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Savoirs en prisme • 2022 • n° 15

61Cet article est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons attribution?/ pas d'utilisation commerciale / partage dans les mêmes conditions 4.0 international. ISSN?: 2260-7838. http://savoirsenprisme.univ-reims.fr2aking 0ides (2001) d'I?ván Szabó :

la ?gure du musicien face au régime nazi

Jean Du Verger

ENSMM - Besançon

VALE - Sorbonne

R. Le lm Taking Sides () du cinéae hongrois Iván?Szabó e une adaptation de la pièce éponyme du dramaturge britannique d'origine sud-africaine Ronald?Harwood, qui en a signé lui-même l'adaptation cinématographique. Le lm raconte l'inruion du procès en dénazication du grand ef d'orere allemand L'inruion met néanmoins en lumière les contradiions d'un personnage contro versé et la complexité de la période. Szabó et Harwood proposent de présenter les faits aux eateurs an qu'ils puissent prendre parti en toute connaissance de cause. Notre étude tente de démontrer que le subtil entrelacs de la ion et de la réalité his torique et certains oix du scénarie et du cinéae vont inuencer le eateur en de ces oix, qu'ils soient d'ordre cinématographique ou hiorique, an de mieux les comprendre.

M- : Allemagne, art, musique, nazisme, politique, résianceSzabó's 2aking 0ides (2001): ?e Figure of the Musician in the Face of the Nazi Regime

A . Iván Szabó's lm Taking Sides () is an adaptation of the play orig- inally written in by South-African born playwright Ronald Harwood. Harwood wrote the lm's screenplay. It is based on the real-life inveigation of the great German Jean Du VergerTaking Sides (2001) d'István Szabó : la ?gure du musicien face au régime nazi La gure du musicien au cinéma - Partie 1Savoirs en prisme W 2022 W n° 15 6263
à l'in?ar du travail de l'hi?orien, à ?éculer sur les ?ssures et les zones d'ombre qui surgissent inévitablement au cours du travail de recon?itution hi?orique. Les documents hi?oriques (ar?ives cinématographiques, retranscription des minutes du procès...) utilisés au cours de l'écriture du scénario fon?ionnent comme autant de traces du passé qui nous confrontent à l'une des périodes les plus sombre de l'Hi?oire. Le ?lm invite les ?e?ateurs, à travers " le cas nazi et à évaluer sa part de re?onsabilité dans les dérives meurtrières du régime. Le doute persi?e sur la manière dont les événements passés nous sont relatés au risque, comme l'observe Klaus Lang, d'une le?ure faussée de l'hi?oire 2 . Il s'agit donc de prendre le ?lm pour ce qu'il e? : un objet de ??ion, qui nous o?re une

plongée dans le passé et nous invite à ré?é?ir au rôle et à la re?onsabilité du

musicien dans l'Allemagne nazie. Nous poserons tout d'abord le cadre hi?orique dans lequel se déroule l'a?ion du ?lm. Puis, nous ausculterons les confrontations entre Wilhelm la complexité de la situation et soulignent les contradi?ions du

Dirigent

. Enn, nous porterons notre analyse sur la manière dont Harwood et Szabó envisagent le rôle du musicien et de la musique comme moyen d'opposition et de résiance au régime hitlérien

Prolégomènes

Le lm reconitue l'inruion du procès en dénazication du célèbre ef d'Arthur?Nikis (- ) à la tête de l'Orere philharmonique de Berlin, maero italien Arturo Toscanini, comme le plus grand ef d'orere de sa génération. Dans le lm, au cours de l'ins truion, le personnage if du major Steve?Arnold va progressivement mettre au jour une réalité bien plus trouble sur le rôle du musicien dans l'Allemagne nazie. C'e cette réalité qu'Harwood a voulu explorer et mieux cerner?: "?mon intention fut de mettre l'accent sur un dilemme qui semble faire horriblement symbolise selon moi ce dilemme?»

