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Écrire dans le plaisir m'assure-t-il — LE PLAISIR DU TEXTE d'écriture On n'est pas ici dans la perver- sion, mais dans (Sarduy), la citation sans guillemets



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[PDF] Le plaisir du texte - palimpseste Palimpsestesfr ROLAND BARTHES Le plaisir du texte Collection "Tel Quel" AUX ÉDITIONS DU SEUIL

LE PLAISIR DU TEXTE

DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS Le degré zéro de l'écriture coll. Pierres vives, 1953 coll. Points, 1972 Michelet par lui-même coll. Écrivains de toujours, 1954 Mythologies coll. Pierres vives, 1957 coll. Points, 1970 Sur Racine coll. Pierres vives, 1963 Essais critiques coll. Tel Quel, 1964 Critique et Vérité coll. Tel Quel, 1966 Système de la mode 1967 SjZ coll. Tel Quel, 1970 Sade, Fourier, Loyola coll. Tel Quel, 1971 AUX ÉDITIONS SKIRA L'Empire des Signes coll. Sentiers de la création, 1970

ROLAND BARTHES LE PLAISIR DU TEXTE ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

CE LIVRE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION TEL QUEL DIRIGÉE PAR PHILIPPE SOLLERS © Éditions du Seuil, 1973. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal,

La seule passion de ma vie a été la peur. Hobbes

Le plaisir du texte : tel le simulateur de Bacon, il peut dire : ne jamais s'excuser, ne jamais s'expliquer. Il ne nie jamais rien : " Je détournerai mon regard, ce sera désormais ma seule négation. » Fiction d'un individu (quelque M. Teste à l'envers) qui abolirait en lui les barrières, les classes, les exclusions, non par syncré-tisme, mais par simple débarras de ce vieux spectre : la contradiction logique; qui mélan-gerait tous les langages, fussent-ils réputés incompatibles; qui supporterait, muet, toutes les accusations d'illogisme, d'infidélité; qui resterait impassible devant l'ironie socratique (amener l'autre au suprême opprobre : se contredire) et la terreur légale (combien 9

LE PLAISIR DU TEXTE de preuves pénales fondées sur une psychologie de l'unité!). Cet homme serait l'abjection de notre société : les tribunaux, l'école, l'asile, la conversation, en feraient un étranger : qui supporte sans honte la contradiction? Or ce contre-héros existe : c'est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n'est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabita-tion des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c'est Babel heureuse. (PlaisirlJouissance : terminologiquement, cela vacille encore, j'achoppe, j'embrouille. De toute manière, il y aura toujours une marge d'indécision ; la distinction ne sera pas source de classements sûrs, le paradigme grincera, le sens sera précaire, révocable, réversible, le discours sera incomplet.) 10

Si je lis avec plaisir cette phrase, cette his-toire ou ce mot, c'est qu'ils ont été écrits dans le plaisir (ce plaisir n'est pas en contradic-tion avec les plaintes de l'écrivain). Mais le contraire ? Écrire dans le plaisir m'assure-t-il - moi, écrivain - du plaisir de mon lecteur? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche, (que je le " drague »), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n'est pas la " personne » de l'autre qui m'est nécessaire, c'est l'espace : la possibilité d'une dialectique du désir, d'une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu'il y ait un jeu. On me présente un texte. Ce texte m'en-nuie. On dirait qu'il babille. Le babil du texte, c'est seulement cette écume de langage qui se forme sous l'effet d'un simple besoin 11

LE PLAISIR DU TEXTE d'écriture. On n'est pas ici dans la perver-sion, mais dans la demande. Écrivant son texte, le scripteur prend un langage de nourris-son : impératif, automatique, inaffectueux, petite débâcle de clics (ces phonèmes lactés que le jésuite merveilleux, van Ginneken, plaçait entre l'écriture et le langage) : ce sont les mouvements d'une succion sans objet, d'une oralité indifférenciée, coupée de celle qui produit les plaisirs de la gastrosophie et du langage. Vous vous adressez à moi pour que je vous Use, mais je ne suis rien d'autre pour vous que cette adresse; je ne suis à vos yeux le substitut de rien, je n'ai aucune figure (à peine celle de la Mère) ; je ne suis pour vous ni un corps, ni même un objet (je m'en moquerais bien : ce n'est pas en moi l'âme qui réclame sa reconnaissance), mais seulement un champ, un vase d'expansion. On peut dire que finale-ment ce texte, vous l'avez écrit hors de toute jouissance; et ce texte-babil est en somme un texte frigide, comme l'est toute demande, avant que ne s'y forme le désir, la névrose. 12

LE PLAISIR DU TEXTE La névrose est un pis-aller : non par rapport à la " santé », mais par rapport à l'" impos-sible » dont parle Bataille (" La névrose est l'appréhension timorée d'un fond d'impos-sible », etc.) ; mais ce pis-aller est le seul qui permet d'écrire (et de lire). On en vient alors à ce paradoxe : les textes, comme ceux de Bataille - ou d'autres - qui sont écrits contre la névrose, du sein de la folie, ont en eux, s'ils veulent être lus, ce peu de névrose nécessaire à la séduction de leurs lecteurs : ces textes terribles sont tout de même des textes coquets. Tout écrivain dira donc : fou ne puis, sain ne daigne, névrosé je suis. Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu'il me désire. Cette preuve existe : 13

LE PLAISIR DU TEXTE c'est l'écriture. L'écriture est ceci : la science des jouissances du langage, son kāmasūtra (de cette science, il n'y a qu'un traité : l'écri-ture elle-même). Sade : le plaisir de la lecture vient évidem-ment de certaines ruptures (ou de certaines colli-sions) : des codes antipathiques (le noble et le trivial, par exemple) entrent en contact; des néologismes pompeux et dérisoires sont créés; des messages pornographiques viennent se mouler dans des phrases si pures qu'on les prendrait pour des exemples de grammaire. Comme dit la théorie du texte : la langue est redistribuée. Or cette redistribution se fait toujours par coupure. Deux bords sont tracés : un bord sage, conforme, plagiaire (il s'agit de copier la langue dans son état canonique, tel qu'il a été fixé par l'école, le bon usage, la littérature, la culture), et un autre bord, mobile, vide (apte à prendre n'importe quels contours), qui n'est jamais que le heu de son 14

LE PLAISIR DU TEXTE effet : là où s'entrevoit la mort du langage. Ces deux bords, le compromis qu'ils mettent en scène, sont nécessaires. La culture ni sa destruction ne sont érotiques; c'est la faille de l'une et de l'autre qui le devient. Le plaisir du texte est semblable à cet instant intenable, impossible, purement romanesque, que le liber-tin goûte au terme d'une machination hardie, faisant couper la corde qui le pend, au moment où il jouit. De là, peut-être, un moyen d'évaluer les oeuvres de la modernité : leur valeur viendrait de leur duplicité. Il faut entendre par là qu'elles ont toujours deux bords. Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu'il est celui de la violence ; mais ce n'est pas la violence qui impressionne le plaisir ; la destruction ne l'in-téresse pas; ce qu'il veut, c'est le lieu d'une perte, c'est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au coeur de la jouis-sance. La culture revient donc comme bord : sous n'importe quelle forme. 15

LE PLAISIR DU TEXTE Surtout, évidemment (c'est là que le bord sera le plus net) sous la forme d'une matéria-lité pure : la langue, son lexique, sa métrique, sa prosodie. Dans Lois, de Philippe Sollers, tout est attaqué, déconstruit : les édifices idéo-logiques, les solidarités intellectuelles, la sépa-ration des idiomes et même l'armature sacrée de la syntaxe (sujet/prédicat) : le texte n'a plus la phrase pour modèle; c'est souvent un jet puissant de mots, un ruban d'infra-langue. Cependant, tout cela vient buter contre un autre bord : celui du mètre (décasyllabique), de l'assonance, des néologismes vraisemblables, des rythmes prosodiques, des trivialismes (cita-tionnels). La déconstruction de la langue est coupée par le dire politique, bordée par la très ancienne culture du signifiant. 16

