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Roblès, « Montserrat », 1948 Présentation de la pièce LA COUVERTURE Le ton est donné par l’illustration de couverture choisie par les éditions du « Livre de Poche », le tableau des fusillades du « 3 Mai 1808« , peint par Goya Napoléon Ier avait alors envahi l’Espagne, et installé sur le trône son frère Joseph Bonaparte
Montserrat (1948) : les personnages
MONTSERRAT Il est présent dans le plus grand nombre de scènes Il est absent dans trois scènes seulement : I, 1-2 et III-11 Il est révolté par les massacres commis par les soldats espagnols Il est sur le point de révéler le lieu où Bolivar se cache : - Quand la mère lui parle de ses enfants, mais Elena l’en empêche (III,6)
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spatio-temporel Il le complète par un jugement critique qui vise à la mettre en valeur, d’autant plus qu’il est formulé par Camus, contemporain de Roblès, lui aussi né en Algérie et actif dans la Résistance contre l’occupant lors la Seconde Guerre mondiale, reconnu pour son théâtre engagé
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Roblès, " Montserrat », 1948
Présentation de la pièce
LA COUVERTURE
Le ton est donné par l'illustration de couverture choisie par les éditions du " Livre de Poche », le
tableau des fusillades du " 3 Mai 1808" , peint par Goya. Napoléon Ier avait alors envahi l'Espagne, et installé sur le trône son frère Joseph Bonaparte. Mais le peuple de Madrid sesoulève, et cette émeute déclenche une terrible répression. Or la parenté avec l'intrigue de
Montserrat est soulignée dans la pièce, quand le héros déclare, à la scène 3 de l'acte I : " En
Espagne, les Français sont nos oppresseurs cent fois haïs. Et ici, sur cette terre neuve, ce sont
les soldats espagnols qui maintiennent tout un peuple dans un noir esclavage. » L'analyse du tableau fait ressortir de nombrux points communs avecl'intrigue de la pièce, ponctuée des fusillades des otages qu'Izquierdo utiise pour faire avouer
au héros, Montserrat, la cachette de Simon Bolivar, héros de la résistance vénézuélienne : " Six
personnes vont être enfermées ici, dans cette salle, avec toi. Des gens pris au hasard, dans la
rue. [...] Dans une heure, si tu n'as pas dénoncé l'endroit précis où se cache Bolivar, ils seront
fusillés. » (I, 7)Bourreaux et victimes sont face à face, et le centre du tableau est barré, à l'horizontale, par la
ligne rigide des fusils. On note le contraste de lumière : l'ensemble du tableau est sombre, telle
une nuit mortelle seulement éclairée, de façon dramatique, par la lanterne posée en premier plan.
Elle révèle la tache rouge du sang qui a déjà coulé de la victime au sol, et met en valeur la
chemise blanche de l'homme qui va être fusillé, dont l'innocence est ainsi suggérée. Figure
centrale du tableau, il lève les bras vers le ciel, geste d'ultime reddition, ou geste d'un crucifié
implorant un Dieu qui reste sourd à sa prière ? Sa résistance semble, par avance, vaine, car la
terreur se lit sur son visage ! Un prêtre tonsuré, penché sur la victime, en bas sur la gauche, joint
aussi les mains pour prier... La religion a joué un grand rôle dans cette révolte espagnole. Dans
la pièce, au contraire, l'Eglise se range aux côtés du pouvoir espagnol, dans un mépris total pour
le peuple colonisé : " Pourquoi t'apitoyer sur ces misérables, puisque, à travers eux, c'est le Mal
qu'on atteint et qu'on tue. L'horreur horrible de leurs cadavres n'est que la puanteur du Maudit »,
déclare le Père Coronil au héros qui en appelle à la compassion de l'Eglise. Au centre de la
reproduction un autre paysan cache son visage entre ses mains pour ne pas voir cette scène de violence et de mort. Comme Montserrat, effrayé et accablé par ce massacre, il pourraitdéclarer : " Je suis avec vous [...], contre leur oppression, leurs violences, contre cette manière
terrfiante qu'ils ont de nier les hommes. » (II, 1) Terreur et pitié, tels sont les deux sentiments
que ce tableau suscite, comme la pièce qui se rattache ainsi directement à la définition du tragique formulée par le philosophe grec de l'antiquité, Aristote.L'AUTEUR
