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UNIVERSITE MONTESQUIEU - BORDEAUX IV

ECOLE

DOCTORALE DE DROIT (E.D. 41)

DOCTORAT

EN DROIT

Laetitia GUERLAIN

Droit et société au XIXe siècle.

Les leplaysiens et les sources du droit (1881-1914) Thèse dirigée par M. Bernard GALLINATO-CONTINO, professeur

à l"Université Montesquieu - Bordeaux IV

Soutenue le 9 décembre 2011

Jury :

M. Gérard AUBIN,

Professeur à l"Université Montesquieu - Bordeaux IV

M. Frédéric AUDREN,

Chargé de recherches au CNRS, Ecole de droit de Sciences-Po Paris

M. Christian CHENE,

Professeur à l"Université René Descartes-Paris V, rapporteur

M. Jean-Luc CORONEL DE BOISSEZON,

Professeur à l"Université Paul-Valéry Montpellier III, rapporteur

M. Bernard GALLINATO-CONTINO,

Professeur à l"Université Montesquieu - Bordeaux IV, directeur de thèse

M. Nader HAKIM,

Professeur à l"Université Montesquieu - Bordeaux IV 2 L'Université Montesquieu-Bordeaux IV n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans les thèses. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs. 3

Remerciements

Nous tenons, en premier lieu, à remercier l'ensemble des enseignants en histoire du droit de

l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, qui nous ont, chacun à leur manière, transmis leur passion pour

l'enseignement comme pour la recherche. Notre gratitude va en premier lieu au professeur Michel Vidal, qui a

guidé, avec tact et bienveillance, nos premiers pas dans la recherche. Nos remerciements s'adressent également

au professeur Nader Hakim : son cours d'histoire de la pensée juridique a constitué pour nous une véritable

épiphanie intellectuelle. Nos fréquents échanges nous ont, à maintes reprises, suggéré de nouvelles pistes de

réflexion. Nous tenons également à exprimer toute notre gratitude au professeur Gérard Aubin, qui nous a fait

l'honneur de nous confier les travaux dirigés de l'antenne de Périgueux, fief s'il en est des historiens du droit

bordelais. Enfin, nous souhaitons rendre un hommage particulier à notre directeur de thèse, le professeur

Bernard Gallinato-Contino, tant son humanité et sa cordialité auront marqué nos années de thèse. Il s'est révélé

un directeur de thèse disponible et toujours attentif. En outre, ses qualités d'enseignant, si appréciées de ses

étudiants, dont nous avons fait partie il y a fort longtemps, ont toujours constitué pour nous un modèle à

suivre. Nous souhaitons enfin le remercier de nous avoir permis de faire nos premières armes en tant que

chargée de travaux dirigés dans son équipe pédagogique.

Le travail de recherches, surtout sur un sujet national, ne saurait cependant resté confiné aux terres

bordelaises. Nous tenons à remercier le professeur Albert Rigaudière pour nous avoir ouvert les portes de la

prestigieuse bibliothèque de l'Institut de France. Nos remerciements s'adressent également à l'équipe des Etudes

sociales, et spécialement au professeur Antoine Savoye, pour son accueil bienveillant et l'intérêt porté à nos

travaux. Ces rencontres parisiennes nous ont révélé combien sont féconds le travail d'équipe et le partage des

découvertes scientifiques. C'est une leçon que nous n'oublions pas. Nous souhaitons, en outre, exprimer toute

notre gratitude à Frédéric Audren, pour son accueil parisien chaleureux. Il a guidé nos premiers pas hésitants

aux Archives nationales et au Musée social et nous a, indéniablement, donné " le goût de l'archive » et transmis

un intérêt certain pour l'interdisciplinarité. Nous lui devons beaucoup. Enfin, merci aux professeurs Christian

Chêne et Jean-Luc Coronel de Boissezon, pour avoir accepté de siéger dans notre jury, et de rapporter sur ce

travail.