Lors de l'arrivée d'Hitler au pouvoir en

sa carrière artiique et musicale. Depuis , il e à la tête de l'un des plus 2 ?(b)?: x-xi, notre traduion. versial gure who is viewed by some as "?the Devil's Music Maer?» and by others as a gure of the resiance. e lm dwells on the political role of the musician under the Nazi regime. e inquiry sheds light on the araer's inner contradiions and complexity as well as on the tangled period during whi the events under scrutiny occurred. Szabó and Harwood present the viewers with the "?objeive?» hiorical fas so they can take sides with full knowledge of the evidence. is paper will attempt to demonrate the impossibility of su a allenge for both lm direor and screen writer to present the audience with a lm they claim refuses to take sides. e hiori cal fas dilayed in the play are open to interpretation whi, considering the period, is not surprising. Moreover, the lm's editing and the oice of aors throw into sharp relief the way in whi, deite their claims, Szabó and Harwood are aually taking and Harwood made those oices. Le lm Taking Sides () d'Iván Szabó e une adaptation de la pièce éponyme du dramaturge Ronald Harwood écrite et montée en au Minerva eatre de Chieer avec une mise en scène de Harold Pinter. Le lm de Szabó, dont Harwood signe le scénario, met en scène la confrontation d'un petit enquêteur d'assurances, peu cultivé, invei des pouvoirs du vainqueur, avec

épuisé

par la guerre, qui e du côté des vaincus sans avoir jamais été nazi, mais à qui l'on reproera de n'avoir pas quitté l'Allemagne. Tout en semblant reeer la vérité hiorique, le lm propose une réexion philosophique et politique sur l'art comme forme possible de résiance au totalitarisme. La gure controver- sée du

Dirigent

ainsi que sa personnalité complexe et pétrie de contradiions et d'ambiguïtés (Allen, ?: ) posent avec acuité la queion du atut et du rôle du musicien au sein du régime national-socialie dont les idées allaient à l'en contre de celles de l'art et de la civilisation. Notre analyse du lm veut mettre en lumière le rôle du musicien pris au piège de la maine de propagande nazie et l'inextricable dilemme moral qui en résulte. Notre étude erera également à nous éclairer sur les oix scénariiques d'Harwood et de Szabó an d'en mieux appréhender le sens. À l'inar de la pièce, le lm de Szabó interroge le eateur sur la queion repose sur un savant entrelacs d'événements hioriques réels et ifs. Cet enevêtrement subtil permet au cinéae et au scénarie d'interpréter et de manipuler la réalité hiorique. Le travail du dramaturge et du cinéae consie, 1

Le ?ef d'or?e?re e?, au cinéma, une ?gure éminemment politique. Les rapports di?ciles du ?ef et de son or?e?re dans le ?lm de Federico Fellini Prova d"orera (Répétition d"orere,

) conituent une métaphore de la société moderne dissonante, dans laquelle aque musi-cien ere le bon accord an de composer avec les autres. Dans le lm d'Andrzej Wajda Dyrygent (Le ef d"orere,

), le cinéae polonais s'intéresse à la manière dont un indi-vidu ere à exercer l'autorité que lui donne sa fonion. Il montre également les liens qui exient, dans la Pologne communie, entre le ef d'orere et les membres de la classe dirigeante.

Jean Du VergerTaking Sides (2001) d'István Szabó : la ?gure du musicien face au régime nazi La gure du musicien au cinéma - Partie 1Savoirs en prisme W 2022 W n° 15 6465
de lettres et de télégrammes le félicitant pour sa prise de position. Il continuera d'ailleurs à inviter des musiciens juifs 9 , qui déclineront ses invitations. Le passé recomposé: de la scène à l"écran La pièce a beau proposer une reconitution hiorique relativement , celle-ci demeure un myère pour les hioriens. Lorsque Harwood écrit la pièce, il fait entreprendre des reeres sur les interrogatoires de l'inruion et, à sa grande surprise, il ne trouve aucun document ociel portant trace ou faisant mention de cette partie de la procédure . Cette faille dans les arives de l'Hioire va permettre années tragiques du nazisme. An de reconituer cette inruion, Harwood eeue des reeres sur le contexte hiorique de la période et procède à un savant collage des minutes de l'audience du procès du ef d'orere allemand qui eut lieu en décembre devant la commission de dénazication à Berlin. Le lm relate l'inruion "?à arge?» menée par les autorités américaines au titre de la loi n o ? Zur Befreiung von Nationalsozialismus und Militarismus, qui devait "?purger?» l'Allemagne. Les quatre puissances d'occupation avaient néanmoins des opinions divergentes concernant la "?régénération culturelle?» (Roncigli, ?: ) du pays. Les Américains rent preuve d'un zèle dans le processus de dénazication qui interroge encore aujourd'hui, notamment si l'on pense aux Ratlines ou à l'opération Paperclip . En mettant en scène l'inruion notre perception de ces mêmes faits. Le lm démontre que ceux-ci sont sujets à interprétation mais également à manipulation. Sans toutefois remettre en cause la sincérité du réalisateur et du scénarie, il nous semble que ces derniers ont fait des oix qui pèseront sur le jugement des eateurs. C'e également cette queion de l'interprétation des faits et des événements hioriques qui oppose, dans le lm, le personnage du jeune lieutenant David?Wills et son supérieur le commandant Steve?Arnold , montrant toute la diculté qu'il y a à établir la vérité. 9