Comment expliquer ce choix de Roblès ? Pour en savoir plus sur cet auteur, on peut se reporter au site qui lui est consacré, très complet : http://emmanuelrobles.online.fr/ On peut supposer que son origine espagnole, jointe à sa naissance en Algérie,terre alors colonisée, explique en partie son intérêt, d'autant plus que la seconde guerre mondiale
révèle son engagement politique. Il travaille notamment pour Alger Républicain, tandis que se
prépare la révolution algérienne. N'oublions pas, enfin, que l'Europe vient d'être secouée par un
conflit mondial, qui a révélé les pires turpitudes de l'âme humaine : camps d'extermination,
fusillades d'otages, tortures et barbaries de toute nature... Autant de réalités transposées dans la
pièce : " ces charniers, ces ruines » (I, 3).LA QUATRIEME DE COUVERTURE
L'éditeur doit, dans la quatrième de couverture, donner le désir de découvrir l'oeuvre. Ainsi il en
propose ici un très bref résumé, deux paragraphes pour poser le cadre spatio-temporel. Il le
complète par un jugement critique qui vise à la mettre en valeur, d'autant plus qu'il estformulé par Camus, contemporain de Roblès, lui aussi né en Algérie et actif dans la Résistance
contre l'occupant lors la seconde guerre mondiale, reconnu pour son théâtre engagé. Cejugement souligne le lien entre la pièce et son époque : " elle s'accorde à la terrible cruauté du
temps sans cesser de se référer à une pitié vieille comme le coeur humain. » On retrouve ici les
deux ressorts du tragique précédemment mentionnés.LES DIDASCALIES INITIALES
Traditionnellement, la pièce est précédée par la liste des personnages, donton remarque l'extrême précision, par exemple les âges et les relations hiérarchiques, qui vont
déterminer les rapports entre eux. Trois camps se distinguent : l'armée espagnole, avec sesofficiers en " uniforme de campagne bleu noir. Culotte grise, bottes », l'Eglise, représentée par
le Père Coronil, moine capucin, et le peuple vénézuélien.Le conflit est prêt à se nouer, sous l'égide du commandant Monteverde, dont l'ombre plane sur
un décor sinistre : Celle salle " aux murs épais », avec ses " deux fenêtres étroites à gros
barreaux », représente une prison dans laquelle va se dérouler un oppressant huis-
clos. Aucune issue n'apparaît puisque l'une des deux portes ouvre sur " l'intérieur du palais »,
c'est-à-dire le lieu du commandement officiel, tandis que l'autre donne sur " la place d'armes » :
ce sera le lieu des exécutions. Se soumettre... ou mourir... tel semble bien être le seul choix
possible !SA STRUCTURE
La pièce compte 3 actes, dont le second, avec 4 scènes, se signale par sa brièveté par rapport
aux deux autres, le premier avec 10 scènes, le dernier avec 11.Le premier acte, après une exposition coupée (scènes 1 à 4) qui permet d'introduire les deux
protagonistes, Izquierdo (sc. 2) et Montserrat (sc. 3), voit l'action se nouer : Montserrat, d'abord accusé de trahison (sc. 6), se trouve confronté au plus cruel des dilemmes, la vie des otagescontre celle de Bolivar : " Coupable d'avoir aidé la fuite d'un chef rebelle. Tu tiens le marché :
donnant, donnant ; la vie de six innocents contre la vie d'un traître et d'un bandit » (sc. 7). Les
premiers otages sont alors introduits dans les trois scènes suivantes.Si l'acte deux est court, sa première scène est essentielle, d'où sa longueur : elle représente la
confrontation directe de Montserrat aux otages qui le supplient d'abord, puis, à la fin, tententde le tuer. L'action s'accélère ensuite, et l'acte se termine sur l'exécution du premier otage, le
potier. L'acte trois marque l'exécution des otages, selon un ordre qui en respecte l'importancepour faire céder Montserrat : le marchand (sc. 1), le comédien (sc. 2), le jeune Ricardo (sc. 4),
Elena (sc. 5), enfin la mère (sc. 7). La tension va croissante au fil de ces scènes, et plusieurs fois
Montserrat est prêt à céder à l'odieux chantage. Entre ces scènes s'intercalent des scènes de
conflit direct (sc. 3, 5 et huit) entre Montserrat et Izquierdo. Le dénouement, dans les troisdernières scènes conduit à l'exécution de Montserrat, mort en " parla[nt] de la joie des autres »
(III, 11), car il pressent déjà le triomphe de la liberté du peuple vénézuélien et de son chef,
Bolivar.