LE PLAISIR DU TEXTE Dans Cobra, de Severo Sarduy (traduit par Sollers et l'auteur), l'alternance est celle de deux plaisirs en état de surenchérissement; l'autre bord, c'est l'autre bonheur : encore, encore, encore plus! encore un autre mot, encore une autre fête. La langue se reconstruit ailleurs par le flux pressé de tous les plaisirs de langage. Où, ailleurs? au paradis des mots. C'est là véritablement un texte paradisiaque, utopique (sans lieu), une hétérologie par pléni-tude : tous les signifiants sont là et chacun fait mouche; l'auteur (le lecteur) semble leur dire : je vous aime tous (mots, tours, phrases, adjectifs, ruptures : pêle-mêle : les signes et les mirages d'objets qu'ils représentent); une sorte de franciscanisme appelle tous les mots à se poser, à se presser, à repartir : texte jaspé, chiné; nous sommes comblés par le langage, tels de jeunes enfants à qui rien ne serait jamais refusé, reproché, ou pire encore : " permis ». C'est la gageure d'une jubilation continue, le moment où par son excès le plaisir verbal suffoque et bascule dans la jouissance. 17

Flaubert : une manière de couper, de trouer le discours sans le rendre insensé. Certes, la rhétorique connaît les ruptures de construction (anacoluthes) et les ruptures de subordination (asyndètes); mais pour la première fois avec Flaubert, la rupture n'est plus exceptionnelle, sporadique, brillante, sertie dans la matière vile d'un énoncé courant : il n'y a plus de langue en deçà de ces figures (ce qui veut dire, en un autre sens : il n'y a plus que la langue); une asyndète généralisée saisit toute l'énonciation, en sorte que ce discours très lisible est en sous main l'un des plus fous qu'on puisse imaginer : toute la petite monnaie logique est dans les interstices. Voilà un état très subtil, presque intenable, du discours : la narrativité est déconstruite et l'histoire reste cependant lisible : jamais les deux bords de la faille n'ont été plus nets et plus ténus, jamais le plaisir mieux offert au lecteur - si du moins il a le goût des rup-tures surveillées, des conformismes truqués et des destructions indirectes. De plus la réussite pouvant être ici reportée à un auteur, il s'y ajoute un plaisir de performance : la prouesse est de tenir la mimesis du langage (le langage s'imitant lui-même), source de 18 LE PLAISIR DU TEXTE

LE PLAISIR DU TEXTE grands plaisirs, d'une façon si radicalement ambiguë (ambiguë jusqu'à la racine) que le texte ne tombe jamais sous la bonne cons-cience (et la mauvaise foi) de la parodie (du rire castrateur, du " comique qui fait rire »). L'endroit le plus érotique d'un corps n'est-il pas là où le vêtement bâille? Dans la perver-sion (qui est le régime du plaisir textuel) il n'y a pas de " zones érogènes » (expression au reste assez casse-pieds); c'est l'intermittence, comme l'a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche); c'est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d'une apparition-disparition. 19

LE PLAISIR DU TEXTE Ce n'est pas là le plaisir du strip-tease corporel ou du suspense narratif. Dans l'un et l'autre cas, pas de déchirure, pas de bords : un dévoilement progressif : toute l'excitation se réfugie dans Y espoir de voir le sexe (rêve de collégien) ou de connaître la fin de l'his-toire (satisfaction romanesque). Paradoxale-ment (puisqu'il est de consommation massive), c'est un plaisir bien plus intellectuel que l'autre: plaisir oedipéen (dénuder, savoir, connaître l'origine et la fin), s'il est vrai que tout récit (tout dévoilement de la vérité) est une mise en scène du Père (absent, caché ou hypostasié) - ce qui expliquerait la solidarité des formes narra-tives, des structures familiales et des interdic-tions de nudité, toutes rassemblées, chez nous, dans le mythe de Noé recouvert par ses fils. Pourtant le récit le plus classique (un roman de Zola, de Balzac, de Dickens, de Tolstoï) porte en lui une sorte de tmèse affaiblie : nous ne lisons pas tout avec la même intensité de lecture; un rythme s'établit, désinvolte, 20

LE PLAISIR DU TEXTE peu respectueux à l'égard de Y intégrité du texte; l'avidité même de la connaissance nous entraîne à survoler ou à enjamber certains passages (pressentis " ennuyeux ») pour retrou-ver au plus vite les lieux brûlants de l'anecdote (qui sont toujours ses articulations : ce qui fait avancer le dévoilement de l'énigme ou du destin) : nous sautons impunément (personne ne nous voit) les descriptions, les explications, les considérations, les conversations; nous sommes alors semblables à un spectateur de cabaret qui monterait sur la scène et hâterait le strip-tease de la danseuse, en lui ôtant prestement ses vêtements, mais dans l'ordre, c'est-à-dire : en respectant d'une part et en précipitant de l'autre les épisodes du rite (tel un prêtre qui avalerait sa messe). La tmèse, source ou figure du plaisir, met ici en regard deux bords prosaïques; elle oppose ce qui est utile à la connaissance du secret et ce qui lui est inutile; c'est une faille issue d'un simple principe de fonctionnalité; elle ne se produit pas à même la structure des langages, mais seulement au moment de leur consom-mation; l'auteur ne peut la prévoir : il ne peut vouloir écrire ce qu'on ne lira pas. Et pourtant, c'est le rythme même de ce qu'on 21

LE PLAISIR DU TEXTE lit et de ce qu'on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et Paix, mot à mot ? (Bonheur de Proust : d'une lecture à l'autre, on ne saute jamais les mêmes passages.) Ce que je goûte dans un récit, ce n'est donc pas directement son contenu ni même sa struc-ture, mais plutôt les éraflures que j'impose à la belle enveloppe : je cours, je saute, je lève la tête, je replonge. Rien à voir avec la profonde déchirure que le texte de jouissance imprime au langage lui-même, et non à la simple temporalité de sa lecture. D'où deux régimes de lecture : l'une va droit aux articulations de l'anecdote, elle consi-dère l'étendue du texte, ignore les jeux de langage (si je lis du Jules Verne, je vais vite : je perds du discours, et cependant ma lecture n'est fascinée par aucune perte verbale - au sens que ce mot peut avoir en spéléologie) ; l'autre lecture ne passe rien; elle pèse, colle au texte, elle lit, si l'on peut dire, avec appli-22

LE PLAISIR DU TEXTE cation et emportement, saisit en chaque point du texte l'asyndète qui coupe les langages - et non l'anecdote : ce n'est pas l'extension (logique) qui la captive, l'effeuillement des vérités, mais le feuilleté de la signifiance; comme au jeu de la main chaude, l'excitation vient, non d'une hâte processive, mais d'une sorte de charivari vertical (la verticalité du langage et de sa destruction); c'est au moment où chaque main (différente) saute par-dessus l'autre (et non l'une après l'autre), que le trou se produit et emporte le sujet du jeu - le sujet du texte. Or paradoxalement (tant l'opi-nion croit qu'il suffit d'aller vite pour ne pas s'ennuyer), cette seconde lecture, appliquée (au sens propre), est celle qui convient au texte moderne, au texte-limite. Lisez lentement, lisez tout, d'un roman de Zola, le livre vous tombera des mains ; lisez vite, par bribes, un texte moderne, ce texte devient opaque, forclos à votre plaisir : vous voulez qu'il arrive quelque chose, et il n'arrive rien ; car ce qui arrive au lan-gage n'arrive pas au discours : ce qui " arrive », ce qui " s'en va », la faille des deux bords, l'interstice de la jouissance, se produit dans le volume des langages, dans l'énonciation, non dans la suite des énoncés : ne pas dévorer, 23