Sur le plan personnel, les personnes à remercier sont nombreuses. Le soutien de l'entourage, familial et

amical, est précieux et décisif dans les moments de doute. A ce titre, nous avons la chance d'avoir pu compter

sur les encouragements constants de notre famille, ainsi que d'une cohorte d'amis plus dévoués les uns que les

autres : merci à tous ! Un clin d'oeil particulier à mes " amis mais néanmoins collègues » Anthony, Caroline,

Emmanuelle et Olivier. Enfin, merci à C., pour sa patience à toute épreuve. Ti tangu cara ! 4

SOMMAIRE

Remerciements ..................................................................................................................... 3

SOMMAIRE ......................................................................................................................... 4

TABLE DES ABREVIATIONS ........................................................................................... 6

INTRODUCTION ............................................................................................................... 8

Première partie Le fondement leplaysien du droit : " l'esprit social » .............................. 32

Titre premier Une réaction contre l'esprit classique des juristes ...................................... 33

Chapitre premier Les sources historiques de l'esprit classique : une relecture leplaysienne de l'histoire ........... 34

Section première La construction historique du jacobinisme politique .................................... 35

Section seconde La construction historique de l'individualisme juridique ............................... 71

Chapitre second Les manifestations contemporaines de l'esprit classique : la critique leplaysienne du droit et des

institutions republicaines ............................................................................................................................. 94

Section première Le procès du droit public français .................................................................... 95

Section seconde La réprobation du droit privé français ............................................................ 129

Titre second Le gage d'un renouveau de la science juridique ........................................ 154

Chapitre premier La méthode sociale leplaysienne au service des juristes ..................................................... 156

Section première Les mutations de la méthode d'observation ................................................. 158

Section seconde Les services de la méthode d'observation ...................................................... 181

Chapitre second La diffusion de l'esprit social leplaysien dans le droit ........................................................ 224

Section première Une diffusion matérielle : faire l'éducation des juristes .............................. 225

Section seconde Une diffusion culturelle : la nouvelle mission de la doctrine ....................... 253

Seconde partie Les usages leplaysiens du droit : l'instrumentalisation des sources

formelles ............................................................................................................................ 278

Titre premier Esquiver la loi : la précellence des sources du droit extra-législatives ..... 279

Chapitre premier Le règne du droit spontané : la restauration des coutumes .............................................. 280

Section première Les procédés de restauration des coutumes ................................................ 281

Section seconde L'abandon progressif du recours au droit coutumier .................................. 302

Chapitre second La majesté de la conscience : l'alternative jurisprudentielle ................................................ 325

5

Section première Une alternative fondée sur la mission sociale du juge ................................. 326

Section seconde Une alternative subordonnée à la réforme de l'organisation judiciaire ...... 346

Titre second Dompter la loi : la mesure de l'action législative ....................................... 366

Chapitre premier Les conditions d'un interventionnisme acceptable ............................................................ 367

Section première Le maintien du principe de subsidiarité ........................................................ 368

Section seconde La volonté de rationaliser la décision politique ............................................. 403

Chapitre second Les manifestations d'un interventionnisme modéré ............................................................ 420

Section première Les usages leplaysiens du parlementarisme................................................... 422

Section seconde L'influence intellectuelle des leplaysiens sur la loi ......................................... 459

CONCLUSION ................................................................................................................ 484

SOURCES ......................................................................................................................... 494

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................... 548

Annexe 1 - Schéma des publications leplaysiennes ......................................................... 595

Annexe 2 - Notices biographiques des principaux membres de l'Ecole de Le Play ...... 596

Index général .................................................................................................................... 629

Table des matières ............................................................................................................ 649

6

TABLE DES ABREVIATIONS

Ann. droit comm. - Annales de droit commercial

Ann. ELSP - Annales de l'Ecole libre des sciences politiques Ann. SEP - Annales de la Société d'économie politique

A.P.D. - Archives de philosophie du droit

Ass. cath. - Association catholique (L')

BEC - Bibliothèque de l'Ecole des chartes

Bull. SEL - Bulletin de la Société d'études législatives

Bull. SGP - Revue pénitentiaire et de droit pénal. Bulletin de la Société générale des prisons

Bull. SLC - Bulletin de la Société de législation comparée CDPS - Comité de défense et de progrès social

