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Deleuze et la question de la vérité en littérature

Philippe MENGUE

Le thème de notre colloque - la vérité en littérature - nous pose le très difficile problème de

la vérité. "Difficile" : c'est très peu dire, en vérité ! Puisqu'on sait que la philosophie n'existe tout

simplement pas sans son rapport à cette question de la vérité, et cela continûment, depuis sa

naissance, à chaque fois, à chaque (re)naissance d'une philosophie. C'est la question par excellence

du philosophe, sans laquelle il n'y aurait pas questionnement philosophique. On ne croira pas que la

question soit allégée par la restriction qu'introduit le déterminant "en littérature", en nous enjoignant

de n'étudier ce problème que dans le domaine de la littérature. Car, qui ne voit qu'elle s'en trouve

éminemment compliquée, puisque maintenant nous avons sur les bras en plus de la vérité la question

de la littérature, de ce qu'elle est, etc.

Pour comprendre l'apport de Gilles Deleuze à cette question, je dois restituer la problématique

d'ensemble sous-jacente par rapport à laquelle il intervient, fait relief et différence créatrice. Ce qui va

nous prendre un peu de temps et rappeler des choses connues.

1. Vérité et vérités

La question de la vérité en littérature nous met obligatoirement dans une posture externe par

rapport à la littérature et d'où nous réfléchissons sur la littérature. Nous avons quitté le domaine

propre à la production littéraire (la littérature telle qu'elle, en elle-même, ne se pose pas cette

question). Nous sommes mis dans la position d'une théorie (réflexive) sur la littérature prise comme

objet d'enquête. Et cette situation réflexive se trouve partagée conjointement par la philosophie et la

critique littéraire ou poétique, comme la nommait Aristote. Mais leur domaine n'est pas le même.

Supposons qu'il y ait de la vérité en littérature, que la littérature soit productrice de vérité.

Cette vérité spécifiquement identifiable, cernable et exprimable par le texte ou l'oeuvre, viendrait

prendre place à côté d'autres vérités dont celle, incontestable celle-là, de la science. Partons donc de

l'idée qu'il y a de la vérité produite par la science et la littérature, la poésie et les arts, et peut-être

d'autres domaines d'activités comme la politique. Il y a donc des vérités. Mais que faisons-nous, quel

lieu occupons-nous, tandis que nous faisons ces hypothèses et procédons à ces réflexions ? Si des

vérités au pluriel existent, alors pour dire, qualifier de vraies ces vérités, il faut la vérité, il faut que

nous possédions une Idée de la vérité au singulier. Nous ne pouvons pas nous contenter du seul plan

de production des vérités (science, art, littérature, etc.) puisque est impliqué un autre plan ou espace

de réflexion qui pose la question de la vérité : ce qu'elle est, ce qu'elle vaut, etc. Ce lieu où est

interrogée la vérité des différentes vérités, où ces dernières viennent s'entrecroiser ou rencontrer, se

comparer, se dire ce qu'elles sont, quelles sont leurs importances respectives, etc. ce lieu ou espace

n'a jamais eu d'autre nom que celui de "philosophie".

La philosophie n'est donc ni vraie ni fausse, puisqu'elle est le lieu où se décide ce qu'il en est

du vrai et du faux, où l'on se pose la question de savoir ce qu'est la vérité. On dit, nous les modernes

disons, qu'elle n'est pas un savoir, une science, mais une pensée, et une pensée qui élabore le sens,

dont le sens de la vérité, de l'être, etc. Or c'est sur ce plan, philosophique, que nous sommes

nécessairement mis quand nous donnons toute sa portée à la question de la vérité en littérature. Et

l'on voit que ce plan se distingue proprement du domaine de la critique littéraire ou poétique, qui, lui,

tout en restant dépendant et étroitement lié à la philosophie, se limite à une réflexion sur la

littérature. Ce domaine prend pour objet direct les procédés, les règles ou les formes des oeuvres

littéraires. La critique littéraire réfléchit donc le travail de fabrication des oeuvres, leur agencement

interne et fonctionnement, et donc aussi la question de leur mode différent de production du "vrai",

ou de ce qui est pris pour tel.

2. Vérité et tentative de défaussement

Devant l'immensité de ces problèmes, est-ce qu'on ne serait pas bien inspiré en remarquant

qu'on a simplement fait une hypothèse fausse, en présupposant qu'il y avait une vérité littéraire ou

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poétique. Car, après tout, et pour le dire vulgairement mais clairement : de la vérité, la littérature, elle

s'en fout ! Et voilà, notre question se trouverait d'emblée et déjà résolue. Y a-t-il de la vérité en

littérature ? Non. Et pour les raisons suivantes :

- D'une part, la vérité est classiquement, par Aristote lui-même, définie comme une relation

de conformité entre une représentation, un discours, une idée et ce à quoi elle se rapporte, son

référent, la chose, le monde, la réalité.