LE PLAISIR DU TEXTE ne pas avaler, mais brouter, tondre avec minu-tie, retrouver, pour lire ces auteurs d'aujour-d'hui, le loisir des anciennes lectures : être des lecteurs aristocratiques. Si j'accepte de juger un texte selon le plaisir, je ne puis me laisser aller à dire : celui-ci est bon, celui-là est mauvais. Pas de palmarès, pas de critique, car celle-ci implique toujours une visée tactique, un usage social et bien souvent une couverture imaginaire. Je ne puis doser, imaginer que le texte soit perfectible, prêt à entrer dans un jeu de prédicats normatifs : c'est trop ceci, ce n'est pas assez cela; le texte (il en est de même pour la voix qui chante) ne peut m'arracher que ce jugement, nullement adjectif : c'est ça! Et plus encore : c'est cela pour moi! Ce " pour-moi » n'est ni subjec-tif, ni existentiel, mais nietzschéen (" ... au fond, c'est toujours la même question : Qu'est-ce que c'est pour moi?... »). 24

LE PLAISIR DU TEXTE Le brio du texte (sans quoi, en somme, il n'y a pas de texte), ce serait sa volonté de jouissance : là même où il excède la demande, dépasse le babil et par quoi il essaye de débor-der, de forcer la main mise des adjectifs - qui sont ces portes du langage par où l'idéolo-gique et l'imaginaire pénètrent à grands flots. Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est hé à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu'à un certain ennui), fait vaciller les assises histo-riques, culturelles, psychologiques, du lec-teur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs 25

et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. Or c'est un sujet anachronique, celui qui tient les deux textes dans son champ et dans sa main les rênes du plaisir et de la jouissance, car il participe en même temps et contradictoi-rement à l'hédonisme profond de toute cul-ture (qui entre en lui paisiblement sous le couvert d'un art de vivre dont font partie les livres anciens) et à la destruction de cette culture : il jouit de la consistance de son moi (c'est son plaisir) et recherche sa perte (c'est sa jouissance). C'est un sujet deux fois clivé, deux fois pervers. Société des Amis du Texte : ses membres n'auraient rien en commun (car il n'y a pas forcément accord sur les textes du plaisir), sinon leurs ennemis : casse-pieds de toutes sortes, qui décrètent la forclusion du texte et de son plaisir, soit par conformisme cultu-rel, soit par rationalisme intransigeant (sus-pectant une " mystique » de la littérature), 26 LE PLAISIR DU TEXTE

LE PLAISIR DU TEXTE soit par moralisme politique, soit par critique du signifiant, soit par pragmatisme imbécile, soit par niaiserie loustic, soit par destruction du discours, perte du désir verbal. Une telle société n'aurait pas de lieu, ne pourrait se mouvoir qu'en pleine atopie; ce serait pour-tant une sorte de phalanstère, car les contra-dictions y seraient reconnues (et donc res-treints les risques d'imposture idéologique), la différence y serait observée et le conflit frappé d'insignifiance (étant improducteur de plaisir). " Que la différence se glisse subrepticement à la place du conflit. » La différence n'est pas ce qui masque ou édulcore le conflit : elle se conquiert sur le conflit, elle est au-delà et à côté de lui. Le conflit ne serait rien d'au-tre que l'état moral de la différence; chaque fois (et cela devient fréquent) qu'il n'est pas tactique (visant à transformer une situation réelle), on peut pointer en lui le manque-à-jouir, l'échec d'une perversion qui s'aplatit sous 27

LE PLAISIR DU TEXTE son propre code et ne sait plus s'inventer : le conflit est toujours codé, l'agression n'est que le plus éculé des langages. En refusant la violence, c'est le code même que je refuse, (dans le texte sadien, hors de tout code puis-qu'il invente continûment le sien propre et le sien seul, il n'y a pas de conflits : rien que des triomphes). J'aime le texte parce qu'il est pour moi cet espace rare de langage, duquel toute " scène » (au sens ménager, conjugal du terme), toute logomachie est absente. Le texte n'est jamais un " dialogue » : aucun ris-que de feinte, d'agression, de chantage, aucune rivalité d'idiolectes; il institue au sein de la relation humaine - courante - une sorte d'îlot, manifeste la nature asociale du plai-sir (seul le loisir est social), fait entrevoir la vérité scandaleuse de la jouissance : qu'elle pourrait bien être, tout imaginaire de parole étant aboli, neutre.

Sur la scène du texte, pas de rampe : il n'y a pas derrière le texte quelqu'un d'actif (l'écrivain) et devant lui quelqu'un de passif (le lecteur); il n'y a pas un sujet et un objet. Le texte périme les attitudes grammaticales : il est l'oeil indifférencié dont parle un auteur excessif (Angélus Silesius) : " L'oeil par où je vois Dieu est le même oeil par où il me voit. » Il paraît que les érudits arabes, en parlant du texte, emploient cette expression admirable : le corps certain. Quel corps? Nous en avons plusieurs; le corps des anatomistes et des phy-siologistes, celui que voit ou que parle la science : c'est le texte des grammairiens, des critiques, des commentateurs, des philologues (c'est le phéno-texte). Mais nous avons aussi un corps de jouissance fait uniquement de relations érotiques, sans aucun rapport avec le premier : c'est un autre découpage, une autre nomination ; ainsi du texte : il n'est que la liste ouverte des feux du langage (ces feux vivants, ces lumières intermittentes, ces traits 29 LE PLAISIR DU TEXTE

LE PLAISIR DU TEXTE baladeurs disposés dans le texte comme des semences et qui remplacent avantageusement pour nous les " semina aeternitatis », les " zopyra », les notions communes, les assomp-tions fondamentales de l'ancienne philosophie). Le texte a une forme humaine, c'est une figure, un anagramme du corps? Oui, mais de notre corps érotique. Le plaisir du texte serait irréductible à son fonctionnement gram-mairien (phéno-textuel), comme le plaisir du corps est irréductible au besoin physiologique. Le plaisir du texte, c'est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées - car mon corps n'a pas les mêmes idées que moi. Comment prendre plaisir à un plaisir rap-porté (ennui des récits de rêves, de parties) ? 30

LE PLAISIR DU TEXTE Comment lire la critique ? Un seul moyen : puisque je suis ici un lecteur au second degré, il me faut déplacer ma position : ce plaisir critique, au lieu d'accepter d'en être le confi-dent - moyen sûr pour le manquer - , je puis m'en faire le voyeur : j'observe clan-destinement le plaisir de l'autre, j'entre dans la perversion; le commentaire devient alors à mes yeux un texte, une fiction, une enveloppe fissurée. Perversité de l'écrivain (son plaisir d'écrire est sans fonction), double et triple perversité du critique et de son lecteur, à Tinfini. Un texte sur le plaisir ne peut être autre chose que court (comme on dit : c'est tout ? c'est un peu court), parce que le plaisir ne se laissant dire qu'à travers l'indirect d'une reven-dication (j'ai droit au plaisir), on ne peut sortir d'une dialectique brève, à deux temps: le temps de la doxa, de l'opinion, et celui de la paradoxa, de la contestation. Un troisième terme manque, autre que le plaisir et sa censure. Ce terme 31

LE PLAISIR DU TEXTE est remis à plus tard, et tant qu'on s'accrochera au nom même du " plaisir », tout texte sur le plaisir ne sera jamais que dilatoire; ce sera une introduction à ce qui ne s'écrira jamais. Semblable à ces productions de l'art contem-porain, qui épuisent leur nécessité aussitôt qu'on les a vues (car les voir, c'est immédiate-ment comprendre à quelle fin destructive elles sont exposées : il n'y a plus en elles aucune durée contemplative ou délectative), une telle introduction ne pourrait que se répéter - sans jamais rien introduire. Le plaisir du texte n'est pas forcément de type triomphant, héroïque, musclé. Pas besoin de se cambrer. Mon plaisir peut très bien prendre la forme d'une dérive. La dérive advient chaque fois que je ne respecte pas le tout, et qu'à force de paraître emporté ici et là au gré des illusions, séductions et inti-midations de langage, tel un bouchon sur la vague, je reste immobile, pivotant sur la 32

