN THOMSON12. G. Weulersse,
Le mouvement physiocratique en France (de 1756 1770), Paris,F.Alcan, 1910 ; rimpr. Mouton, 1968, p. 156.
13. Le politique indien ou considrations sur les colonies des Indes orientales, AAmsterdam et se trouve Paris chez Lacombe, 1768.
14. phmrides du citoyen, 1769, VI.
Nous ne donnons pas ici des projets de paix universelle, les projets n"ont t peut-tre jusqu" prsent que des rves de gens de bien ; mais nous exposons des principes de paix universelle, et ces principes sont puiss dans l"ordre ineffable de la nature. Qu"on nous prouve que les lois de la nature ne doivent pas donner le repos au monde, et que Dieu a mis les hommes sur la terre pour qu"ils s"entrgorgent et entredtruisent ; alors nous rougirons d"avoir voulu confondre les peuplesen un seul peuple, en une seule famille dans le sein de la paix, de l"abondance et de bonheur 15. C"est ce mme souci de morale fonde sur la loi de la nature et sur les droits de tous les hommes qui sous-tendent son opposition farouche l"esclavage. Les arguments qu"il utilise pour condamner cette institution sont en grande majorit moraux, bien que, quand il s"agit de rpondre aux crits des dfenseurs de la traite et de l"esclavage, il ait bien sr recours des considrations conomiques, concernant notamment la faible rentabilit de l"esclavage. Dans ses ouvrages, on constate la vivacit de sa plume et sa capacit de prendre position de faon provocatrice. Les mmes caractristiques se voient galement en 1770 quand Roubaud se lance dans une attaque contre les Dialogues du commerce des blsde l"abb Galiani. Cet ouvrage fait dire aux phmrides du citoyen: discoureur italien sont forcs de rabattre furieusement de la haute et prcoce opinion que ses lazzi leur avoir fait concevoir de sa doctrine 16. Son engagement et son got apparent de la polmique font de lui non seulement un conseiller de Turgot mais galement l"une des cibles prfres des ennemis des physiocrates, tel point qu"en 1775 on fait circuler un libelle intitul Catalogue des livres nouveaux qui se trouvent chez l"abb Roubaud, Secrtaire perptuel de la Franche Loge conomiste sous la 17. tant donn le soutien accord par Diderot Galiani dans l"affaire des selon laquelle Diderot aurait puis dans les crits d"un Roubaud pour trouver des arguments contre l"esclavage. En effet, ces arguments commenaient tre assez rpandus. Et parmi les crits des physiocratesavec lesquels Diderot tait en contact, plusieurs textes, notamment desDIDEROT, ROUBAUD, L"ESCLAVAGE73