- D'autre part, la littérature est caractérisée comme puissance de fiction, de narration, de

récit, qui se moque, par définition, de son rapport à la réalité, puisque cette réalité les fictions se la

créent ou forgent ou configurent eux-mêmes (sens de fingo, d'où vient fiction). La fiction, selon un

geste qui s'origine dans Platon, est assimilée à la production du faux, de l'illusion, à la tromperie.

C'en est donc bien fini du vrai, qui lui suppose cette réalité préalable pour pouvoir lui être

conforme. En littérature et poésie, on invente des histoires de toutes pièces, on fantasme, on joue

avec les mots, le texte, la matérialité sonore, et l'écrivain n'est pas tenu comme le savant, le

journaliste, l'historien, le philosophe d'aller à la vérité. Le référent du récit, la diégèse, est un univers

imaginaire qui, même quand il emprunte à la réalité (lieux, personnages, etc.) des pans entiers de sa

narration, comme c'est le cas avec le roman réaliste et naturaliste, reste un univers fictif. Et s'il y a de

la vérité "en" elle, c'est comme par hasard. Oui, certes, on peut en trouver, par-ci par-là, de la vérité,

mais ce n'est pas son objet principal de dire le vrai.

Enfin, et ce dernier point n'est pas mince, qui dit vérité dit nécessairement une procédure

d'établissement des preuves attestant que le réel dont on parle est bien comme on dit qu'il est. Les

preuves (ou raisons) peuvent être de genres différents, qui définissent à chaque fois un type de

rationalité spécifique, depuis la validité logico-mathématique jusqu'à la vérité expérimentale

(physique, biologie). La science expérimentale, en raison de ces procédures très strictes, exactes et

répétables, est incontestablement productrice de vérités, et la seule question qui vaille est de

connaître la nature de la vérité ainsi produite, ce dont l'épistémologie et l'histoire des sciences font

leur objet. Quand le positivisme part du principe qu'il n'y a de vérité que scientifique, n'a-t-il pas

raison ? La valeur, ou la fin de la littérature serait autre que la vérité : la beauté par exemple, ou tout

autre chose.

Voilà, la question est réglée, comme on dit. L'argumentation est rapide mais semble solide. Et

pourtant on est plongé dans la plus grande des déceptions, car ce n'est pas pour rappeler ces vérités

élémentaires, quasi triviales, qu'on m'a si gentiment invité à ce colloque. En effet, on est tous plus ou

moins conscients de cela, et si nous insistons quand même, c'est que le positivisme ne nous suffit pas,

que nous le jugeons incomplet ou aveugle à quelque chose qui nous travaille : mais qu'est-ce ? Poser,

quand même, la question de la "vérité" en littérature, malgré ces évidences du "bon sens" nous

renvoie à un soupçon : on ne se tient pas quitte si aisément avec la vérité, même en littérature.

Comme il semble, néanmoins, difficile de refuser le statut narratif ou fictif de la littérature, notre

question devient celle de savoir en quoi la fiction est porteuse de vérité. L'entrelacement du vrai et du

faux, dans le fictif, comment le démêler et le caractériser ?

Cette dernière question a renvoyé dans l'espace culturel français, à un débat entre deux

positions théoriques opposées. Elles apparaissent si l'on part justement du fait que la littérature est

d'abord un fait ou un événement de langage et que le langage peut être abordé selon deux grandes

vections ou orientations majeures, différentes et opposées. - On peut se retourner vers le fonctionnement interne du "discours" littéraire, et donner le

primat à son organisation signifiante et narratique, aux formes ou structures. Le sens, la vérité, sont

toujours un effet, un résultat du jeu et de l'organisation signifiante, matérielle ; c'est la position qu'on

a dit structuraliste et qui s'est fait connaître par le courant Tel Quel (Sollers, Kristeva, Barthes).

- Ou bien, par ailleurs, comme le langage, selon un second vecteur, transitif, est tourné vers le monde et qu'il a pour fonction de nous en dire quelque chose, l'oeuvre littéraire va être

prioritairement conçue comme détenant un sens qui désigne une référence (réelle ou irréelle). La

priorité est donnée à un sens visé qui se subordonne et rend raison de l'organisation matérielle du

texte. C'est la position phénoménologique qui fait de la littérature la manifestation d'un sens porté par

la richesse d'un rapport originairement vécu au monde, et l'expression d'une subjectivité, d'un auteur.

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3. Littérature et pratiques signifiantes

A) Selon la première direction on se demandera : comment le récit fait-il vrai ? Si l'on

maintient la définition du vrai comme ce qui est conforme à la réalité, notre question conduit, pour

nous les modernes, à une critique de la théorie de la mimesis en place depuis Platon et la célèbre

Poétique d'Aristote : le récit ne fait pas vrai parce qu'il imite la réalité, mais parce qu'il met en jeu des

procédés techniques qui ont pour résultat de faire vrai (ou réel ou naturel, etc.). On sait que la

modernité en poétique, au sens large, consiste à dénoncer la théorie mimétique, l'exigence de la

vraisemblance et à répertorier tous les tours par lesquels l'illusion du réalisme et du naturalisme est

fabriquée : ce sont toujours des procédés de fiction qui produisent un "effet de vérité", et la "réalité"

est fictivement produite ; c'est toujours un artefact du récit.