LE PLAISIR DU TEXTE jouissance intraitable qui me lie au texte (au monde). Il y a dérive, chaque fois que le langage social, le sociolecte, me manque (comme on dit : le coeur me manque). Ce pour quoi un autre nom de la dérive, ce serait : l'Intrai-table - ou peut-être encore : la Bêtise. Cependant, si l'on y parvenait, dire la dérive serait aujourd'hui un discours suicidaire. Plaisir du texte, texte de plaisir : ces expres-sions sont ambiguës parce qu'il n'y a pas de mot français pour couvrir à la fois le plaisir (le contentement) et la jouissance (l'évanouis-sement). Le " plaisir » est donc ici (et sans pouvoir prévenir) tantôt extensif à la jouis-sance, tantôt il lui est opposé. Mais cette ambiguïté, je dois m'en accommoder; car 33

LE PLAISIR DU TEXTE d'une part j'ai besoin d'un " plaisir » général, chaque fois qu'il me faut référer à un excès du texte, à ce qui, en lui, excède toute fonction (sociale) et tout fonctionnement (structural); et d'autre part, j'ai besoin d'un " plaisir » particulier, simple partie du Tout-plaisir, cha-que fois qu'il me faut distinguer l'euphorie, le comblement, le confort (sentiment de réplé-tion où la culture pénètre librement), de la secousse, de l'ébranlement, de la perte, pro-pres à la jouissance. Je suis contraint à cette ambiguïté parce que je ne puis épurer le mot " plaisir » des sens dont occasionnellement je ne veux pas : je ne puis empêcher qu'en français " plaisir » ne renvoie à la fois à une généralité (" principe de plaisir ») et à une miniaturisation (" Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs »). Je suis donc obligé de laisser aller l'énoncé de mon texte dans la contradiction. Le plaisir n'est-il qu'une petite jouissance? La jouissance n'est-elle qu'un plaisir extrême? 34

LE PLAISIR DU TEXTE Le plaisir n'est-il qu'une jouissance affaiblie, acceptée - et déviée à travers un échelon-nement de conciliations? La jouissance n'est-elle qu'un plaisir brutal, immédiat (sans médiation) ? De la réponse (oui ou non) dépend la manière dont nous raconterons l'histoire de notre modernité. Car si je dis qu'entre le plaisir et la jouissance il n'y a qu'une différence de degré, je dis aussi que l'histoire est pacifiée : le texte de jouissance n'est que le développe-ment logique, organique, historique, du texte de plaisir, l'avant-garde n'est jamais que la forme progressive, émancipée, de la culture passée : aujourd'hui sort d'hier, Robbe-Grillet est déjà dans Flaubert, Sollers dans Rabelais, tout Nicolas de Staël dans deux cm2 de Cézanne. Mais si je crois au contraire que le plaisir et la jouissance sont des forces parallèles, qu'elles ne peuvent se rencontrer et qu'entre elles il y a plus qu'un com-bat : une incommunication, alors il me faut bien penser que l'histoire, notre histoire, n'est pas paisible, ni même peut-être intel-ligente, que le texte de jouissance y sur-git toujours à la façon d'un scandale (d'un boitement), qu'il est toujours la trace d'une coupure, d'une affirmation (et non d'un 35

LE PLAISIR DU TEXTE épanouissement), et que le sujet de cette histoire (ce sujet historique que je suis parmi d'autres), loin de pouvoir s'apaiser en menant de front le goût des oeuvres passées et le soutien des oeuvres modernes dans un beau mouvement dialectique de synthèse, n'est jamais qu'une " contradiction vivante »: un sujet clivé, qui jouit à la fois, à travers le texte, de la consistance de son moi et de sa chute. Voici d'ailleurs, venu de la psychanalyse, un moyen indirect de fonder l'opposition du texte de plaisir et du texte de jouissance : le plaisir est dicible, la jouissance ne l'est pas. La jouissance est in-dicible, inter-dite. Je renvoie à Lacan (" Ce à quoi il faut se tenir, c'est que la jouissance est interdite à qui parle, comme tel, ou encore qu'elle ne puisse être dite qu'entre les lignes... ») et à Leclaire (" ... celui qui dit, par son dit, s'interdit la jouissance, ou corrélativement, celui qui jouit fait toute lettre - et tout dit possible - s'éva-36

nouir dans l'absolu de l'annulation qu'il célèbre. ») L'écrivain de plaisir (et son lecteur) accepte la lettre; renonçant à la jouissance, il a le droit et le pouvoir de la dire : la lettre est son plaisir; il en est obsédé, comme le sont tous ceux qui aiment le langage (non la parole), tous les logophiles, écrivains, épistoliers, lin-guistes; des textes de plaisir, il est donc pos-sible de parler (nul débat avec l'annulation de la jouissance) : la critique porte toujours sur des textes de plaisir, jamais sur des textes de jouissance : Flaubert, Proust, Stendhal sont commentés inépuisablement; la critique dit alors du texte tuteur la jouissance vaine, la jouissance passée ou future : vous allez lire, j'ai lu : la critique est toujours historique ou prospective : le présent constatif, la pré-sentation de la jouissance lui est interdite; sa matière de prédilection est donc la culture, qui est tout en nous sauf notre présent. Avec l'écrivain de jouissance (et son lecteur) commence le texte intenable, le texte impossible. Ce texte est hors-plaisir, hors-critique, sauf à être atteint par un autre texte de jouissance : vous ne pouvez parler " sur » un tel texte, vous pouvez seulement parler " en » lui, 37 LE PLAISIR DU TEXTE

à sa manière, entrer dans un plagiat éperdu, affirmer hystériquement le vide de jouissance (et non plus répéter obsessionnellement la lettre du plaisir). Toute une petite mythologie tend à nous faire croire que le plaisir (et singulièrement le plaisir du texte) est une idée de droite. A droite, on expédie d'un même mouvement vers la gauche tout ce qui est abstrait, ennuyeux, politique et l'on garde le plaisir pour soi : soyez les bienvenus parmi nous, vous qui venez enfin au plaisir de la littérature! Et à gauche, par morale, (oubliant les cigares de Marx et de Brecht), on suspecte, on dédaigne tout " résidu d'hédonisme ». A droite, le plaisir est revendiqué contre l'intellectualité, la cléricature : c'est le vieux mythe réaction-naire du coeur contre la tête, de la sensation contre le raisonnement, de la " vie » (chaude) contre " l'abstraction » (froide) : l'artiste ne doit-il pas, selon le précepte sinistre de Debus-38 LE PLAISIR DU TEXTE

LE PLAISIR DU TEXTE sy, " chercher humblement à faire plaisir » ? A gauche, on oppose la connaissance, la méthode, l'engagement, le combat, à la " simple délec-tation » (et pourtant : si la connaissance elle-même était délicieuse ?). Des deux côtés, cette idée bizarre que le plaisir est chose simple, ce pour quoi on le revendique ou le méprise. Le plaisir, cependant, n'est pas un élément du texte, ce n'est pas un résidu naïf; il ne dépend pas d'une logique de l'entende-ment et de la sensation; c'est une dérive, quelque chose qui est à la fois révolutionnaire et asocial et ne peut être pris en charge par aucune collectivité, aucune mentalité, aucun idiolecte. Quelque chose de neutre? On voit bien que le plaisir du texte est scandaleux : non parce qu'il est immoral, mais parce qu'il est atopique. Pourquoi, dans un texte, tout ce faste verbal ? Le luxe du langage fait-il partie des richesses excédentaires, de la dépense inutile, de la 39