CLSS - Collège libre des sciences sociales

Corr. - Le Correspondant

ELSP - Ecole libre des sciences politiques

EPS - Ecole de la paix sociale

HBM - habitations à bon marché

Journ. Econ. - Journal des économistes

L'Econ. fr. - Economiste français (L')

QP - Questions pratiques de législation ouvrière et d'économie sociale RCID - Revue catholique des institutions et du droit RCLJ - Revue critique de législation et de jurisprudence

RDM - Revue des deux mondes

RDP - Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger

REP - Revue d'économie politique

RGD - Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l'étranger

RHD - Nouvelle revue historique de droit français et étranger

RIE - Revue internationale de l'enseignement

R.P. - représentation proportionnelle

RMM - Revue de métaphysique et de morale

RS - Réforme sociale

7

RTD Civ. - Revue trimestrielle de droit civil

SAF - Société des agriculteurs de France

SEL - Société d'études législatives

SES - Société d'économie sociale

SFHBM - Société française des habitations à bon marché

SGP - Société générale des prisons

SIEPES - Société internationale des études pratiques d'économie sociale SISS - Société internationale de science sociale

SLC - Société de législation comparée

SS - Science sociale

SSS - Société de science sociale

UPS - Unions de la paix sociale

8

INTRODUCTION

" Le thème de l'émergence du droit [...] a le mérite de conjuguer des questions de philosophie du droit, de

science politique et de sociologie juridique mais de telle façon qu'aucune de ces disciplines ne puisse finalement

répondre : elles servent seulement à poser la question, la réponse appartient à l'historien »

1 Est-il un chercheur qui, au cours de ses travaux sur la Troisième République, n'ait pas

rencontré, au hasard de ses lectures, l'Ecole de Le Play ? Cette dernière intrigue tout autant

qu'elle fascine. Inclassable, singulière, éclectique : elle ne se laisse pas aisément apprivoiser,

conséquence inévitable, sans doute, des nombreux paradoxes dont son fondateur, Frédéric Le

Play (1806-1882), fut prodigue. Nul besoin de revenir longuement sur la vie et l'oeuvre de cet " inventeur oublié »

2 de la sociologie, ingénieur de profession, impénitent voyageur, conseiller d'Etat

puis sénateur, que les historiens, après une longue période d'éclipse, ont redécouvert. Ce

phénomène de " mémoire sélective » a conduit à l'occultation, dans l'immédiat après-guerre, de

l'oeuvre pourtant imposante de Le Play. La science sociale leplaysienne est, à la Libération,

propulsée dans l' " " enfer » des sciences sociales », d'où elle ne s'extraiera que difficilement. Les

stéréotypes ont la vie longue ; et ceux qui accablent Le Play plus encore. Pour les sociologues

attentifs à la genèse de leur discipline, étudier Le Play ne pouvait que conduire la sociologie dans

une impasse, au regard des visées moralisatrices et réactionnaires de l'auteur des Ouvriers européens

(1855) et de La Réforme sociale en France (1864) 3. Ce sont précisément de tels poncifs que refusent deux sociologues, Antoine Savoye et

Bernard Kalaora, lorsque, au début des années 1980, ils exhument la science sociale leplaysienne

par le biais d'une série d'articles, repris dans leur maître-ouvrage, Les inventeurs oubliés (1989).

Choisissant d'étudier l'histoire de la sociologie à la périphérie du savoir institutionnalisé et des

champs académiques, leur cheminement les conduit au mouvement leplaysien

4. Ils plaident alors

1 ELLUL (J.), Le problème de l'émergence du droit, Annales de la faculté de droit, des sciences sociales et politiques et de la faculté des sciences économiques, n° 1, 1976, p.

5.

2 KALAORA (B.) et SAVOYE (A.), Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris,

Champ Vallon, 1989, 293 p.