L'EXPOSITION
Les premières scènes de la pièce présentent l'actualisation spatio-temporelle, ce qui permet
de situer l'intrigue à venir.La pièce s »ouvre " in medias res », avec le rappel de la réunion d' »hier soir », où
Izquierdo a " expos[é] ses plans à table, en présence de tous les convives du général. » (p. 11)
Le décor, avec la porte " ouvrant sur l'intérieur du palais », illustre le pouvoir militaire qui pèse
sur le peuple vénézuélien, puisque tout est organisé autour du général espagnol Monteverde,
plusieurs fois mentionné : " Il va certainement passer par ici pour aller présenter son rapport à
Son Excellence », " Je vais chez le général ». La scène représente donc un lieu
intermédiaire, proche du pouvoir absolu de la monarchie espagnole sur le Vénézuéla.Toutes les fois qu'est mentionné le Vénézuela dans ces premières scènes, c'est pour évoquer
des massacres, tous plus horribles les uns que les autres, à Siquisèque, à Totulas, où ne restent
que des " charniers », des " décombres » après le passage des Espagnols. Est enfin
mentionnée la trahison qui a permis à Simon Bolivar d'échapper à ses poursuivants, alors qu'ils
avaient trouvé " la ferme où [...] Bolivar, malade, s'était réfugié ». Toute la pièce, en effet, est
fondée sur la recherche de Bolivar, avec deux possibilités : " ou bien Bolivar marche vers Puebla, rejoint ses partisans et s'efforce de les regrouper pour nous retomber dessus. Ou bien il descend vers la côte et s'embarque pour Curaçao, où il retrouve ses chers amis anglais, sesoigne et oublie peut-être ses singes-soldats et ses projets de fou. » Or cette alternative est
précisément ce qui rend encore plus terrible le dilemme de Montserrat, puisqu'il doit choisir en
ignorant les intentions du chef révolutionnaire. L'exposition est donc déterminante pour la suite de l'intrigue, à laquelle elle donne le ton. De même, l'exposition informe le lecteur des faits passés, à la fois faitsd'armes et combats sur le sol vénézuélien, succès dont l'armée tire gloire, et itinéraire du
personnage d'Izquierdo, qui permet de mieux comprendre sa personnalité : " un ouragan ! unetornade ! », ainsi le décrit Moralès, et l'anecdote rapportée par Antonanzas (p. 14) renforce
l'image d'un homme capable, par " passion », d'aller jusqu'à la " démence ». De plus, le récit de
la trahison met en place une tension temporelle, qui annonce celle qui règnera pendanttoute la pièce. Tout s'est, en effet, passé très vite, depuis la réunion de l'état-major, l'arrivée »à
l'aube » à la ferme pour découvrir que Bolivar avait disparu, prévenu donc " au milieu de la nuit »
; celui-ci n'a alors plus qu'une solution, rester " caché quelque part tant qu'il fera jour » pour
" fuir[...] de nouveau à la nuit ». Tout devra donc se résoudre en 24 heures, comme il est de
mise dans les tragédies classiques.Parallèlement, l'exposition crée un horizon d'attente, puisqu'Izquierdo annonce, dès la scène
2, sa connaissance du traître, sans pour autant dévoiler son nom, tandis que le Père Coronil
annonce, pour sa part, à Montserrat son départ " pour Cadix ». Le lecteur a alors compris qui est
le traître, toute la question restant de savoir s'il pourra échapper à la " rage » d'Izquierdo...