" Peu de temps après l'incendie du Rei??ag, il invita S?nabel, Huberman et moi-même en tant que soli?es invités par le Philharmonique de Berlin. Nous refusâmes tous trois [son invi-tation] », (" Shortly a?er the Rei02ag re, he had invited S0nabel, Huberman and myself to appear as soloi2s with the Berlin Philharmonic. All three of us refused?», [Menuhin,

célèbres oreres du monde, l'Orere philharmonique de Berlin. Si un certain nombre de musiciens et efs d'orere se sont compromis avec le régime pour favoriser leur carrière, par opportunisme ou bien par convic tion

Toscanini

, profondément convaincu que la musique et l'art étaient aux antipo des de la politique et il se trouva rapidement en bute aux manœuvres et ten tatives de le rallier. En eet, Joseph Goebbels avait compris très tôt l'ecacité de la musique comme inrument de propagande. Les nombreuses références à la musique qui parsèment son unique et fort médiocre roman,

Mi0ael. Ein

), en sont une sinire illuration. Les nazis politisèrent l'art à outrance, Goebbels allant même jusqu'à comparer l'homme politique à un artie (Goebbels, ?: ). Néanmoins -?et ce n'e pas le moindre des paradoxes du régime national-socialie?-, Hitler et Goebbels étaient convaincus que les arties étaient, de par leur tempérament, apolitiques. Il faut néanmoins nuancer cette idée puisque la réalité des rapports entre les musiciens allemands et la politique fut, sous la république de Weimar, relati vement complexe et la musique se trouvait déjà au centre d'enjeux politiques importants. Contrairement à un grand nombre d'arties et d'intelleuels allemands, ée très tôt par ses détraeurs, dont l'

écrivain exilé omas?Mann, mais éga-

lement par ses pairs Arturo?Toscanini -?qui était un antifascie convaincu?- et se retrouva au centre des luttes inteines incessantes qui caraérisèrent le régime. Il fut placé sous l'autorité des deux hommes les plus puissants du l'opéra d'État de Berlin, et Joseph?Goebbels, minire de l'

éducation populaire

et de la propagande, qui avait la haute main sur le Philharmonique de Berlin. régime, il fut également le jouet de leur lutte permanente. Son attitude séditieuse lui vaudra d' être surveillé très tôt par la Geapo et, dès , Heinri?Himmler a en sa possession un dossier important sur le

Dirigent

. En eet, dès le début intention de renvoyer les musiciens juifs de l'orere. Il écrivit d'ailleurs une lettre ouverte à Goebbels à ce sujet. Dans cette lettre, publiée le ?avril dans politique artiique et raciale du régime?: "?cette attaque e dirigée contre les vrais arties, et ce n'e pas dans l'intérêt de la culture?» . Il reçut des centaines 5 ?: , notre traduion. Jean Du VergerTaking Sides (2001) d'István Szabó : la ?gure du musicien face au régime nazi La gure du musicien au cinéma - Partie 1Savoirs en prisme W 2022 W n° 15 6667
tation e? un a?e? sur lequel insi?e Szabó 14 . Cette confrontation e? rendue d'autant plus crédible par la performance des a?eurs. Skarsgård e? un a?eur de théâtre ; quant à Keitel, il e? issu de l'A?or's Studio et possède un jeu qu'on peut quali?er d'in?in?if et brutal. Cette opposition de ?yle contribue à la puissance de certaines scènes sur lesquelles nous reviendrons.