De là deux conséquences.

1) D'une part, l'oeuvre littéraire se trouve libérée, émancipée de sa soumission au vrai, de son

amarrage à la réalité, et elle peut se tourner joyeusement vers la recension de ses richesses internes

propres, intradiscursives, intérieures à la langue. Le sens est coupé de la référence, de la dénotation,

et donc ce qui rend possible la vérité est aboli. Et c'est vrai que la narration littéraire ne montre pas

directement un référent observable, en droit présent à partir d'une situation de discours déterminée,

comme c'est le cas dans la phrase ou la proposition apophantique, dans le discours descriptif ou de

désignation. La référence ostensive, qu'on peut monter d'un geste, est suspendue. On a affaire aux

mots, à leurs puissances et à leurs jeux, et non aux choses. Les mots et discours semblent se clore

sur eux-mêmes et l'univers de fiction qu'ils engendrent, et abolir tout rapport au réel. Toute transcendance du langage vers le monde est suspendue, et relève d'une illusion. Selon cette veine, on dira, en se réclamant de Nietzsche, que la vérité est un concept

métaphysique, qui en assurant le primat de l'intelligible sur le sensible joue un rôle oppressif,

répressif. Y recourir serait introduire dans la littérature, ou bien la stabilité d'un sens conçu comme

une essence soustraite au temps et à l'histoire, alors que nous n'avons à faire qu'à des lignes ou

strates de sens pluriel, dépassant et remettant en question la notion d'oeuvre, une et autocentrée.

On sait que l'ultra-modernité en littérature - qui a eu pour point de départ principal Beckett

et dont l'influence semble en perte de vitesse dans la sensibilité postmoderne - , a abouti à la notion

de "Texte" ou d'"Écriture", soit à un fait de langage qui ne dit plus rien, ne désigne plus et devient à

lui même sa propre réalité - on ne parle plus de récit ou de narration. Ce qui marque la modernité

dans tous les domaines d'art, comme l'a bien montré Jean-Marie Schaeffer, est un mouvement d'auto-

référentialité qui suit une direction inverse à celle qui tend spontanément le langage vers le monde,

soit un mouvement qui combat la mimesis et l'illusion référentielle. L'être de la littérature, disait

Roland Barthes, n'est pas dans son message mais dans son langage, soit dans un système de signes

dont le "sens est suspendu", problématique, introduisant une "déception", une "déprise" à l'égard du

sens et la volonté de vérité qui s'ensuit (Essais critiques 256-7). Écrire devient intransitif, sans

complément direct. Le monde est évacué au profit de la réalité autoréférentielle du langage, qu'est la

littérature.

2) D'autre part, et concernant notre question, comme les moyens narratifs voués à produire

cette illusion de vérité, vont varier selon les auteurs et les différents genres de récit - policier, roman

classique, science fiction, et de ce genre de récit qui se revendique d'emblée et par convention

comme véridique, le récit biographique (et historique) - la question posée nous invite à une étude

interne aux différents récits pour dégager ces procédés. Mais, c'est un premier abord de la question

sur laquelle je n'insisterai pas puisque vous êtes certainement plus calé que moi sur ces sujets

L'évocation de cet abord des choses nous aura appris a contrario à quelles conditions la vérité

garde encore un sens. Ce n'est que si nous sortons de l'analyse immanente, autocentré sur le texte,

que si nous réintroduisons la transcendance d'une référence extérieure au texte que la littérature peut

conserver un lien avec la vérité.

4. La littérature comme porteuse d'un sens transcendant

B) Nous abordons donc le second ordre de problèmes. Il semble difficile, en effet, de s'en

tenir à cet abord formel des techniques. Car, se demandera-t-on, pourquoi toute cette puissance du

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faux, toute cette inventivité et débauche de procédés pour faire vrai si nous n'étions pas comme

invinciblement attachés à la vérité ?