Le héros : Montserrat
À part son âge, vingt-huit ans, et son grade, " officier » dans l'armée espagnole qui, en 1812,
tente de réprimer la révolution vénézuélienne dirigée par Bolivar, Roblès ne nous livre aucune
information sur le physique ou les origines familiales de son héros éponyme. Ce n'est, en effet,
pas sa personne qui est importante, mais ce qu'il symbolise : celui qui trahit sa patrie au nom des valeurs en lesquelles il croit, celui qui accepte de mourir pour ces valeurs.Pourquoi est-il devenu un " traître » et le revendique-t-il avec force : " Je suis un traître dans
ce camp, je l'avoue. Et c'est parce que je suis un homme. Parce que j'ai des sentiments d'homme ! Que je ne suis pas une machine à tuer, une machine aveugle et cruelle !... » ?En fait, il est engagé, malgré lui, dans un " destin » historique qui lui répugne : mater la
révolte des Vénézuéliens pour leur indépendance. Ce devoir patriotique lui paraît, en effet,
reposer sur une contradiction fondamentale : le peuple espagnol, qui a lutté pour sa liberté face
aux troupes napoléoniennes qui occupaient l'Espagne, est celui-là même qui veut maintenir le
peuple vénézuélien " dans un noir esclavage " et se livre à d'immondes " massacres » !
Montserrat réclame ainsi une égalité de droit entre tous les peuples. De ce fait, il refuse le
racisme sur lequel repose le comportement des Espagnols, et qui ressort des propos
d'Izquierdo : " Et crois-tu vraiment que ce soit si important, la liberté, pour quelques millionsd'Indiens à demi-abrutis et de Nègres pouilleux ? Pour ce qu'ils en feraient de leur liberté ? »
Nous reconnaissons là l'argument qui a toujours soutenu toutes les politiques coloniales, et queréfute précisément Montserrat, tout comme il refuse la justification religieuse qu'invoque le Père
Coronil : " Pourquoi t'apitoyer sur ces misérables, puisque, à travers eux, c'est le Mal qu'on atteint et qu'on tue. L'odeur horrible de leurs cadavres n'est que la puanteur du Maudit ». Nousretrouvons ici l'ancien débat sur " l'âme » que posséderaient - ou non - les peuples indigènes...
et, pour le héros, un tel débat n'a pas lieu d'être, car tout être humain est une " créature » de
Dieu, qui ne peut donc qu'accorder une égale valeur à tous les hommes. Un triple sentiment d' " honneur » guide donc Montserrat :ile sien propre : il refuse de s'abaisser au niveau de l'animal en se livrant, comme ses compatriotes
soldats, à ses instincts primaires, en tuant, en violant...icelui de son pays, dont il juge qu'une telle attitude l'avilit : il souhaite, par son refus, montrer qu'il
existe encore, en Espagne, des hommes pour refuser d'obéir à des ordres indignes.icelui de l'homme en général car il s'agit, pour lui, de plaider pour sa grandeur, quelles que soient
ses origines et les circonstances historiques, et de se battre pour préserver sa dignité : " Il s'agit de
rendre à ces misérables leur dignité de créatures de Dieu ! » Cet homme ordinaire devient un héros en raison du terrible dilemme auquel il va se trouverconfronté : il doit choisir entre sauver la vie de Bolivar, libérateur potentiel du peuple vénézuélien en
gardant le silence sur sa cachette, et voir alors périr six otages " innocents », ou parler pour les rendre à
leurs familles...Sa conscience ne peut qu'être déchirée car, dans les deux cas, la vie humaine est en jeu, d'un côté celle
de six êtres en chair et en os, enfermés avec lui dans cette salle, de l'autre celle des milliers de
Vénézuéliens promis aux massacres et aux violences. Et pour l'aider dans ce choix terrible, il n'a même pas
la certitude que Bolivar va véritablement agir pour sauver son peuple, car, malade, celui-ci pourrait tout
aussi bien choisir l'exil... Il lui faut donc choisir entre des principes, ceux de liberté, d'égalité,
d'affirmation de la dignité humaine, et des otages bien réels, qui lui crient leur désespoir et leur haine !