3 Ibidem, p. 15-28.

4 SAVOYE (A.), Frédéric Le Play, dans DUBOIS (M.) (dir.), Sociologie de l'envers. Eléments pour une autre histoire de la

pensée sociologique, Paris, Ellipses, 1994, p. 19-39. 9

pour une approche décalée et plus complète de l'histoire des sciences sociales, au rebours de sociologues comme Andrée Michel, spécialiste de sociologie de la famille

5, ou Jean-René

Tréanton

6, qui s'emploient à marquer Le Play, sans souci de contextualisation, du sceau du

conservatisme, occultant le caractère novateur et la richesse de sa pensée sociologique. Jean-René

Tréanton, discutant l'ouvrage d'Emmanuel Todd sur les structures familiales

7, refusait de suivre

les conclusions de Catherine Bodard-Silver, qui, pour sa part, tentait de dissocier le Le Play

sociologue de la première édition des Ouvriers européens (1855) du Le Play doctrinaire, fondateur,

au lendemain de la douloureuse défaite de 1870, des Unions de la paix sociale

8. De telles attitudes

disent assez la réticence des sociologues à considérer Le Play comme l'un des leurs, refusant au

célèbre professeur à l'Ecole des Mines, dont la statue trône fièrement dans une discrète allée du

Jardin du Luxembourg, à Paris, l'entrée au panthéon des précurseurs de la sociologie.

Les raisons d'une telle occultation ont été retracées par Antoine Savoye et Bernard

Kalaora. Elles tiennent, d'une part, à l'originalité de la science sociale leplaysienne, qui apparaît en

rupture avec les sciences universitaires de son temps, par son obstination à refuser de dissocier

science et action, les résultats de la première devant nécessairement être réinvestis dans la

seconde

9. C'est là une posture épistémologique tranchant nettement avec la sociologie

durkheimienne, qui s'institutionnalise au même moment au sein de l'université, que précisément

les leplaysiens dédaignent, au profit de l'observation sur le terrain et de la pratique de l'économie

sociale

10. Le savoir tout théorique dispensé par le monde universitaire est trop éloigné de la

représentation que se font les leplaysiens du savoir cognitif dans ses liens avec le monde réel.

Cette position périphérique, qui voit les leplaysiens se séparer de l'université et de ses critères de

neutralité scientifique, se révèle cependant intenable, et favorise, à long terme, la disparition de la

référence à Le Play au sein des savoirs institués. Celui-ci incarne en effet une vision de la science

sociale contre laquelle les tenants du savoir institutionnalisé s'inscrivent en faux. Etudier Le Play,

en somme, c'est étudier ce qu'il ne faut pas faire. L'ingénieur fait d'autant plus figure de

5 Les cadres sociaux de la doctrine morale de Frédéric Le Play, Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXXIV-196, 1963, p. 47-68.

6 Faut-il exhumer Le Play ? ou les héritiers abusifs, Revue française de sociologie, XXV, 1984, p. 458-483.

7 La Troisième planète : structures familiales et systèmes idéologiques, Paris, Seuil, 1983, 251 p. Cet ouvrage fait suite à L'invention de la France : atlas anthropologique et historique, coécrit avec Hervé Le Bras en 1981. Les deux chercheurs s'appuyaient sur la taxinomie des familles dégagée par Le Play, pour démontrer que le facteur clé des phénomènes

sociologiques et historiques français réside dans les différentes structures de la famille.

8 Introduction, dans LE PLAY (F.), Frédéric Le Play on family, work and social change, Chicago, University of Chicago Press, 1982, p. 1-134.

9 SAVOYE (A.), Le rapport entre science et action chez Le Play et ses continuateurs (1855-1914), Vie sociale, n° 2-3,

1996, p. 9-17.

10 GUESLIN (A.), L'invention de l'économie sociale. Le XIXe siècle français, Paris, Economica, 1987, 340 p. et LEKEAL (F.), L'économie sociale : opacité d'un concept, Cahiers de l'Institut régional du travail, n° 12 (Histoire du contrat de travail),

2004, p. 109-118.