Et, de fait, s'il n'y a pas de vérité en littérature, à quoi bon celle-ci ? Ne semble-t-elle pas nulle

et non avenue ? Et s'il ne devait rester que le "plaisir esthétique", la littérature ne serait-elle pas

chose, certes agréable, mais légère, un peu vaine, peu importante, et pour tout dire, à terme, un

passe-temps, un délassement ? Pourquoi toute cette richesse de paroles et d'écrits si ce n'est pour

dire quelque chose de vrai, et d'un vrai qui ne se réduit pas à être un effet de discours mais porte sur

l'être, sur le monde, l'auteur qu'elle révèle ou exprime ? En se servant du "faux" ou du fictif comme

d'un moyen ou d'un détour n'énonce-t-elle pas, voire même à son insu, de la vérité ? Le faux de la

fiction qui se donne pour vrai, réduit à lui-même, est bien distrayant, mais volatile. Il faut à la fiction

une once de vérité tout court pour l'alourdir et la faire aller vers le fond de l'être, de la réalité, la

rendre profonde et moins légère, superficielle. Certes, il est certain, comme on l'a vu, que la narration,

la fiction romanesque, la nouvelle, rompt avec la référence ostensive, montrable d'un geste dans une

situation extra-discursive. Mais, pour autant est-on fondé à soutenir que toute forme de référence soit

suspendue ? Voilà la question qui ouvre une approche phénoménologique de notre problème.

"L'écriture, dit Paul Ricoeur, a un pouvoir de désignation au-delà de toute situation déterminée ; elle

ouvre véritablement un monde" (Encyclopoedia Universalis XIV, "Signe et sens" 1014).

Ce qui est à comprendre dans un récit, ce n'est pas d'abord celui qui parle derrière le texte,

mais ce dont il est parlé, la chose du texte, à savoir la sorte de monde que l'oeuvre déploie en

quelque sorte en avant du texte. (Du texte à l'action 168) Ainsi posée, la question appelle deux remarques :

1) D'abord, elle fait appel à une exigence : le texte littéraire ne peut rompre les amarres avec

la vérité. Cette exigence n'est pas étrange et semble même naturelle, spontanée : nous voulons que

le texte nous parle : on parle pour dire quelque chose, et donc quelque chose qui soit vrai, et donc pour dire quelque chose de quelque chose, et que c'est pleinement cela qui est un fait ou un

événement de langage. Le texte littéraire nous parle vraiment, d'autant plus que ce qu'il nous dit est

vrai, c'est-à-dire conforme à ce qui est, nous dévoile quelque chose de vrai sur le monde, l'homme, sa

condition, ses idéaux, ses attentes, sa vie, ses possibilités de vie, etc. Cette conception peut être

qualifiée de morale, spiritualiste, idéaliste, si l'on veut car elle rompt, en effet, avec la matérialité des

signifiants et des procédures textuelles repérables. Elle pose un en-dehors du texte, la transcendance

et de l'Objet dont on parle (monde extérieur au discours et visé dans son indépendance) et du Sujet

qui parle, s'exprime, faisant du langage son instrument.

2) Mais, secondement, comme nous passons par le faux et le fictif, pour satisfaire ce désir, on

posera que le texte est porteur d'un sens autre que son sens littéral. On est obligé de fendre en deux.

Deux couches ou strates : celle de la fiction à son niveau d'énoncé et celle, derrière, qui rend raison

de la première et l'accomplit, le sens vrai, caché mais présent en la littérature. À travers la fable un

sens est visé et dit par le détour d'un "autre", la fiction, et c'est pourquoi il est dit "allégorique" pour

parler grec. Et corrélativement une discipline apparaît qui prend en charge ce sens caché, l'hermé-

neutique. On retrouve la question centrale, et de toujours, de savoir si les mythes et les oeuvres d'art

en général sont porteurs de vérité, et de quelle sorte, de quelle nature, est cette vérité. La vérité du

mythe, du récit littéraire, du fantasme, met en jeu non plus des procèdes intradiscursifs, interne au

récit, mais des procédés externes d'interprétation du texte : au-delà du voile ou de la déformation du

contenu manifeste, on essaye de restituer par un travail de lecture, la vérité qui est en lui, son

contenu latent.

5. Le problème deleuzien de la littérature

Tout cela est bien connu, et l'on pourrait raffiner ; mais la question qui, maintenant, se pose à

nous est de savoir s'il y a une autre approche possible de la littérature, qui ne soit ni une narratique

formelle des structures et des catégories internes du récit, ni une herméneutique des contenus en

direction du sens allégorique ? La critique et la clinique deleuziennes ont pour intérêt de renouveler

ces questions. Gilles Deleuze va beaucoup conserver du structuralisme, l'essentiel peut-être : le principe

d'immanence et le refus de toute transcendance, la dissolution du sujet souverain dans la critique de

Mengue, Philippe. "Deleuze et la question de la vérité en littérature". EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. v

la catégorie humaniste d'auteur. Mais ce qu'il récuse est la clôture du texte et la perte de réalité qui

l'accompagne, le primat du système signifiant et des pratiques formelles, soit ce qu'il appelle la

dictature du signifiant à laquelle ce type d'analyse conduit. Le problème central me semble donc

devenir le suivant : comment conserver l'ouverture sur le dehors sans se référer à la transcendance

du sens ? Maintenir une analyse purement immanente sans abandonner les droits du sens et de la vie ? On doit partir, pour prendre la mesure de l'envergure du problème, du fait que la littérature

est présente dans toute la philosophie de Deleuze. Il ne serait pas exagérer de dire qu'elle hante sa

pensée : des livres consacrés à Proust, Kafka, Beckett, Carmelo Bene, de nombreux articles réunis

dans sa dernière publication Critique et clinique où les auteurs anglo-américains reçoivent une place

de choix. Pourquoi cette présence quasi obsédante de la littérature ? C'est que la philosophie ne peut

se passer de la littérature, et pas seulement d'elle. C'est un principe très générale qui veut que la non-

philosophie (l'art en général, ou tout autre activité) soit indispensable à la philosophie : "il faut les

deux (...) comme deux ailes ou deux nageoires" (QP 43 ; voir PP 191).