Dès le début du ?lm, une voix

o commente une scène de liesse populaire pendant laquelle la foule acclame le Führer?: Regardez-les. Hommes, femmes et enfants. Bon sang, qu'e-ce qu'ils l'aimaient. Vous comprenez Steve, Adolf Hitler a toué quelque ose de profond, de profondément ancré, de sauvage et de barbare. Cela ne diaraîtra pas en un clin d'œil. Cela doit être extirpé Les images du lm de propagande de Leni Riefenahl sont détournées de leur but originel pour montrer la reonsabilité colleive du peuple allemand. Cette scène illure la nature polysémique des images mais elle pose également la queion de l'interprétation des faits hioriques. La manière dont les images s'insèrent dans le montage du lm queionne le eateur. La voix o e celle du général Wallace qui s'adresse à Arnold et ses paroles sont sans ambiguïté savez ce que je pense?? Je pense qu'ils étaient tous nazis?» . Cela contribue à créer une atmohère de malaise qui va pousser le eateur à prendre parti?: C'e un grand ef, un artie doué. Mais nous sommes convain cus qu'il a vendu son âme au diable. Votre priorité à partir de maintenant c'e de le relier au parti nazi. Prouvez que Wilhelm L' arge?: Arnold parle "?[d']enquête criminelle?» (Harwood, ?: -) Par ailleurs, les images provenant du lm d'Alain Resnais

Nuit et Brouillard rap-

pellent l'horreur de l'Holocaue et la voix o du lm de propagande de Capra, qui met en garde les soldats occupant l'Allemagne vaincue, souligne la méance L'aion de la pièce se déroule dans le bureau du major Arnold, qui e pré senté dans les didascalies comme un îlot au milieu des décombres de Berlin (Harwood, (a)?: n.p.), de février à avril . Cette unité de lieu contribue à l'atmohère étouante de l'inruion. L'aion du lm, en revane, se déroule dans plusieurs lieux, variant les prises de vue en extérieur et en intérieur, et donne la possibilité au réalisateur de montrer le temps tragique déployé en alter- nance du jour et de la nuit. Cela permet au eateur à la fois de mieux appré hender la situation à l'époque et de mieux percevoir les moments de tension. Par ailleurs, l'insertion d'images d'arives, qui proviennent du

Triomphe de la

volonté ( ) de Leni?Riefenahl et de Nuit et Brouillard ( ) d'Alain?Resnais, ainsi que du lm de propagande américain réalisé par Frank?Capra en Your

Job in Germany

, donne à voir les événements auxquels il n'e fait qu'allusion dans la pièce et renvoie aux réalités et enjeux hioriques qui sont au cœur du lm. Images éloquentes qui montrent l'aberration de la politique raciale nazie, que Reinhard?Heydri lui-même qualiera de "?logique de l'absurde?» (Paillard et Rougerie, ?: ). Le lm e ainsi parsemé d'images d'arives, qui sont des témoignages et des traces du passé. Ces images rappellent au public les atro cités nazies et suscitent l' émotion des personnages, mais également des ec- tateurs, et viennent hanter l' erit et les nuits du commandant Arnold. Ces images, ainsi que les bandes-son qui ponuent le lm, sont une représentation de l'hioire qui vient s'insérer dans la diégèse en plaçant le récit ionnel au cœur de la réalité hiorique. Szabó joue de manière très subtile avec ce que Jaimie?Baron appelle l'eet arive ("?the arive ee?», Baron, ?: En eet, en s'appuyant sur les arives lmiques et sonores, le réalisateur hon grois souligne la rupture entre le passé et le présent et met à nouveau en lumière toute la diculté qu'il y a pour le réalisateur, mais également pour l'hiorien, à reconituer et rendre le passé.

Confrontation entre l'ancien et le nouveau monde

Son culte pour la patrie et la musique allemandes e à l'origine de la . Il considérait le rôle de

Dirigent

comme un intermédiaire entre la musique et le public. À l'inar de la pièce, le lm dévoile peu à peu à travers la confrontation par Harvey?Keitel, ce rôle, souvent peu connu à l'époque par le grand public, du ef d'orere. Les interrogatoires successifs, qui conituent la trame princi pale du lm, donnent lieu à une confrontation entre deux personnages qui sym bolisent des visions opposées du monde. L'ae irréconciliable de la confron Jean Du VergerTaking Sides (2001) d'István Szabó : la ?gure du musicien face au régime nazi La gure du musicien au cinéma - Partie 1Savoirs en prisme W 2022 W n° 15 6869
battre de l'intérieur et non de l' extérieur » 20quotesdbs_dbs41.pdfusesText_41

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