LE PLAISIR DU TEXTE perte inconditionnelle? Une grande oeuvre de plaisir (celle de Proust, par exemple) participe-t-elle de la même économie que les pyramides d'Égypte? L'écrivain est-il aujour-d'hui le substitut résiduel du Mendiant, du Moine, du Bonze : improductif et cependant alimenté? Analogue à la Sangha bouddhique, la communauté littéraire, quel que soit l'alibi qu'elle se donne, est-elle entretenue par la société mercantile, non pour ce que l'écrivain produit (il ne produit rien) mais pour ce qu'il brûle? Excédentaire, mais nullement inutile? La modernité fait un effort incessant pour déborder l'échange : elle veut résister au marché des oeuvres (en s'excluant de la communication de masse), au signe (par l'exemption du sens, par la folie), à la bonne sexualité (par la perversion, qui soustrait la jouissance à la finalité de la reproduction). Et pourtant, rien à faire : l'échange récupère tout, en acclimatant ce qui semble le nier : il saisit le texte, le met dans le circuit des dé-penses inutiles mais légales: le voilà de nouveau placé dans une économie collective (fût-elle seulement psychologique) : c'est l'inutilité même du texte qui est utile, à titre de potlatch. Autrement dit, la société vit sur le mode du 40

LE PLAISIR DU TEXTE clivage : ici, un texte sublime, désintéressé, là un objet mercantile, dont la valeur est... la gratuité de cet objet. Mais ce clivage, la société n'en a aucune idée : elle ignore sa propre perversion : " Les deux parties en litige ont leur part : la pulsion a droit à sa satisfaction, la réalité reçoit le respect qui lui est dû. Mais, ajoute Freud, il n^y a de gratuit que la mort, comme chacun sait. » Pour le texte, il n'y aurait de gratuit que sa propre destruction : ne pas, ne plus écrire, sauf à être toujours récupéré. Etre avec qui on aime et penser à autre chose : c'est ainsi que j'ai les meilleures pensées, que j'invente le mieux ce qui est nécessaire à mon travail. De même pour le texte : il produit en moi le meilleur plaisir s'il parvient à se faire écouter indirectement ; si, le lisant, je suis entraîné à souvent lever la tête, à entendre autre chose. Je ne suis pas nécessai-rement captivé par le texte de plaisir; ce peut 41

LE PLAISIR DU TEXTE être un acte léger, complexe, ténu, presque étourdi : mouvement brusque de la tête, tel celui d'un oiseau qui n'entend rien de ce que nous écoutons, qui écoute ce que nous n'en-tendons pas. L'émotion : pourquoi serait-elle antipathi-que à la jouissance (je la voyais à tort tout entière du côté de la sentimentalité, de l'illu-sion morale)? C'est un trouble, une lisière d'évanouissement : quelque chose de pervers, sous des dehors bien-pensants; c'est même, peut-être, la plus retorse des pertes, car elle contredit la règle générale, qui veut donner à la jouissance une figure fixe : forte, violente, crue : quelque chose de nécessairement musclé, tendu, phallique. Contre la règle générale : ne jamais s'en laisser accroire par l'image de la jouissance; accepter de la reconnaître partout où survient un trouble de la régula-tion amoureuse (jouissance précoce, retardée, émue, etc) : l'amour-passion comme jouis-42

LE PLAISIR DU TEXTE sance ? La jouissance comme sagesse (lors-qu'elle, parvient à se comprendre elle-même hors de ses propres préjugés)? Rien à faire : l'ennui n'est pas simple. De l'ennui (devant une oeuvre, un texte), on ne se tire pas avec un geste d'agacement ou de débarras. De même que le plaisir du texte suppose toute une production indirecte, de même l'ennui ne peut se prévaloir d'aucune spontanéité : il n'y a pas d'ennui sincère : si personnellement, le texte-babil m'ennuie, c'est parce qu'en réalité je n'aime pas la demande. Mais si je l'aimais (si j'avais quelque appétit maternel)? L'ennui n'est pas loin de la jouissance : il est la jouissance vue des rives du plaisir. * * *

LE PLAISIR DU TEXTE Plus une histoire est racontée d'une façon bienséante, bien disante, sans malice, sur un ton confit, plus il est facile de la retourner, de la noircir, de la lire à l'envers (Mme de Ségur lue par Sade). Ce renversement, étant une pure production, développe superbement le plaisir du texte. Je lis dans Bouvard et Pécuchet cette phrase, qui me fait plaisir : " Des nappes, des draps, des serviettes pendaient verticalement, atta-chés par des fiches de bois à des cordes tendues. » Je goûte ici un excès de précision, une sorte d'exactitude maniaque du langage, une folie de description (que l'on retrouve dans les textes de Robbe-Grillet). On assiste à ce paradoxe : la langue littéraire ébranlée, dépassée, ignorée, dans la mesure même où elle s'ajuste à la langue " pure », à la langue essentielle, à la langue grammairienne (cette langue n'est, bien entendu, qu'une idée). L'exactitude en question ne résulte pas d'un 44

LE PLAISIR DU TEXTE renchérissement de soins, elle n'est pas une plus-value rhétorique, comme si les choses étaient de mieux en mieux décrites - mais d'un changement de code : le modèle (loin-tain) de la description n'est plus le discours oratoire (on ne " peint » rien du tout), mais une sorte d'artefact lexicographique. Le texte est un objet fétiche et ce fétiche me désire. Le texte me choisit, par toute une disposition d'écrans invisibles, de chicanes sélectives : le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc; et, perdu au milieu du texte (non pas derrière lui à la façon d'un dieu de machinerie), il y a toujours l'autre, l'auteur. Comme institution, l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu; dépossédée, elle n'exerce plus sur son oeuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d'une certaine façon, 45

LE PLAISIR DU TEXTE je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à " babil-ler »). Les systèmes idéologiques sont des fictions (des fantômes de théâtre, aurait dit Bacon), des romans - mais des romans classiques, bien pourvus d'intrigues, de crises, de personnages bons et mauvais (le romanesque est tout autre chose : un simple découpage instructuré, une dissémination de formes : le maya.) Chaque fiction est soutenue par un parler social, un sociolecte, auquel elle s'iden-tifie : la fiction, c'est ce degré de consistance où atteint un langage lorsqu'il a exceptionnel-lement pris et trouve une classe sacerdotale (prêtres, intellectuels, artistes) pour le parler communément et le diffuser. (( ... Chaque peuple a au-dessus de lui un tel ciel de concepts mathématiquement répar-tis, et, sous l'exigence de la vérité, il entend 46

LE PLAISIR DU TEXTE désormais que tout dieu conceptuel ne soit cherché nulle part ailleurs que dans sa sphère » (Nietzsche) : nous sommes tous pris dans la vérité des langages, c'est-à-dire dans leur régionalité, entraînés dans la formidable riva-lité qui règle leur voisinage. Car chaque parler (chaque fiction) combat pour l'hégémonie; s'il a le pouvoir pour lui, il s'étend partout dans le courant et le quotidien de la vie sociale, il devient doxa, nature : c'est le parler préten-dûment apolitique des hommes politiques, des agents de l'État, c'est celui de la presse, de la radio, de la télévision, c'est celui de la conver-sation; mais même hors du pouvoir, contre lui, la rivalité renaît, les parlers se fraction-nent, luttent entre eux. Une impitoyable topique règle la vie du langage; le langage vient toujours de quelque lieu, il est topos guerrier. Il se représentait le monde du langage (la logosphère) comme un immense et perpétuel conflit de paranoïas. Seuls survivent les sys-47

LE PLAISIR DU TEXTE tèmes (les fictions, les parlers) assez inventifs pour produire une dernière figure, celle qui marque l'adversaire sous un vocable mi-scientifique, mi-éthique, sorte de tourniquet qui permet à la fois de constater, d'expliquer, de condamner, de vomir, de récupérer l'ennemi, en un mot : de le faire payer. Ainsi, entre autres, de certaines vulgates : du parler marxiste, pour qui toute opposition est de classe; du psychanalytique, pour qui toute dénégation est aveu; du chrétien, pour qui tout refus est quête, etc. Il s'étonnait de ce que le langage du pouvoir capitaliste ne compor-tât pas, à première vue, une telle figure de système (sinon de la plus basse espèce, les opposants n'y étant jamais dits que " intoxi-qués », " téléguidés », etc.); il comprenait alors que la pression du langage capitaliste (d'autant plus forte) n'est pas d'ordre para-noïaque, systématique, argumentatif, articulé : c'est un empoissement implacable, une doxa, une manière d'inconscient : bref l'idéolo-gie dans son essence. 48