Philosophie et art sont tous deux des modalités de la pensée ; ils n'en sont pas moins distincts

puisque l'élément propre à la pensée philosophique est le concept, et ceux de la pensée artistique

sont l'affect et le percept. Mais, quoique distincts, art et philosophie, littérature surtout, ne sont pas

dissociables. La philosophie, comme création de concept ne vit que de sa confrontation avec l'art, la

littérature et la science, avec le non philosophique. Deleuze ne cesse de répéter que les idées

philosophiques viennent autant de ces disciplines que de l'histoire interne de la philosophie. "La

philosophie naît ou est produite du dehors par le peintre, le musicien, l'écrivain (...). Sortir de la

philosophie, faire n'importe quoi, pour pouvoir la produire du dehors. Les philosophes ont toujours été

autre chose, ils sont nés d'autre chose" (Dialogues 89).

Pour Deleuze, c'est donc plus à travers la littérature que de l'intérieur de l'histoire de la

philosophie que s'inaugure une nouvelle pensée. Deleuze aime même à dire que les grands

personnages de la littérature sont des grands penseurs, et que la philosophie ne peut se passer de

personnage (cf. tout le chapitre 3 de Qu'est-ce que la philosophie ?, "Les personnages conceptuels").

On ne sait alors plus ce qui est concept et ce qui est percept-affect : et cet état, où se confondent ces

deux lignes, constitue non pas un défaut, une chute comme le voudrait le positivisme ou la philosophie analytique anglo-américaine contemporaine, mais le point le plus sublime de la philosophie. "La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la

vie" (QP 61). Littérature et philosophie sont donc inséparables et cette indissociabilité explique la

place que la littérature tient dans la philosophie deleuzienne.

6. Critique de la vérité

Supposons. Mais qu'est-ce à dire ? Au nom de quoi, dans quel but commun sont-elles si liées l'une à l'autre ? Ce n'est certainement pas dans la recherche de la vérité.

En effet, dès le Nietzsche et Différence et Répétition, puis à travers toutes ses oeuvres,

Deleuze n'aura eu de cesse de dénoncer la déformation et le rabaissement de la pensée qu'implique le

primat de la pensée représentative. Or ce n'est que pour la pensée représentative que la vérité peut

non seulement prendre sens et pertinence, mais à devenir en même temps la fin la plus haute de la

pensée. La pensée philosophique classique préjuge d'une image de la pensée qui fait que chacun sait

implicitement ce qu'est penser. On peut appeler orthodoxe cette image qui est tirée du sens commun,

de l'opinion commune. Le sens commun présuppose un sujet et un objet et entre les deux la pensée

(la représentation) qui doit aller au vrai en tant qu'elle est l'imitation adéquate de l'objet prédonné au

sujet. La tâche de la philosophie nouvelle ne peut que résider d'abord dans la critique et le renversement de ce modèle implicite de la pensée qui culmine dans la reconnaissance. Comme, en

régime représentatif, la vérité est toujours la vérité d'une représentation adéquate à son objet, la

pensée se trouve assujettie à un réel posé comme préalable qu'elle a pour fonction de reconnaître.

Penser c'est re-présenter, c'est re-connaître. Les différences sont écrasées sous ce primat de la

répétition. On assiste au triomphe du vraisemblable et du bon sens qui ne connaît comme contraire du

vrai que le faux, l'erreur, la fausse récognition : dire bonjour Théétète alors que c'est Socrate qui

passe (cf. DR 193). Avec ce modèle de la pensée, on oublie qu'il y a un danger pire pour la pensée :

la bêtise.