Sa souffrance est terrible, car Montserrat n'est pas un théoricien insensible, il est profondément ému par
les lamentations des otages, par la douleur de " la mère », qui manque de lui faire avouer la cachette de
Bolivar, par la jeunesse de Ricardo, en faveur duquel il tente de fléchir Izquierdo, en vain. Mais il choisit
de ne pas céder à cette douleur, pour faire triompher un sentiment plus fort, l'espoir : " Tout ce pays
est enfoncé dans l'horreur. Une nuit épaisse s'est abattue sur lui avec notre domination. Il pleut, dans cette
nuit, tant de sang et tant de larmes que, pour le seul espoir de voir se lever le jour, on pouvait, comme moi,
se durcir le coeur, étouffer son âme, piétiner sa conscience. » C'est d'ailleurs ainsi qu'il partira à la mort,
enflammé par cet espoir : " Non ! Tout commence ! », clame-t-il à Izquierdo alors qu'il imagine l'entrée
triomphale de Bolivar, libérateur de son peuple.Toutes ces caractéristiques font de Montserrat l'archétype du martyr, du héros qui se sacrifie pour le
bonheur d'un peuple. Mais sa mort entraîne celle de six êtres innocents...Portrait d'un otage : le comédien
Ce personnage, nommé par sa fonction, " le Comédien », et non par son nom, Juan SalcedoAlvarez, apparaît à trois reprises dans la pièce : à l'acte I, scène 9, il entre en scène avec les
autres otages, puis à l'acte II, scène 1, il intervient face à Montserrat pour tenter de le faire céder
au chantage, enfin à l'acte III, scène 2, il est contraint par Izquierdo à une douloureuse mise en
abyme. Il doit, en effet, jouer, non plus le rôle emprunté d'Ascasio, héros qui s'apprête à mourir
noblement, mais son propre rôle de condamné à mort.Dès son entrée en scène, il rappelle avec fierté sa fonction de " comédien », et se glorifie du
jugement louangeur d'Izquierdo : " quel beau métier que le tien ! » Mais déjà cette présentation
crée une ambiguïté. D'où naît cette gloire ? De sa propre valeur en tant que comédien ? Ou bien
de la beauté du rôle qu'il interprète ?L'ARGUMENTATION D'UN OTAGE
Son rôle en tant qu'otage dans l'intrigue va être double. D'une part, il représente l'absurdité même du choix des otages, puisque lui-même est Espagnol, donc dans le camp des occupants. En quoi sa mort aurait-elle alors un sens ? Pourquoi Izquierdo, Espagnol, voudrait-il condamner un Espagnol ? Sa protestation d'innocenceest donc un leitmotiv tout au long de la pièce : " Je n'ai rien fait ! Et je suis Espagnol [...]. On peut
vérifier. Et je n'ai jamais conspiré. », " Je ne veux pas être condamné pour une cause qui n'est
pas la mienne ». Sa maîtrise du langage, d'autre part, lui permet d'user de son talent pour tenter de fairefléchir Montserrat. Il sait, en effet, jouer sur la sensibilité de son public, par exemple en brossant
un portrait pathétique de celle qui est la plus susceptible d'attendrir le héros, la mère et ses
enfants (pp. 65-66). Il est ainsi celui qui pose le mieux les termes du dilemme : " Si tu choisis desauver Bolivar, tu assassines six innocents ». Son argumentation fait même intervenir Bolivar, en
imaginant que celui-ci " se livrerait » s'il était au courant d'un tel chantage... Sa dernière tentative
est l'appel à la religion lancé au Père Coronil : " On bafoue le Seigneur, ici, en jouant avec six
vies humaines ! [...] ce droit qu'il prend sur nous n'appartient qu'à Dieu ! » Comme il n'a alors plus
rien à perdre, son accusation est directe, et violente : " En persistant à aider les desseins de cet
homme, vous vous faites comlice, mon Père, d'un crime sans nom contre les hommes et contre Dieu ». De tous les otages, c'est donc celui qui va le plus loin dans l'argumentation et dans le blâme.LA MISE EN ABYME
Mais l'introduction de ce personnage offre aussi à Roblès le moyen d'uneréflexion sur le théâtre, dont il met en valeur l'écart par rapport à la vie réelle.