LE PLAISIR DU TEXTE Pour que ces systèmes parlés cessent d'affo-ler ou d'incommoder, il n'y a pas d'autre moyen que d'habiter l'un d'eux. Sinon : et moi, et moi, qu'est-ce que je fais dans tout ça? Le texte, lui, est atopique, sinon dans sa consommation, du moins dans sa production. Ce n'est pas un parler, une fiction, le système est en lui débordé, défait (ce débordement, cette défection, c'est la signifiance). De cette atopie il prend et communique à son lecteur un état bizarre : à la fois exclu et paisible. Dans la guerre des langages, il peut y avoir des moments tranquilles, et ces moments sont des textes (" La guerre, dit un personnage de Brecht, n'exclut pas la paix... La guerre a ses moments paisibles.... Entre deux escarmouches, on vide aussi bien son pot de bière... »). Entre deux assauts de paroles, entre deux prestances de systèmes, le plaisir du texte est toujours possible, non comme un délassement, mais comme le passage incongru - - dissocié - d'un autre langage, comme l'exercice d'une physiologie différente. 49

LE PLAISIR DU TEXTE Beaucoup trop d'héroïsme encore dans nos langages; dans les meilleurs - je pense à celui de Bataille - , éréthisme de certaines expres-sions et finalement une sorte d'héroïsme insidieux. Le plaisir du texte (la jouissance du texte) est au contraire comme un effacement brusque de la valeur guerrière, une desquama-tion passagère des ergots de l'écrivain, un arrêt du " coeur » (du courage). Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages? Comment extérioriser (mettre à l'extérieur) les parlers du monde, sans se réfugier dans un dernier parler à partir duquel les autres seraient simplement rapportés, récités? Dès que je nomme, je suis nommé : pris dans la rivalité des noms. Comment le texte peut-il " se tirer » 50

LE PLAISIR DU TEXTE de la guerre des fictions, des sociolectes? - Par un travail progressif d'exténuation. D'a-bord le texte liquide tout méta-langage, et c'est en cela qu'il est texte : aucune voix (Science, Cause, Institution) n'est en arrière de ce qu'il dit. Ensuite, le texte détruit jusqu'au bout, jusqu'à la contradiction, sa pro-pre catégorie discursive, sa référence socio-linguistique (son " genre ») : il est " le comique qui ne fait pas rire », l'ironie qui n'assujettit pas, la jubilation sans âme, sans mystique (Sarduy), la citation sans guillemets. Enfin, le texte peut, s'il en a envie, s'attaquer aux structures canoniques de la langue elle-même (Sollers) : le lexique (néologismes exubérants, mots-tiroirs, translitérations), la syntaxe (plus de cellule logique, plus de phrase). Il s'agit, par transmutation (et non plus seulement par transformation), de faire apparaître un nouvel état philosophai de la matière langa-gière; cet état inouï, ce métal incandescent, hors origine et hors communication, c'est alors du langage, et non un langage, fût-il décroché, mimé, ironisé. 51

LE PLAISIR DU TEXTE Le plaisir du texte ne fait pas acception d'idéologie. Cependant : cette impertinence ne vient pas par libéralisme, mais par perver-sion : le texte, sa lecture, sont clivés. Ce qui est débordé, cassé, c'est l'unité morale que la société exige de tout produit humain. Nous lisons un texte (de plaisir) comme une mouche vole dans le volume d'une chambre : par des coudes brusques, faussement définitifs, affai-rés et inutiles : l'idéologie passe sur le texte et sa lecture comme l'empourprement sur un visage (en amour, certains goûtent érotique-ment cette rougeur); tout écrivain de plaisir a de ces empourprements imbéciles (Balzac, Zola, Flaubert, Proust : seul peut-être Mal-larmé, maître de sa peau) : dans le texte de plaisir, les forces contraires ne sont plus en état de refoulement, mais de devenir : rien n'est vraiment antagoniste, tout est pluriel. Je traverse légèrement la nuit réactionnaire. Par exemple, dans Fécondité de Zola, l'idéologie est flagrante, particulièrement pois-seuse : naturisme, familialisme, colonialisme; il n'empêche que je continue à lire le livre. Cette distorsion est banale? On peut trouver 52

LE PLAISIR DU TEXTE plutôt stupéfiante l'habileté ménagere avec laquelle le sujet se partage, divisant sa lecture, résistant à la contagion du jugement, à la métonymie du contentement : serait-ce que le plaisir rend objectif ? Certains veulent un texte (un art, une pein-ture) sans ombre, coupé de l' " idéologie domi-nante » ; mais c'est vouloir un texte sans fécon-dité, sans productivité, un texte stérile (voyez le mythe de la Femme sans Ombre). Le texte a besoin de son ombre : cette ombre, c'est un peu d'idéologie, un peu de représentation. un peu de sujet : fantômes, poches, traînées, nuages nécessaires : la subversion doit pro-duire son propre clair-obscur. (On dit couramment : " idéologie domi-nante ». Cette expression est incongrue. Car l'idéologie, c'est quoi ? C'est précisément l'idée en tant qu'elle domine : l'idéologie ne peut être que dominante. Autant il est juste de parler d' " idéologie de la classe domi-nante » parce qu'il existe bien une classe 53

LE PLAISIR DU TEXTE dominée, autant il est inconséquent de parler d'" idéologie dominante », parce qu'il n'y a pas d'idéologie dominée : du côté des " domi-nés » il n'y a rien, aucune idéologie, sinon précisément - et c'est le dernier degré de l'aliénation - l'idéologie qu'ils sont obligés (pour symboliser, donc pour vivre) d'emprun-ter à la classe qui les domine. La lutte sociale ne peut se réduire à la lutte de deux idéolo-gies rivales : c'est la subversion de toute idéo-logie qui est en cause.) * '!* * Bien repérer les imaginaires du langage, à savoir : le mot comme unité singulière, monade magique; la parole comme instru-ment ou expression de la pensée; l'écriture comme translitération de la parole; la phrase comme mesure logique, close; la carence même ou le refus de langage comme force primaire, spontanée, pragmatique. Tous ces artefacts sont pris en charge par l'imaginaire de la science (la science comme imaginaire) : la 54

LE PLAISIR DU TEXTE linguistique énonce bien la vérité sur le langage, mais seulement en ceci : " qu'aucune illusion consciente n'est commise » : or c'est la défini-tion même de l'imaginaire : l'inconscience de l'inconscient. C'est déjà un premier travail que de réta-blir dans la science du langage ce qui ne lui est attribué que fortuitement, dédaigneu-sement, ou plus souvent encore, refusé : la sémiologie (la stylistique, la rhétorique, disait Nietzsche), la pratique, l'action éthique, l' " enthousiasme » (Nietzsche encore). C'en est un second que de remettre dans la science ce qui va contre elle : ici, le texte. Le texte, c'est le langage sans son imaginaire, c'est ce qui manque à la science du langage pour que soit manifestée son importance générale (et non sa particularité techno-cratique). Tout ce qui est à peine toléré ou carrément refusé par la linguistique (comme science canonique, positive), la signifiance, la jouissance, c'est précisément là ce qui retire le texte des imaginaires du langage. 55

LE PLAISIR DU TEXTE Sur le plaisir du texte, nulle " thèse » n'est possible; à peine une inspection (une introspec-tion), qui tourne court. Eppure si gaude! Et pourtant, envers et contre tout, je jouis du texte. Des exemples au moins? On pourrait penser à une immense moisson collective : on recueil-lerait tous les textes auxquels il est arrivé de faire plaisir à quelqu'un (de quelque lieu que ces textes viennent), et l'on manifesterait ce corps textuel (corpus : c'est bien dit), un peu comme la psychanalyse a exposé le corps érotique de l'homme. Un tel travail cependant, on peut le craindre, n'aboutirait qu'à expliquer les textes retenus; il y aurait une bifurcation inévitable du projet : ne pouvant se dire, le plaisir entrerait dans la voie générale des moti-vations, dont aucune ne saurait être définitive (si j'allègue ici quelques plaisirs de texte, c'est toujours en passant, d'une façon très précaire, nullement régulière). En un mot, un tel travail ne pourrait s'écrire. Je ne puis que tourner autour d'un tel sujet - et dès lors mieux vaut le faire brièvement et solitairement que col-lectivement et interminablement; mieux vaut renoncer à passer de la valeur, fondement de l'affirmation, aux valeurs, qui sont des effets de culture. 56