Mengue, Philippe. "Deleuze et la question de la vérité en littérature". EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. vi

Il est évident que les actes de récognition existent et occupent une grande partie de notre vie

quotidienne : c'est une table, c'est une pomme, c'est le morceau de cire, bonjour Théétète. Mais qui peut croire que le destin de la pensée s'y joue, et que nous pensions quand nous reconnaissons ? (176)

Ce modèle de la récognition érige la doxa en maîtresse et donne une "image grotesque" (195)

de la pensée ; elle interdit à la philosophie d'être ce qu'elle doit être : paradoxale, critique, subversive,

créatrice, c'est-à-dire révolutionnaire. La philosophie ne consiste pas à connaître mais à penser, selon

le programme kantien issu de la Dialectique transcendantale. Le sens, celui très spécifique qui sera

pensé dans Logique du sens, et non le vrai, est ce qui anime la philosophie. Deleuze parle aussi du

concept, comme événement de la pensée. Le concept n'a pas à se vérifier par sa correspondance à un

état de chose. Ce qui caractérise le concept c'est la consistance interne de ses prédicats. Et sa valeur

il l'obtient par sa capacité à rendre intégrable les différentes variables qu'il regroupe sans qu'il ait à la

gagner par sa conformité à un objet transcendant au plan de pensée. C'est pourquoi un concept

philosophique n'est ni vrai ni faux : "il est vain de se demander si Descartes a tort ou raison" (QP 31).

Le concept est un événement parce qu'il fait apparaître un sens du monde, de la réalité, qui

ne leur appartenait pas puisqu'il n'existait pas avant lui. Le concept est, comme il dit, "autopoiétique".

Sur ce point, la proximité avec l'art est totale : ils sont tous deux des pensées, c'est-à-dire des

créations qui n'ont d'autre référence que leur plan d'élaboration propre, qu'il appelle en raison de ce

qui précède "plan de consistance". Seul compte, détient valeur, non la vérité mais la puissance,

comme puissance d'innovation qu'on mesurera, après mai 68, à sa capacité de subversion, de

révolution. C'est en cela seul que le concept fera événement, sera non "bête", c'est-à-dire affranchi de

la doxa commune, qu'il sera intéressant : "la philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n'est pas la

vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d'Intéressant, de Remarquable, ou

d'Important qui décident de la réussite ou de l'échec" (80).

La pensée esthétique ou philosophique congédiera donc la mimesis, l'imitation sous toutes ses

formes, et tous les postulats qui vont avec, pour une expérimentation en direction d'un sens nouveau

(QP 106). Par là, elle se libérera de son assujettissement au vrai qui emprisonne sa puissance interne

de création définie comme rupture avec toutes les formes de l'opinion. "La pensée comme telle

produit quelque chose d'intéressant, quand elle accède au mouvement infini qui la libère du vrai

comme paradigme supposé et reconquiert une puissance immanente de création" (133).

L'art et la littérature, tous deux aussi oeuvres de la pensée, ne dérogent donc pas à ces

principes. L'oeuvre d'art ne vaut que par sa consistance interne selon le principe qui veut l'auto-

position du créé (son indépendance, son autonomie, sa vie par soi). Donc, en vertu de ce principe,

l'oeuvre ne ressemble à rien, n'imite rien. Elle doit "tenir toute seule", par elle seule, sans dénoter ou

renvoyer à un monde en dehors d'elle qu'elle refléterait ou un sujet qu'elle exprimerait. L'oeuvre

littéraire vaut par soi, elle est par essence ce qui tient droit, debout : elle est un "monument" (158),

un être autonome et suffisant, un "bloc de sensations" (158) qu'on a arraché aux perceptions

courantes et aux affections quotidiennes et "qui ne doivent plus rien à ceux qui les ont éprouvé"

(158) : "L'artiste crée des blocs de percepts et d'affects, mais la seule loi de la création, c'est que le

composé doit tenir tout seul" (155) - "Il est vrai que toute oeuvre d'art est un monument..." (158).

7. La fonction de la littérature

Retenons de l'analyse qui précède ce mot d'ordre général, comme constitutif de la pensée

deleuzienne et de son esthétique : non la vérité mais l'intéressant ! Et examinons, maintenant, la

conception qu'il se fait de la littérature et les conséquences de cette libération à l'égard de la

domination du vrai. Le plus important à comprendre est que la littérature, bien que sans appel à la

transcendance, ne peut pas être enfermée dans la clôture du signifiant, de la langue. Les thèmes du

devenir et du dehors nous assurent de cette ouverture.

1) Thème du devenir.

La littérature ne peut consister à décrire purement et simplement le monde que nous voyons,

à en faire une copie exacte et fidèle, une réduplication. Ce serait inutile, puisque cette image du

monde nous l'avons déjà de par notre appartenance perceptive à lui. La littérature ne sert pas à

nommer le monde "puisque c'est déjà fait" (PSM 33) - par le langage ordinaire - mais à nommer

Mengue, Philippe. "Deleuze et la question de la vérité en littérature". EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. vii

"une sorte de double du monde capable d'en recueillir la violence et l'excès" (Intro. à SM 33), et cela

afin de reconduire plus loin, de relancer les forces de vie et de désir dans leur puissance de création

et d'invention. C'est ce que Deleuze entend par devenir. "Écrire est une affaire de devenir, toujours

inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue" (CC 15). La

littérature et la philosophie relèvent d'une seule et même activité, la pensée, et toutes deux n'ont

qu'une seule et même finalité : "inventer de nouvelles possibilités de vie", témoigner pour la vie, c'est

son "but ultime" (15) :"Libérer la vie de partout où elle est emprisonnée" (14) - "Il s'agit toujours de

libérer la vie là où elle est prisonnière" (QP 162). Ce programme n'est pas propre à la littérature, mais

à toutes les formes de pensée et de vie : contre l'imitation reproductive de la vie la production de vie

nouvelle. Telle est la tâche de la grande littérature comme de la grande philosophie.