10

repoussoir intellectuel qu'il est, en général, grossièrement assimilé au courant contre-

révolutionnaire, par des personnes ne l'ayant pas vraiment lu. Or, lorsque s'installe la " République

radicale »

11, les affinités de Le Play avec l'idéologie de droite contribuent à isoler ses continuateurs

du monde universitaire, dominé par l'anticléricalisme

12. Si l'on ajoute à ces explications le chemin

emprunté par certaines personnalités du mouvement leplaysien, qui, partageant les orientations

corporatistes et régionalistes du maréchal Pétain, adhèrent au régime de Vichy, l'on comprend

mieux l'odeur de soufre entourant Le Play et ses émules

13, ignorés par l'historiographie de

l'immédiat après-guerre. Ce n'est qu'une quinzaine d'années après la Libération que Le Play fait l'objet d'une

première tentative de réhabilitation. Le sociologue américain Paul Lazarsfeld, venu enseigner à la

Sorbonne au début des années 1960, découvre, pour ses recherches sur la sociologie quantitative,

l'intérêt de Le Play. L'enjeu, pour lui, consiste à l'époque à redonner à la sociologie empirique ses

lettres de noblesse, en la réintégrant dans les cursus universitaires. Le sociologue anime, pour ce

faire, un séminaire de recherches aux côtés de Bernard Lécuyer

14, où l'histoire de la sociologie

leplaysienne figure en bonne place aux côtés de celle de Gabriel Tarde, par exemple. L'entreprise

de Lazarsfeld, cependant, fait long feu. Ses travaux ne suscitent guère d'écho parmi les

sociologues français, dans le cadre d'une université de plus en plus réceptive au marxisme.

Hormis Michel Dion

15 et Catherine Bodard-Silver16, qui suit Lazarsfeld outre-Atlantique, la

traversée du désert de Le Play et de ses disciples se poursuit en France. Malgré une première

partie intitulée " L'envers de l'histoire des sciences sociales », qui contient un chapitre consacré à

la méthode d'observation de Le Play, la Philosophie des sciences sociales

17, ouvrage majeur du

sociologue, ne convainc toujours pas les sociologues français. Quelques travaux commencent

toutefois à faire justice à Le Play. En 1970 paraît la première biographie de l'ingénieur, également

due à un anglo-saxon

18. Elle est suivie, deux ans plus tard, par une réévaluation de l'oeuvre du

11 REBERIOUX (M.), La République radicale ? 1898-1914, Paris, Seuil, 1975, 253 p.

12 KALAORA (B.) et SAVOYE (A.), Les inventeurs oubliés..., op. cit., p. 30 et p. 34-38.

13 Nous y reviendrons, infra, p. 491-492.

14 Celui-ci signe, en 1992, un article intitulé, de manière significative, Frédéric Le Play, fondateur de la " science

sociale » (Communications, n° 25, 1992, p. 39-51).

15 Science sociale et religion chez F. Le Play, Archives de sociologie des religions, n° 24, 1967, p. 83-104 et Sociologie et idéologie dominante dans l'oeuvre de F. Le Play et Durkheim, La Pensée, n° 158, août 1971, p. 55-68.

16 BODARD-SILVER (C.), A Contribution to the history of empirical social research in France : the study of the groupe " La

Science sociale », Bureau of Applied Social Research, Columbia University, 1967, 114 p.

17 Paris, Gallimard, 1970, 506 p.

18 BROOKE (M.-Z.), Le Play. Engineer and Social Scientist. The Life and Work of Frédéric Le Play, London, Longman,

1970, réed. New Brunswick (USA), Transaction Publishers, 1998, 193 p.

11 maître dans un ouvrage dirigé par Anthony Oberschall, élève de Lazarsfeld

19. C'est, l'année

suivante, un autre élève de Lazarsfeld, Terry Clark, qui signe une importante étude sur

l'institutionnalisation de la science sociale en France. L'ouvrage ménage d'importants

développements à Le Play et ses continuateurs, qui apparaissent au titre de " prophetic precursors »

20. Il est suivi, onze ans plus tard, par la traduction française de l'ouvrage de Robert Nisbet, La

tradition sociologique, initialement paru en 1966, qui qualifie Les Ouvriers européens de " première oeuvre de

sociologie scientifique du XIXe siècle » 21.
Ce n'est, cependant, qu'au début des années 1980 que les sociologues procèdent à une

sérieuse réévaluation de l'oeuvre de Le Play. Françoise Arnault publie quelques importantes

études

22, tirées de ses recherches doctorales. Sa thèse de sociologie, précisément, centre sa

démonstration sur les interactions entre la méthode de l'ingénieur et celle du sociologue, tout en

abordant avec une absence de parti-pris nouvelle certains aspects de la pensée politique de Le Play