LE PLAISIR DU TEXTE Comme créature de langage, l'écrivain est toujours pris dans la guerre des fictions (des parlers), mais il n'y est jamais qu'un jouet, puisque le langage qui le constitue (l'écriture) est toujours hors-lieu (atopique); par le simple effet de la polysémie (stade rudimentaire de l'écriture), l'engagement guerrier d'une parole littéraire est douteux dès son origine. L'écrivain est toujours sur la tache aveugle des systèmes, en dérive; c'est un joker, un mana, un degré zéro, le mort du bridge : nécessaire au sens (au combat), mais privé lui-même de sens lixe; sa place, sa valeur (d'échange) varie selon les mouvements de l'histoire, les coups tac-tiques de la lutte : on lui demande tout et ou rien. Lui-même est hors de l'échange, plongé dans le non-profit, le mushotoku zen, sans désir de prendre rien, sinon la jouissance perverse des mots (mais la jouissance n'est jamais une prise : rien ne la sépare du satori, de la perte). Paradoxe : cette gratuité de l'écriture (qui approche, par la jouissance, 57

celle de la mort), l'écrivain la tait : il se contracte, se muscle, nie la dérive, refoule la jouissance : il y en a très peu qui combattent à la fois la répression idéologique et la répres-sion libidinale (celle, bien entendu, que l'in-tellectuel fait peser sur lui-même : sur son propre langage). Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n'est pas de lui)1, j'y retrouve Proust par un détail minuscule. L'évêque de Lescars désigne la nièce de son grand vicaire par une série d'apostrophes précieuses (ma petite nièce, ma petite amie, ma jolie brune, ah petite friande!) qui ressuscitent en moi les adresses des deux courrières du Grand Hôtel de Balbec, Marie Geneste et Céleste Albaret, au narrateur (Oh!petit diable aux cheveux de geai, ôprofonde malice! Ah jeunesse! Ah jolie peau!). 1. " Episodes de la vie d'Athanase Auger, publiés par sa nièce », dans les Mémoires d'un touriste, I, pp. 238-245 (Stendhal, oeuvres complètes, Calmann-Lévy, 1891). 58 LE PLAISIR DU TEXTE

LE PLAISIR DU TEXTE Ailleurs, mais de la même façon, dans Flaubert, ce sont les pommiers normands en fleurs que je lis à partir de Proust. Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l'oeuvre de Proust est, du moins pour moi, l'oeuvre de référence, la mathésis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire - comme l'étaient les Lettres de Mme de Sévigné pour la grand-mère du narrateur, les romans de chevalerie pour don Quichotte, etc.; cela ne veut pas du tout dire que je sois un " spécia-liste » de Proust : Proust, c'est ce qui me vient, ce n'est pas ce que j'appelle; ce n'est pas une " autorité »; simplement un souvenir circulaire. Et c'est bien cela l'inter-texte : l'impossibilité de vivre hors du texte infini - que ce texte soit Proust, ou le journal quotidien, ou l'écran télévisuel : le livre fait le sens, le sens fait la vie.

LE PLAISIR DU TEXTE Si vous enfoncez un clou clans le bois, le bois résiste différemment selon l'endroit où vous l'attaquez : on dit que le bois n'est pas isotrope. Le texte non plus n'est pas isotrope : les bords, la faille, sont imprévisibles. De même que la physique (actuelle) doit s'ajuster au caractère non-isotrope de certains milieux, de certains univers, de même il faudra bien que l'analyse structurale (la sémiologie) reconnaisse les moindres résistances du texte, le dessin irrégulier de ses veines. Nul objet n'est dans un rapport constant avec le plaisir (Lacan, à propos de Sade). Cependant, pour l'écrivain, cet objet existe; ce n'est pas le langage, c'est la langue, la langue maternelle. L'écrivain est quelqu'un qui joue avec le corps de sa mère (je renvoie à Pleynet, sur Lautréamont et sur Malisse) : pour le glori-fier, l'embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps, peut être reconnu : 60

LE PLAISIR DU TEXTE j'irai jusqu'à jouir d'une défiguration de la langue, et l'opinion poussera les hauts cris, car elle ne veut pas qu'on " défigure la nature ». On dirait que pour Bachelard les écrivains n'ont jamais écrit : par une coupure bizarre, ils sont seulement lus. 11 a pu ainsi fonder une pure critique de lecture, et il l'a fondée en plaisir : nous sommes engagés dans une pra-tique homogène (glissante, euphorique, volup-tueuse, unitaire, jubilatoire), et cette pratique nous comble : lire-rêver. Avec Bachelard, c'est toute la poésie (comme simple droit de discontinuer la littérature, le combat) qui passe au crédit du Plaisir. Mais dès lors que l'oeuvre est perçue sous les espèces d'une écri-ture, le plaisir grince, la jouissance pointe et Bachelard s'éloigne.

LE PLAISIR DU TEXTE Je m'intéresse au langage parce qu'il me blesse ou me séduit. C'est là, peut-être, une érotique de classe? Mais quelle classe? La bourgeoise? Elle n'a aucun goût pour le langage, qui n'est même plus à ses yeux, luxe, élément d'un art de vivre (mort de la " grande » littérature), mais seulement instrument ou décor (phraséo-logie). La populaire? Ici, disparition de toute activité magique ou poétique : plus de carna-val, on ne joue plus avec les mots : fin des métaphores, règne des stéréotypes imposés par la culture petite-bourgeoise. (La classe pro-ductrice n'a pas nécessairement le langage de son rôle, de sa force, de sa vertu. Donc : dissociation des solidarités, des empathies - très fortes ici, nulles là. Critique de l'illusion totalisante : n'importe quel appareil unifie d'abord le langage ; mais il ne faut pas respecter le tout.) Reste un îlot : le texte. Délices de caste, mandarinat? le plaisir peut-être, la jouissance, non. 62

LE PLAISIR DU TEXTE Aucune signifiance (aucune jouissance) ne peut se produire, j'en suis persuadé, dans une culture de masse (à distinguer, comme l'eau du feu, de la culture des masses), car le modèle de cette culture est petit-bourgeois. C'est le propre de notre contradiction (historique), que la signifiance (la jouissance) est tout entière réfugiée dans une alternative excessive : ou bien dans une pratique mandarinale (issue d'une exténuation de la culture bourgeoise), ou bien dans une idée utopique (celle d'une culture à venir, surgie d'une révolution radi-cale, inouïe, imprévisible, dont celui qui écrit aujourd'hui ne sait qu'une chose : c'est que, tel Moïse, il n'y entrera pas). Caractère asocial de la jouissance. Elle est la perte abrupte de la socialité, et pourtant il ne s'ensuit aucune retombée vers le sujet (la subjectivité), la personne, la solitude : tout se perd, intégralement. Fond extrême de la clandestinité, noir de cinéma. 63

LE PLAISIR DU TEXTE Toutes les analyses socio-idéologiques con-cluent au caractère déceptif de la littérature (ce qui leur enlève un peu de leur pertinence) : l'oeuvre serait finalement toujours écrite par un groupe socialement déçu ou impuissant, hors du combat par situation historique, écono-mique, politique; la littérature serait l'expres-sion de cette déception. Ces analyses oublient (et c'est normal, puisque ce sont des herméneu-tiques fondées sur la recherche exclusive du signifié) le formidable envers de l'écriture : la jouissance : jouissance qui peut exploser, à travers des siècles, hors de certains textes écrits cependant à la gloire de la plus morne, de la plus sinistre philosophie.

