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En couverture :

Gustave Le Gray,

Mer Méditerranée

Sète (Mont Agde)

, 1857.

Cet ouvrage a été publié à l'occasion

de l'exposition

Le Noir et le Bleu.

Un rêve méditerranéen...

, présentée au musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, à Marseille, du 7 juin 2013 au 6 janvier 2014.

L'exposition a été coproduite

par le MuCEM, la RMN-Grand Palais et Marseille-Provence 2013.

Ouvrage dirigé par

fiierry Fabre et Catherine Portevin

Introduction

Napoléon Bonaparte

Rifa'a

el-Tahtawi

Les saint-simoniens

Michel

Pacha

Abd el-Kader

Johann Joachim

Winckelmann

Lord Byron

Friedrich

Nietzsche

Constantin

Cavafls

Les frères

Reinach

Abd el-Krim

el-Khattabi

Benito

Mussolini

Federico García Lorca

Taha

Hussein

Lawrence Durrell

Albert

Camus

Germaine

Tillion

Jacques

Berque

Mahmoud Darwich

Crédits iconographiques

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" L'homme a besoin du rêve. [...]

Ce palais de l'impossible, les hommes

voudront toujours l'habiter. [...]

Qui que nous soyons, nous sommes

les aventuriers de notre idée. »

Victor Hugo

Méditerranée...Des porteurs de rêve

C'est depuis ce "

promontoire du songe », dont Victor Hugo célèbre la puissance irréductible, que nous avons choisi de raconter l'histoire à travers le regard de ceux qui l'ont imaginée et, à leur manière, façonnée. On sait, au XXI e siècle, écrire l'histoire dans sa complexité, dans l'entrecroisement du temps de l'événement avec le temps long des secousses profondes, lointaines et largement anonymes - mouvements sociaux, forces

économiques, évolutions des mentalités, équilibres géopolitiques... Cette complexité

du réel ne saurait pour autant abolir la part du rêve, le regard lointain des hommes et des femmes qui ont su regarder le monde au-delà de l'ordre des choses. Dessiner l'his toire par ces visages, ces oeuvres, ces récits, ces inspirations qui ont, souterrainement ou spectaculairement, transfiguré le réel : c'est le fil qui relie nos " porteurs de rêve ». Car l'imaginaire aussi est créateur d'histoire. Il nous invite à ne pas consentir aux choses telles qu'elles sont. Le " trop de réalité », qui nous étouffe et nous accable, est comme une voûte dépourvue de clé, lisse et prévisible, construction apparemment

solide qui menace à tout moment de s'écrouler. Le rêve, lui, est source de liberté et d'un

équilibre plus profond face à toutes les contraintes. Puissance de l'illusion qui ouvre sur l'inconnu et favorise aussi, parfois, le pire. Rêves et cauchemars habitent le même monde. " Il y a l'utopie sublime. Mais de même que l'idéal peut être bête, l'utopie peut

être mauvaise. Le rêve à reculons existe

», ajoute Victor Hugo... La Méditerranée est un territoire du songe. Bien plus qu'une simple mer entre les terres, lestée par tout un

cortège de traditions et d'héritages, antiques ou religieux, elle est faite de récits. Cette

identité narrative », dirait Paul Ricoeur, jamais ne se réduit à une essence ou à un ensemble figé. La Méditerranée n'existe que pour autant qu'elle se raconte, elle est un devenir qui se parle et qui s'écrit, dans ce chiasme entre histoire et fiction.

Introduction

7 8

Les Porteurs de rêve

Fernand Braudel, dans sa magistrale thèse sur

La Méditerranée et le monde

méditerranéen au temps de Philippe II (1947), a fait de la Méditerranée " un personnage historique » et le centre même de son récit. Cette façon d'écrire l'histoire de la Méditer- ranée a été une forme inaugurale qui a inspiré bien des travaux. Aujourd'hui, elle rend possible d'ouvrir d'autres chemins pour écrire de nouvelles pages. C'est ce que propose ce livre sur " les porteurs de rêve », à partir d'une approche littéraire et historique. Ou comment faire de la Méditerranée un nouveau territoire d'écriture...

Conçu dans le sillage de l'exposition

Le Noir et le Bleu. un rêve méditerranéen... ce livre est composé autour de grands personnages de la pensée, de la politique ou de la littérature que la Méditerranée a inspirées, entre la fln du XVIII e siècle et le XX e . Ils incarnent ce rêve, parfois somptueux et parfois destructeur, souvent unilatéral, dans la période retenue pour raconter cette histoire. Car le rêve méditerranéen n'a longtemps

été qu'un rêve européen, rêve de conquête et de civilisation, par exemple pour Bona

parte en Égypte, accompagné de tout son cortège de savants, ou pour Mussolini, à la recherche d'une troisième Rome et d'un nouvel empire dans la

Mare Nostrum

. Dans leur démesure, ces rêves-là, appuyés sur d'illusoires recommencements de l'histoire (celle d'Alexandre le Grand ou celle de l'Empire romain), racontent aussi la puissance d'at- traction particulière de la Méditerranée comme creuset commun de civilisations : au- delà de raisons qu'on appellerait aujourd'hui géopolitiques, elle suscite d'autant plus de fantasmes d'uniflcation (et donc de domination) que sa pluralité demeure irréductible.