Izquierdo, en effet, rappelle la grandeur du rôle qu'il jouait, celui d'Ascasio, un héros qui" mourait avec beaucoup de noblesse », en " s'efforç[ant] de pardonner sincèrement » à ses
bourreaux, afin de rester digne du Christ et de son sacrifice.Mais, à la scène 3 de l'acte II, devant déclamer cette tirade alors même qu'il s'agit de sa propre
mort, il ne peut qu'adopter " un ton morne" , puis, à l'inverse de son rôle, il maudit Izquierdo et
Montserrat qui tiennent sa vie entre ses mains [ cf. lecture analytique du texte dans
les "articles" ]. A la fin de la scène, il perd toute dignité et ne peut plus que gémir et supplier
: " Je ne veux pas qu'on me tue ! Mon Père ! Par pitié ! » Pourtant, lorsque le Père Coronil vient annoncer sa mort à Izquierdo, à la scène 4, nousapprenons qu' »il est mort avec beaucoup de noblesse, très calme, et comme rasséréné »...
Ainsi cette mort comble le décalage précédemment observé, et vient montrer au lecteurque le théâtre et la vie peuvent se rejoindre. N'est-ce pas d'ailleurs le but même du théâtre
aux yeux Roblès, un théâtre engagé qui pose les grands débats auxquels est confronté l'homme
inscrit dans l'Histoire ?Tragique et condition humaine
LE TRAGIQUE
La pièce s'inscrit dans le registre tragique, car, comme cela est de règle dans la tragédie, elle
représente une situation de crise qui met en scène des personnages hors du commun par leur puissance et leurs passions, poussées à l'extrême. Ils iront jusqu'au bout de leur destin, le plus souvent la mort, la leur, qui peut en entraîner d'autres. La tension naît ici du dilemme imposé par Izquierdo à Monteserrat, mais aussi de la personnalité de ces deux personnages, tous deux animés de sentimentsexacerbés et de principes auxquels ils ne veulent pas renoncer. Comme à l'époque classique, le
tragique est renforcé par le respect des unités de lieu, un étouffant huis clos dans une salle
sinistre, et de temps : " Dans une heure, si tu n'as pas dénoncé l'endroit précis où se cache
Bolivar, ils seront fusillés ! »
Enfin Roblès se souvient de la définition du tragique par le philosophe grec, Aristote, expliquant qu'il s'agit de susciter la pitié et la terreur chez le public. Nous ne pouvons que prendre en pitié ces malheureux otages qui luttent, en vain, pourdéfendre leur existence, et leur bonheur, parfois même la vie de leurs enfants comme la Mère :
" Est-ce qu'un coeur d'homme peut rester glacé devant le désespoir d'une mère ? d'une mère qui
va mourir en sachant qu'on va laisser ses enfants abandonnés à une agonie effroyable ? » Comment ne pas plaindre aussi le héros, qu'Izquierdo torture ainsi savamment : " Et moi, je teplains. Je te plains de toute mon âme, car ton épreuve sera dure, très très dure ». Là où la
réplique d'Izquierdo est " ironique », le public, lui, ne peut que partager l'angoisse de Montserrat.
Mais c'est aussi la terreur que nous éprouvons devant le comportement d'Izquierdo,véritablement sadique, ou devant ce religieux, le Père Coronil, qui ne pense qu'à exterminer le
" Damné » en faisant périr les indigènes, enfin à l'idée du sort terrible qui attend Elena ou les
deux jeunes enfants de la Mère.Ajoutons à cela une caractéristique essentielle du registre tragique : le poids de la fatalité
qui écrase les personnages. Dans la tragédie, à ses origines, c'étaient les dieux qui écrasaient
les humains de leur toute-puissance. Chez Roblès, dans le monde qu'il met en scène, leshommes se sont substitués aux dieux : " Faire mourir des milliers de créatures que Dieu a sorties
du néant et qu'il se réserve de rejeter au néant, c'est presque égaler Dieu. C'est, en tout cas, lui
faire concurrence. » Mais, si Izquierdo agit ainsi, c'est " pour sauvegarder ici les intérêts de Sa
Majesté », son pouvoir s'inscrit donc dans le cours de l'Histoire. Telle est donc la nouvelle forme
du " destin » que dépeint Roblès : le poids de l'Histoire qui écrase chacun, les bourreaux
comme les victimes, à tour de rôle. Dans cette perspective, nous comprenons mieux le doublesens de la réponse d'Izquierdo au Marchand qui proteste que " tout ceci ne [les] concerne pas » :