23. En sus des ouvrages d'Emmanuel Todd et d'Hervé Le Bras, c'est, en outre, le sociologue

Antoine Savoye qui, dans la lignée de ses travaux universitaires consacrés à la sociologie

d'intervention

24, commence à attirer l'attention de ses collègues, plutôt circonspects25, sur le

mouvement leplaysien, par la parution de différentes études, parfois en collaboration avec

Bernard Kalaora

26. Cette collaboration se poursuit par la réédition des Ouvriers des deux mondes27,

recueil de monographies du maître et de ses disciples, par un ouvrage sur l'engagement sylvicole des leplaysiens

28, bientôt suivi par la parution, en 1989, des Inventeurs oubliés. La même année,

Antoine Savoye, seul cette fois, présente la réédition d'un texte de Le Play, La méthode sociale

29.

1989, décidément, est une année faste pour les études leplaysiennes. Antoine Savoye coordonne

en effet, dans la revue Sociétés. Revue des sciences humaines et sociales, un important dossier sur Le

19 GOLDFRANK (W.-L.), Reappraising Le Play, dans OBERSHALL (A.) (dir.), The Establishment of Empirical Sociology

: studies in Germany. Discontinuity and Institutionalization, New-York, Harper and Row, 1972, p. 130-150.

20 Prophets and Patrons : the French University and the Emergence of the Social Sciences, Cambridge, Harvard University Press,

1973, 282 p.

21 Paris, PUF, 2000, 2e éd., p. 85.

22 F. Le Play, de la métallurgie à la science sociale, Revue française de sociologie, XXV-3, 1984, p. 437-457 et Le Play en

1848 : trois récits, Le Mouvement social, n° 133, 1985, p. 35-52.

23 F. Le Play. De la métallurgie à la science sociale, Thèse Lettres [sociologie], Nantes, 1986, 402 p.

24 Genèse de la sociologie d'intervention, Thèse pour le doctorat de 3ème cycle de sociologie, Paris X, 1979, 264 p. et Les

débuts de la sociologie empirique : études socio-historiques, 1830-1930, Paris, Méridiens Klincksieck, 1994, 244 p.

25 KALAORA (B.) et SAVOYE (A.), Les inventeurs oubliés..., op. cit., p. 35-36.

26 SAVOYE (A.), Les continuateurs de Le Play au tournant du siècle, Revue française de sociologie, XXII-3, 1981, p. 315-344 et KALAORA (B.) et SAVOYE (A.), La mutation du mouvement leplaysien, Revue française de sociologie, XXVI-2,

1985, p. 257-276.

27 LE PLAY (F.) (dir.), Les Ouvriers des deux mondes, Paris, A l'enseigne de l'arbre verdoyant, 1983, 2e éd., 336 p.

Antoine Savoye et Bernard Kalaora en rédigent la postface.

28 La forêt pacifiée. Les forestiers de l'Ecole de Le Play, experts des sociétés pastorales, Paris, L'Harmattan, 1986, 132 p.

29 Présentation. Le Play et la méthode sociale, dans LE PLAY (F.), La méthode sociale, Paris, Méridiens Klincksieck,

1989, p. 7-61.

12 Play

30. Alain Chenu lui emboîte le pas, en rééditant la monographie centrale de L'Organisation de la

famille (1871), portant sur la famille des Mélouga 31.
Si les sociologues, pour des raisons d'institutionnalisation disciplinaire, ont longtemps

relégué Le Play et ses disciples dans les limbes de la sociologie, les historiens des lettres, pour leur

part, s'étaient montrés moins frileux. Jean-Baptiste Duroselle souligne, dès le début des années

1950, les liens de Le Play avec le catholicisme social

32. Moins d'une décennie plus tard, Jean-

Baptiste Rollet, dans un ouvrage fondateur consacré aux catholiques sociaux, tiré de sa thèse de

doctorat, évoque par le menu l'action de Le Play et de ses continuateurs

33. En 1966, c'est Roger-

Henri Guerrand qui met en lumière l'action pionnière des leplaysiens en matière de logement social