Mais du

XVIII e au milieu du XX e siècle, cette pluralité reste inaperçue et la rela tion entre les deux rives de la Méditerranée est particulièrement déséquilibrée : c'est la longue période où l'Europe impose son hégémonie et son regard sur l'ensemble de la Méditerranée. Il n'est pas possible d'y échapper : cette domination est une donnée de l'histoire et elle apparaît ici dans la force des flgures méditerranéennes de la rive nord. Nul besoin pour autant de consentir à une écriture unilatérale de l'histoire, pri sonnière du fait - et du moment - colonial. Nous avons plutôt choisi ici de décentrer notre regard et de laisser aux rêves portés par d'autres leur territoire d'expression. D'autres récits voient le jour, d'autres représentations du monde trouvent un écho ou un chemin, par exemple chez Tahtawi, l'Égyptien, qui voyage en France au début du XIX e siècle et pense la réforme de l'islam, chez Abd el-Kader, l'Algérien, ou Abd el- Krim, le Marocain, qui inaugurent des répliques possibles à l'emprise coloniale. C'est

à partir d'autres sources, d'autres généalogies et d'autres références qu'ils construisent

leur vision du monde et qu'ils tentent de faire exister leur projet, national ou religieux. Une permanence se révèle dans cette galerie de portraits : le rêve grec. Comme si la Grèce, dans toutes ses nuances, dans les fantasmes ou les recréations qu'elle suscite, dans son histoire, dans la chair de ses paysages, représentait la quintessence méditerra

néenne, c'est-à-dire le lieu de la naissance de la civilisation. Winckelmann la " blanchit »

pour y trouver l'essence du Beau, Byron l'épouse dans le grand mouvement philhellène européen contre l'Empire ottoman au début du XIX e , les frères Reinach, savants archéo logues, redonnent par elle au judaïsme son berceau méditerranéen, Taha Hussein prie devant l'Acropole sur la " naissance de la raison humaine », Albert Camus y cherche les racines de la tragédie et de la beauté contre la démesure européenne, Lawrence Durrell respire ses paysages et la recréera toute sa vie à Alexandrie, à Chypre ou dans le Langue doc - Alexandrie encore qui habite le Grec cosmopolite Cavafis dont la poésie cultive l'empreinte de l'empire alexandrin entre Orient et Occident... Tandis que Nietzsche puise dans la gaya scienza (le " gai savoir ») des troubadours la philosophie de l'esprit libre qui l'éblouit dans

Carmen

, García Lorca l'entend palpiter dans la tragique plainte andalouse. Tous auront trouvé, dans ce milieu du monde, ce grand " oui à la vie » dont parle Nietzsche et qui n'oublie ni la mort ni le sang. Car la Méditerranée, dans ses tragiques déchirements, peut aussi devenir la quête d'un rêve partagé. La communication mise en oeuvre par les saint-simoniens par la construction de voies terrestres et maritimes se veut autant celle des esprits uni versels. Le Français Michel Pacha entre autres ingénieurs inspirés éclairera la mer en bâtissant cent cinquante-deux phares pour le compte de l'Empire ottoman. Mais si les saint-simoniens aspirent dans leur utopie à faire de la Méditerranée le " lit nuptial de l'Orient et de l'Occident », ils seront bien vite rattrapés par la logique des intérêts et des rapports de forces. Rêveurs et prédateurs voisinent... Mais l'on veut croire que les

Introduction

9 10

Les Porteurs de rêve

hommes-ponts », bien que souvent défaits par le tranchant des affrontements, furent et demeurent le véritable ferment de la Méditerranée. De portrait en portrait à travers les siècles, un fll ténu mais têtu relie ainsi le saint-simonien Ismaÿl Urbain, avec son rêve de civilisation " franco-algérienne », et Germaine Tillion qui plaida inlassablement, durant la guerre d'Algérie cent cinquante ans plus tard, pour un vivre ensemble juste, ou bien Tahtawi ou son compatriote l'écrivain Taha Hussein naviguant avec l'anthropo logue Jacques Berque entre les deux rives. Tous, bâtisseurs de ponts et passeurs... Tous aussi voyageurs, cosmopolites ou déplacés. Car la Méditerranée est éga lement le territoire de l'exil, du décentrement obligé de soi vers un étranger qui nous ressemble. Ce fut celui des commerçants et des guerriers, c'est aussi le destin des poètes,

exilés intérieurs ou exilés véritables, d'une rive à l'autre. Nul n'a su mieux que le poète