8. La langue dans la langue

2) Thème de la langue dans la langue

La littérature comme invention de nouvelles manières de sentir et de penser partage cette

finalité ultime avec la philosophie qui sont toutes deux des formes de pensée. Mais, quelle est la tâche

propre de la littérature ? La littérature qui ne peut servir à représenter le monde ne peut non plus

servir à communiquer, à transmettre ou délivrer un message, puisque nous avons la langue ordinaire,

dite "naturelle", pour cela, et, au niveau mondial, le "standard English". Mais à quoi sert donc la

littérature si elle ne sert pas à communiquer ? Réponse : à créer un nouveau langage (PSM 16), qui

seul peut permettre d'inventer de nouvelles possibilités de vie, de lancer des devenirs. Cette fonction

qui est la plus haute de la littérature suppose qu'on se soustraie au niveau descriptif et communicatif

du langage, qu'on déjoue les connotations codées usuelles. Ce qui est proprement, au sens deleuzien,

inventer une nouvelle langue : "le problème d'écrire : l'écrivain, comme dit Proust, invente dans la

langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte" (CC 15). Il s'ensuit donc une

double opération :

la littérature présente déjà deux aspects, dans la mesure où elle opère une décomposition ou

une destruction de la langue maternelle, mais aussi l'invention d'une nouvelle langue, par

création du syntaxe (...). On dirait que la langue est prise d'un délire, qui la fait précisément

sortir de ses propres sillons. (16). Cependant, ce travail de déconstruction de la langue, cette sortie des sillons coutumiers,

l'agrammatisme et l'asyntaxie auxquels peut avoir recours l'écrivain, n'est pas gratuit. Ce n'est pas un

"jeu" qui aurait comme tel sa finalité en soi, puisqu'il est suspendu à cette finalité plus haute qui est

de l'ordre d'une libération de la vie. Le rôle subversif et transgressif, intempestif, de la littérature

l'emporte sur sa puissance de vérité, mais se trouve lié à un puissant désir de liberté, de libérations

des flux, des lignes de fuite du désir.

9. Percept et affect

3) Le thème du percept et de l'affect

La subversion du langage, en raison de sa finalité ultime, est donc inséparable d'une certaine

forme de rapport au monde qu'elle ne perd pas de vue. La nouvelle langue ne débouche pas sur rien ;

elle n'est pas close ou repliée sur soi. Elle nous fait entendre ou voir quelque chose à travers ses mots

et ses procédés. La littérature, dit Deleuze, est faite de Visions et d'Auditions. Mais ce avec quoi elle

communique alors, ce n'est pas le monde perçu qu'elle représenterait, ni avec l'auteur dont elle

exprimerait ses états d'âme, ses affections. Les Percepts, qui comprennent les visions et les auditions,

et les affects, sont distincts des perceptions de l'objet et des affections du sujet percevant. Qu'est-ce

qu'un percept ? Le percept est une vision, ou une audition, mais ce n'est pas une perception. Au contraire, il est ce double, ce bloc de sensations, qui dans la perception nous fait voir, percevoir

l'imperceptible, ce qui est à la limite du perçu, au-delà de tout "objet" et des catégories perceptives

qui ordonnent l'expérience du monde, comme au-delà de tout cliché ou stéréotype. De même, l'affect

est ce qui nous permet de conduire nos affections à la limite de ce que nous ressentons, à nous

entraîner dans ce que Deleuze appelle un "devenir", soit une intensité impersonnelle, pré-individuelle,

au-delà ou en deçà, de tout sujet personnel, de toute individualité. Il s'ensuit qu'"écrire n'est pas

Mengue, Philippe. "Deleuze et la question de la vérité en littérature". EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. viii

raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes" (13) -

"On n'écrit pas avec ses névroses" (13), car ce sont des retombées du processus de vie. La littérature est une immense fabulation. Mais, on le voit, fabuler ne consiste pas, pour

Deleuze, à imaginer et projeter son moi ; "ce n'est pas une affaire privée" (9). Fabuler consiste à

s'élever à ces visons et auditions qui sont des devenirs impersonnels, supra individuels et collectifs,

au-delà du sujet comme de l'objet (et de leur accord comme vérité). La littérature ne révèle ni le

monde (ni l'être au monde dans son expérience originaire) ni n'exprime un sujet auteur. Elle n'a plus

d'autre sujet ou objet que ces visions ou auditions, les percepts de la vie qui font éclater les perceptions et les affections vécues pour tendre vers la limite de tout langage.