LE PLAISIR DU TEXTE Le langage que je parle en moi-même n'est pas de mon temps; il est en bute, par nature, au soupçon idéologique; c'est donc avec lui qu'il faut que je lutte. J'écris parce que je ne veux pas des mots que je trouve : par soustrac-tion. Et en même temps, cet avant-dernier langage est celui de mon plaisir : je lis à lon-gueur de soirées du Zola, du Proust, du Verne, Monte-Cristo, les Mémoires d'un Touriste, et même parfois du Julien Green. Ceci est mon plaisir, mais non ma jouissance : celle-ci n'a de chance de venir qu'avec le nouveau absolu, car seul le nouveau ébranle (infirme) la conscience (facile? nullement : neuf fois sur dix, le nouveau n'est que le stéréotype de la nouveauté). Le Nouveau n'est pas une mode, c'est une valeur, fondement de toute critique : notre évaluation du monde ne dépend plus, du moins directement, comme chez Nietzsche, de l'opposi-tion du noble et du vil, mais de celle de l'Ancien et du Nouveau (l'érotique du Nouveau a commencé dès le xvme siècle : longue trans-65

formation en marche). Pour échapper à l'alié-nation de la société présente, il n'y a plus que ce moyen : la fuite en avant : tout langage ancien est immédiatement compromis, et tout langage devient ancien dès qu'il est répété. Or le langage encratique (celui qui se produit et se répand sous la protection du pouvoir) est statutairement un langage de répétition; toutes les institutions officielles de langage sont des machines ressassantes : l'école, le sport, la publicité, l'oeuvre de masse, la chanson, l'information, redisent toujours la même struc-ture, le même sens, souvent les mêmes mots : le stéréotype est un fait politique, la figure majeure de l'idéologie. En face, le Nouveau, c'est la jouissance (Freud : " Chez l'adulte, la nouveauté constitue toujours la condition de la jouissance »). D'où la configuration actuelle des forces : d'un côté un aplatissement de masse (lié à la répétition du langage) - apla-tissement hors-jouissance, mais non forcément hors-plaisir - , et de l'autre un emportement (marginal, excentrique) vers le Nouveau - emportement éperdu qui pourra aller jusqu'à la destruction du discours : tentative pour faire resurgir historiquement la jouissance refoulée sous le stéréotype. 66 LE PLAISIR DU TEXTE

LE PLAISIR DU TEXTE L'opposition (le couteau de la valeur) n'est pas forcément entre des contraires consacrés, nommés (le matérialisme et l'idéalisme, le réformisme et la révolution, etc.); mais elle est toujours et partout entre /'exception et la règle. La règle, c'est l'abus, l'exception, c'est la jouissance. Par exemple, à de certains mo-ments, il est possible de soutenir l'exception des Mystiques. Tout, plutôt que la règle (la généralité, le stéréotype, l'idiolecte : le langage consistant). Cependant, on peut prétendre tout le contraire (néanmoins, ce n'est pas moi qui le prétendrais) : la répétition engendrerait elle-même la jouissance. Les exemples ethno-graphiques abondent : rythmes obsessionnels, musiques incantatoires, litanies, rites, nembutsu bouddhique, etc : répéter à l'excès, c'est entrer dans la perte, dans le zéro du signifié. Seulement voilà : pour que la répétition soit érotique, il faut qu'elle soit formelle, littérale, et dans notre culture, cette répétition affichée 67

LE PLAISIR DU TEXTE (excessive) redevient excentrique, repoussée vers certaines régions marginales de la musique. La forme bâtarde de la culture de masse est la répétition honteuse : on répète les contenus, les schèmes idéologiques, le gommage des contradictions, mais on varie les formes super-ficielles : toujours des livres, des émissions, des films nouveaux, des faits divers, mais toujours le même sens. En somme, le mot peut être érotique à deux conditions opposées, toutes deux excessives : s'il est répété à outrance, ou au contraire s'il est inattendu, succulent par sa nouveauté (dans certains textes, des mots brillent, ce sont des apparitions distractives, incongrues - il importe peu qu'elles soient pédantes; ainsi, personnellement, je prends du plaisir à cette phrase de Leibnitz : " ... comme si les montres de poche marquaient les heures par une certaine faculté horodéictique, sans avoir besoin de roues, ou comme si les moulins brisaient les grains par une qualité fractive, sans avoir besoin de rien qui ressemblât aux meules »). Dans les deux cas, c'est la même physique de jouissance, le sillon, l'inscription, la syncope : ce qui est creusé, pilonné ou ce qui éclate, détonne. 68

LE PLAISIR DU TEXTE Le stéréotype, c'est le mot répété, hors de toute magie, de tout enthousiasme, comme s'il était naturel, comme si par miracle ce mot qui revient était à chaque fois adéquat pour des raisons différentes, comme si imiter pouvait ne plus être senti comme une imitation : mot sans-gêne, qui prétend à la consistance et ignore sa propre insistance. Nietzsche a fait cette remarque, que la " vérité » n'était que la solidification d'anciennes métaphores. Eh bien, à ce compte, le stéréotype est la voie actuelle de la " vérité », le trait palpable qui fait transiter l'ornement inventé vers la forme canoniale, contraignante, du signifié. (Il serait bon d'imaginer une nouvelle science linguisti-que; elle étudierait non plus l'origine des mots, ou étymologie, ni même leur diffusion, ou lexicologie, mais les progrès de leur solidifica-tion, leur épaississement le long du discours historique; cette science serait sans doute subversive, manifestant bien plus que l'origine historique de la vérité : sa nature rhétorique, langagière.) La méfiance à l'égard du stéréotype (lié à la jouissance du mot nouveau ou du discours 69

LE PLAISIR DU TEXTE intenable) est un principe d'instabilité abso-lue, qui ne respecte rien (aucun contenu, aucun choix). La nausée arrive dès que la liaison de deux mots importants va de soi. Et dès qu'une chose va de soi, je la déserte : c'est la jouissance. Agacement futile? Dans la nouvelle d'Egdar Poe, M. Valdemar, le mou-rant magnétisé, survit, cataleptique, par la répétition des questions qui lui sont adressées (" M. Valdemar, dormez-vous? »); mais cette survie est intenable : la fausse mort, la mort atroce, c'est ce qui n'est pas un terme, c'est l'interminable (" Pour l'amour de Dieu ! - Vite! - Vite! - faites-moi dormir, - ou bien vite! éveillez-moi vite! - Je vous dis que je suis mort! » ). Le stéréotype, c'est cette impossibilité nauséeuse de mourir. Dans le champ intellectuel, le choix politi-que est un arrêt de langage - donc une jouis-sance. Cependant, le langage reprend, sous sa forme la plus consistante (le stéréotype poli-tique). Ce langage-là, il faut alors l'avaler, sans nausée. 70

Autre jouissance (autres bords) : elle consiste à dépolitiser ce qui est apparemment politique, et à politiser ce qui apparemment ne l'est pas. - Mais non, voyons, on politise ce qui doit l'être et c'est tout. Nihilisme : " les fins supérieures se dépré-cient. » C'est un moment instable, menacé, car d'autres valeurs supérieures tendent aussitôt et avant que les premières soient détruites, à prendre le dessus; la dialectique ne fait que lier des positivités successives; d'où l'étouf-fement, au sein même de l'anarchisme. Com-ment donc installer la carence de toute valeur supérieure? L'ironie? Elle part toujours d'un lieu sûr. La violence? C'est une valeur supé-rieure, et des mieux codées. La jouissance? Oui, si elle n'est pas dite, doctrinale. Le nihilisme le plus conséquent est peut-être sous masque : d'une certaine façon intérieur aux institutions, aux discours conformes, aux finalités apparentes. 71 LE PLAISIR DU TEXTE

A. me confie qu'il ne supporterait pas que sa mère fût dévergondée - mais qu'il le supporterait de son père; il ajoute : c'est bizarre, ça, non? - Il suffirait d'un nom pour faire cesser son étonnement : l'OEdipe ! A. est à mes yeux tout près du texte, car celui-ci ne donne pquotesdbs_dbs33.pdfusesText_39