34. L'année suivante, la thèse de Jean-Marie Mayeur, consacrée à l'abbé Lemire, évoque

longuement Le Play et ses continuateurs

35. Enfin, en 1974, le politiste Patrick Daniel consacre un

mémoire, qui gagnerait à être publié tant il fourmille d'informations précieuses, à la postérité de la

pensée politique de Le Play

36. Du côté des géographes, la thèse de Vincent Berdoulay consacre

elle aussi quelques développements aux continuateurs du maître 37.
Au sein de cette redécouverte progressive de la vie et de l'oeuvre de Le Play, et, plus

tardivement, de son école, les juristes ont également joué un rôle non négligeable. Quelques

années avant qu'Antoine Savoye et Bernard Kalaora ne sèment, avec la parution des Inventeurs

oubliés, le germe du renouveau des études leplaysiennes, c'est un anthropologue du droit, Louis

Assier-Andrieu, qui, constatant que " c'est bien sur le terrain du droit que se livre ce combat présumé entre

l'oeuvre empirique des temps et la volonté rationnelle des légistes », s'avise le premier de l'enjeu

essentiellement juridique de l'oeuvre de Le Play

38. Poursuivant sa réflexion, il étoffe cette première

30 Il s'agit du n° 23, paru en mai 1989.

31 LE PLAY (F.), CHEYSSON (E.), BAYARD et BUTEL (F.), Les Mélouga. Une famille pyrénéenne au XIXe siècle, Paris,

Nathan, 1994, 240 p. Alain Chaunu rédige une postface intitulée " La famille-souche, questions de méthode ».

32 Les débuts du catholicisme social en France (1822-1870), Paris, PUF, 1951, p. 603-656 et p. 657-698 (chapitres III et IV de la troisième partie, intitulée " Les tendances paternalistes du catholicisme social sous Napoléon III »).

33 L'action sociale des catholiques en France (1871-1901), Paris, Boivin, 1947, 725 p. Cette thèse est rééditée en 1958 en

deux tomes, et la période d'études est élargie (L'action sociale des catholiques en France (1871-1914), Paris, Desclée de

Brouwer, 1958).

34 Les origines du logement social en France, Paris, Les éditions ouvrières, 1966, 359 p. L'ouvrage a été, depuis, de nombreuses fois réédité, la dernière édition datant de 2010.

35 L'abbé Lemire, 1853-1928, un prêtre démocrate, Paris, Casterman, 1968, 699 p.

36 L'influence de Frédéric Le Play sur la pensée politique et étrangère de 1875 à 1914, Mémoire pour le DES de sciences

politiques, Paris, 1974, 176 p.

37 La formation de l'Ecole française de géographie (1870-1914), Paris, CTHS, 1981, 241 p.

38 Le Play et la famille-souche des Pyrénées : politique, juridisme et science sociale, Annales. Economie, Sociétés,

Civilisations, n° 3, mai-juin 1984, p. 495-512 (p. 508 pour la phrase citée). 13 analyse dans un court mais très dense article

39, qui met en lumière, pour la première fois, la

filiation de Le Play avec Savigny. Florence Grand, quelques années plus tard, replace Le Play dans

l'histoire de la pensée juridique, en le situant parmi les tenants du droit naturel classique,

évoquant le néo-thomisme de l'auteur de La Constitution essentielle de l'humanité (1881)

40. La

réhabilitation de Le Play dans la culture juridique, néanmoins, doit beaucoup à Jean-Louis

Halpérin, qui évoque, dans L'impossible Code civil, l'étendue de sa critique du droit civil issu de

1789

41. C'est, cependant, son Histoire du droit privé français depuis 1804 qui marque la matière d'une

pierre blanche : il y consacre en effet un numéro, intitulé " Le Play et la Réforme sociale »,

insistant sur la critique conservatrice du Code civil émanant de l'ingénieur des Mines

42.

Parallèlement, Le Play est réintroduit dans divers manuels, consacrés à l'histoire du droit de la

famille

43 ou à celle du droit du travail44. Cette référence à Le Play et à son Ecole dans la culture

juridique pourrait étonner, tant le maître affichait une aversion non-dissimulée à l'encontre du

droit et des légistes. N'écrivait-il pas que, " sauf d'honorables exceptions, les légistes ont toujours exercé en

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