La fabulation créatrice n'a rien à voir avec un souvenir même amplifié, ni un fantasme. En fait,

l'artiste, y compris le romancier, déborde les états perceptifs et les passages affectifs du vécu.

C'est un voyant, un devenant. Comment raconterait-il ce qui lui est arrivé ou ce qu'il imagine, puisqu'il est une ombre ? Il a vu dans la vie quelque chose de trop grand, de trop intolérable aussi, et les étreintes de la vie avec ce qui la menace... (QP 161).

10. Le dehors

4) Le thème du dehors

Nous venons de rencontrer le thème deleuzien du dehors. Qu'est, en effet, cette limite vers

laquelle l'oeuvre littéraire nous entraîne ? L'oeuvre communique avec le dehors, répond-il (9). Les

visions et les auditions qui composent le dehors : que nous font-elles alors voir et entendre ? Ce qui

est à la limite du visible et de l'audible, et qui est à la limite du soutenable : c'est pourquoi Deleuze dit

que l'écrivain (comme le philosophe, d'ailleurs) témoigne de quelque chose qui est trop grand pour lui

(le philosophe avec ses concepts s'avance à la limite du pensable). L'artiste comme les philosophes

reviennent toujours du pays des morts (67). C'est que penser en artiste ou en philosophe n'est pas

une chose innocente. C'est un "exercice dangereux" (44) : "Penser c'est toujours suivre, comme il dit,

une ligne de sorcière" (44). Pour bien comprendre ce thème dans lequel, à mon sens, se concentre l'essentiel de la

pensée de Deleuze dans ce qu'elle de plus beau, il faut revenir à une questions aussi apparemment

bête et triviale mais fondamentale que : Qu'est-ce que penser ? On ne se le demande jamais assez.

On ne réalise plus assez que depuis Nietzsche ce n'est plus tranquillement contempler des Idées, ou

communiquer et débattre entre amis, ou retrouver ou réveiller la Proto-opinion, l'Urdoxa qui soutient

notre rapport au monde vécu, pour reprendre des expressions de Deleuze qu'il utilise pour disqualifier

tour à tour, Platon, le démocratisme de la philosophie de la communication, et la phénoménologie

issue de Husserl, Merleau-Ponty et Heidegger compris. Non, penser n'est rien de tout cela. Qu'est-ce ?

C'est, quand on est par excellence un nietzschéen et un héraclitéen comme Deleuze, affronter le

chaos. Comment s'opère cette plongée dans le chaos du devenir, qui défait toute identité, stabilité et

toute continuité ? Le penseur emporte dans sa plongée comme un radeau, une planche, ou plutôt il

trace un plan qui va recouper ce chaos. C'est sur ce plan qu'il va tenter de faire consister ses concepts

ou ses affects et percepts. Voilà ce qu'est penser : c'est plonger dans l'abîme pour tenter de l'illuminer

une seconde. D'où l'air étrange des penseurs (71). Le penseur, qu'est aussi l'artiste, revient toujours

de cette plongée "avec les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l'esprit" (44).

Il y a un contresens à éviter pour bien saisir cette idée de dehors. Les auditions et les visions

de l'écrivain sont "des passages de la vie dans le langage" (CC 16). Visions et auditions ne se séparent

donc pas d'une écriture, d'une langue nouvelle, qu'on aura taillée dans la langue usuelle de la

communication. Si l'écriture ne se sépare pas d'un voir et d'un entendre : "l'écrivain comme voyant et

entendant, but ultime de la littérature. (16) - c'est de chaque écrivain qu'il faut dire : c'est un voyant,

c'est un entendant" (9). Corrélativement les visons et les auditions ne nous sont données que dans et

par le langage, grâce à des moyens littéraires spécifiques. Deleuze ne veut donc pas parler

d'expériences ineffables, quasi mystiques, au-delà des mots, en dehors du langage. Ce qui est à la

limite du langage, est encore dans le langage, en sa bordure interne, et ne renvoie absolument pas à

ce qui serait hors langage, puisque on sortirait de la littérature, de la pensée. C'est toujours à travers

les mots, entre les mots, dans leur interstices, par leurs organisation, composition, soit exactement ce

qu'on appelle un style, qu'on voit et qu'on entend (9), qu'on produit une ligne de fuite, un devenir. Ce

qu'on fait voir et entendre c'est le dehors qui se montre depuis le langage, son dehors propre à lui. Le

Mengue, Philippe. "Deleuze et la question de la vérité en littérature". EREA 1.2 (automne 2003): i-xviii. ix

"dehors" n'est pas l'en dehors du langage. Les visions et d'auditions sont seulement l'envers du langage qui comme envers ou limite est donc encore en rapport avec lui. "La limite n'est pas en

dehors du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d'auditions non langagières, mais

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