" C'est bien là votre erreur. Vous êtes liés à tout ceci. » Certes, ils y sont liés, puisqu'ils ont pour
rôle de faire avouer à Montserrat la cachette de Bolivar, mais ils y sont surtout liés, car tout
homme appartient à un camp dans l'Histoire, qu'il le veuille ou non, celui des vaincus ou celui des
vainqueurs. Ici les six otages sont donc " coupables... d'innocence », car nul ne peut réellement
se dire " innocent » !LA CONDITION HUMAINE
Roblès développe, en effet, une conception de la condition humaine fort pessimiste, malgrél'espoir qu'il prête à son héros. En cela, il se rapproche de son contemporain, Albert Camus,
dont nous retrouvons les bases philosophiques dans cette pièce, à commencer par la conscience de l'Absurde, que Camus a développée dans Le Mythe de Sisyphe. Le sentiment de l'Absurde est la prise de conscience du passage du temps, c'est-à-direque toute vie conduit irrémédiablement à la mort, que l'univers subsistera quand moi j'aurai
disparu. L'homme est donc seul face à l'angoisse de sa propre mort, dans un univers sans Dieuet qui le nie. Cela se perçoit très nettement dans l'argumentation d'Izquierdo face à Montserrat :
" Mais ne comprends-tu pas que tout finit devant ce mur, qu'il n'y a plus rien après ce mur et que,
s'il y a quelque chose, c'est l'éternelle indifférence des pierres, le silence infini des espaces ! »
Cette conception lui vient de la terrible expérience qu'il a vécue, enterré vivant à Sierra-Chavaniz,
alors que pendant " quatre jours et quatre nuits » il a eu le temps de voir approcher sa mort : " j'entends ces rires qui remplissaient le ciel vide ». La condition humaine est donc une solitude existentielle, car l'homme est d'abord un être qui devra affronter la mort : " Tu serasseul comme je l'ai été. Seul comme chacun des six otages de tout à l'heure ! Comme tous ceux
qui agonisent à cette même heure sur la terre entière ! » Qu'est-ce alors qu'une vie humaine ? Qu'est-ce qu'être un homme ? Pas grand chose, assurément... et nous comprenons mieux pourquoi la vie humaine a si peu d'importance auxyeux d'Izquierdo. C'est aussi cette peur face à la solitude de l'agonie qui le remplit d'une forme de
honte : infliger cette même honte aux autres est alors une façon de se rassurer, de se revaloriser
à ses propres yeux. Plus que d'une simple vengeance contre des ennemis qui l'ont ainsi humilié il
s'agit, en réalité, d'effacer sa propre peur en l'observant chez les autres. Il joue donc avec eux,
pour provoquer cette peur, et prend plaisir à mesurer leur lâcheté, celle du Marchand, parexemple, qui est prêt à vendre son épouse, qu'il déclarait pourtant aimer de tout son coeur, pour
échapper à la mort ! Il se réjouit aussi de mesurer la peur du Comédien, à l'opposé de la mort
digne et noble qu'il jouait au théâtre. Mais faut-il s'en tenir au constat de l'Absurde ? Camus répondait " non » et avançait unedeuxième étape, celle de la Révolte dans L'homme révolté, celle que représente aussi Roblès
à travers son héros, Montserrat. Un homme révolté est un homme qui dit " non », et qui, par
conséquent, proclame la valeur de la vie face à la mort. Il vit, pour donner, par ses actes, un
sens à sa vie, et c'est cette révolte qui le tire de sa solitude existentielle, comme le révèle la
dernière réplique d'Izquierdo à propos du héros sur le point de mourir : " il me parlait seulement
de la joie des autres ! » Mais la révolte individuelle ne suffit pas dans la pensée de Camus, elle doitconduire à un engagement : je me révolte, mais ma révolte devra conduire à la liberté de tous.
Si l'homme accepte de mourir, dans le mouvement de sa révolte, il montre la valeur de ce pour quoi il meurt, qui dépasse sa propre existence. Il en fait un droit au-dessus de sa valeurd'individu, une valeur commune à l'humanité, et c'est bien à cela que conduit la révolte de
Montserrat : " J'entends déjà les partisans de Puebla qui hurlent leur joie à l'entrée de Bolivar. Ils
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