palestinien Mahmoud Darwich exprimer cet exil. Du sien, historique, qui est celui de son peuple, il a fait une expérience qui touche au coeur de l'homme et, ose-t-on l'afflrmer, au coeur de la Méditerranée. En lançant " je suis arabe ! », le Galiléen rejoint en Méditerranée orientale le " jardin d'enfants » de l'humanité et en endosse l'héritage pluriel : cananéen, philistin, hébreu, égyptien, perse, turc, grec, romain, arabe... Il y a de l'aléatoire dans le parcours que ces " porteurs de rêve » nous proposent ici. Nous aurions pu convier aussi d'autres grands Méditerranéens, Paul Valéry, Vic tor Bérard, Edmond Jabès, Pier Paolo Pasolini, Gabriel Audisio, Kateb Yacine, René Habachi ou Cevat Sakir... Mais nul doute que les couleurs du rêve auraient été les mêmes : noir et bleu, rouge sang et jaune solaire... Rêves, rêves, rêves. Les uns grands, les autres chétifs. L'habitation du songe est une faculté de l'homme. [...] L'homme est chez lui dans les nuées. Il trouve tout simple d'aller et venir dans le bleu et d'avoir des constellations sous ses pieds. » Sur ce " pro- montoire du songe » dessiné jadis par Victor Hugo, les porteurs de rêve nous ouvrent le regard et nous invitent à prolonger leur chemin, entre les rives de la Méditerranée.

Thierry Fabre et Catherine Portevin

12

Les Porteurs de rêve

NapoléonBonaparte

Un matin du printemps 1798,

un vaisseau nommé

L'Orient

quitte la France pour une destination encore secrète. À son bord, des soldats et des savants. À la barre, un futur empereur se rêve en nouvel Alexandre le Grand...

Robert Solé

(1769-1821) 14

Les Porteurs de rêve

C'est un général de 29

ans auréolé de gloire, déjà comparé à César, qui part à la conquête de l'Égypte le 19 mai 1798. Les membres du Directoire ne sont pas mécontents de voir s'éloigner un concurrent aussi dangereux. Le vainqueur d'Arcole et de Rivoli au rait pu tenter de les renverser, mais il sent que son heure n'est pas encore venue. D'autres horizons l'attirent. " Je ne veux pas rester ici, il n'y a rien à faire, a-t-il conflé à Bour- rienne, son secrétaire. Il faut aller en Orient, toutes les grandes gloires viennent de là 1 L'Orient, Bonaparte en rêve depuis longtemps. À la veille de la Révolution, il a écrit un petit conte oriental,

Le Masque prophète

, dans lequel un imposteur se fait passer pour un envoyé de Dieu. Il a lu et annoté l'

Histoire des Arabes

en quatre volumes de l'abbé de Marigny, ainsi que les

Mémoires sur les Turcs et les Tartares

du baron de Tott. Dans un autre livre, il a recopié ce passage : " L'Égypte est située entre deux mers, en réalité entre l'Orient et l'Occident. Alexandre le Grand conçoit le plan d'y transporter le siège de son empire et de faire de l'Égypte le point central du commerce du monde 2 . » Bonaparte a également lu, avec une attention particulière, le Voyage en

Syrie et en Égypte

de Volney. En 1792, il a eu l'occasion de s'entretenir en Corse avec le célèbre voyageur orientaliste, partisan d'une conquête de l'Égypte, et l'a revu quelques années plus tard à Paris. Le futur empereur a même songé à faire carrière en Orient. En 1795, il s'est porté candidat pour diriger la mission militaire française à Constantinople, chargée d'instruire les artilleurs ottomans. Mais sa candidature a été refusée parce que l'armée de la République ne pouvait se passer d'un offlcier de sa qualité. Il ne tardera d'ailleurs pas à être promu général de division et nommé commandant en chef de l'armée de l'Intérieur, avant de briller en Italie.

Bonaparte n'est pas le seul de sa génération à être attiré par la Turquie, la Grèce

ou l'Égypte : à la fln du XVIII e siècle, le vent souffie dans cette direction. Après avoir exploré l'Amérique et le Paciflque, les Européens sont de nouveau intéressés par la

Méditerranée et l'Antiquité. Le 10

mars 1797, le commandant en chef de l'armée d'Ita

1. Louis-Antoine Bourrienne,

Mémoires de M. de Bourrienne

, Paris, Ladvocat, 1829, t. II, p. 34.

2. Guillaume Raynal,

Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux

Indes , 1770.

Les couleurs françaises fiottent sur

les bords de l'Adriatique, en face et à vingt-quatre lieues de l'ancienne Macédonie où Alexandre s'élança sur l'Orient. Une grande destinée vous est réservée. »

Napoléon Bonaparte

Napoléon Bonaparte

15 lie déclare à ses soldats : " Les couleurs françaises fiottent sur les bords de l'Adriatique, en face et à vingt-quatre lieues de l'ancienne Macédonie où Alexandre s'élança sur

l'Orient. Une grande destinée vous est réservée. » Le 16 août suivant, il écrit au Direc-

toire : " Les îles de Corfou, de Zante et de Céphalonie sont plus intéressantes pour nous que toute l'Italie ensemble... Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'Angleterre, il faut nous emparer de l'Égypte. » C'est exactement ce qui sera décidé l'année suivante. Nommé commandant enquotesdbs_dbs21.pdfusesText_27