[PDF] Manuel des soins palliatifs Le concept de « souffrance globale »





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Manuel des soins palliatifs

Le concept de « souffrance globale » permet intuitivement d'appréhender un des grands ment en fin de vie ne font référence à la question spirituelle.



Souffrance existentielle et sédation

De douleur totale à souffrance existentielle La fin de vie est la ... Une nouvelle approche de la souffrance globale de personnes en fin de vie.



Laccompagnement des familles des personnes en fin de vie

suivante : la personne soignée le soignant



Fiche clinique : LAGONIE

10 août 2015 sans trop de souffrance pour la personne tout en offrant aux proches/famille ... Accompagner une personne en fin de vie demande une grande ...



Présentation Ifop

Total « Non ». Une réponse efficace à la souffrance des personnes gravement malades ou en fin de vie. Une réponse suffisante à la souffrance des.



De la « douleur totale » à la souffrance existentielle : réflexions

Le mouvement du hospice care naît dans les années 1970 alors que des soi- gnants se donnent la mission d'adoucir la douleur totale de la personne en fin de vie 



La sédation profonde et continue jusquau décès

La loi affirme que toute personne a le droit à une fin de vie digne et accompagnée du meilleur apaisement possible de la souffrance. La loi reconnaît ainsi 



laccompagnement des personnes en fin de vie

Prendre soin vise au-delà de la technicité du geste



Modalités de prise en charge de ladulte nécessitant des soins

LA PRISE EN COMPTE DE LA SOUFFRANCE GLOBALE DU PATIENT. terminale soit aux personnes dont la vie prend fin dans le grand âge. Les soins palliatifs.



ACCOMPAGNER LA FIN DE VIE DES PERSONNES AGÉES EN

Il justifie un accompagnement et une prise en soins visant à combattre la douleur physique les symptômes d'inconfort et la souffrance morale. 45 ARS



De la « douleur totale » à la souffrance existentielle

gnants se donnent la mission d’adoucir la douleur totale de la personne en fin de vie comme le propose son initiatrice Cicely Saunders Se soucier de toute la personne que l’échec des traitements anticancéreux entraîne vers la mort caractérise l’hospitalité offerte par l’ensemble de l’équipe soi-

Manuel des soins palliatifs

Chapitre 6

La souffrance globale

Nicolas P

UJOL

INTRODUCTION

Le concept de " souffrance globale » permet intuitivement d"appréhender undes grands principes

qui structure les soins palliatifs : l"importance de prendre soin des patients dans leur globalité.L"approche de soin globale est la réponse collective à cettesouffrance globale toujours singulière. En

effet, qui dit " approche de soin globale » dit interdisciplinarité, autre grand principe qui caractérise

les soins palliatifs. Or travailler en équipe ne va pas de soi, d"autant plus lorsqu"il s"agit d"oeuvrercollectivement à partir de disciplines différentes.

Cette souffrance globale est conçue comme multidimensionnelle :physique, psychique, sociale et spirituelle. Si l"on comprend assez bien ce que peuvent recouvrir les souffrances physiques, psy-

chiques et sociales, la souffrance spirituelle apparaît beaucoup plus énigmatique. Ce flou contribue à

générer deux interprétations différentes. La première suggère que la souffrance spirituelle a quelque

chose de spécifique, qu"elle mérite donc d"être pensée séparément et qu"elle appelle des compétencesdistinctes. La seconde défend l"idée que cette souffrance spirituelle est en fait l"essence de la

souffrance globale et qu"on ne saurait la distinguer du reste.

Cet article propose de réfléchir aux conditions nécessaires pour répondre collectivement à cette

souffrance globale en partie énigmatique. Pour cela, nous nousintéresserons dans une premièrepartie à ce que disent les textes officiels par rapport à la souffrance spirituelle. Dans une deuxième

partie, nous dessinerons à grands traits l"orientation prise par le monde de la recherche pour répondre

à cette souffrance spirituelle. Nous verrons que la spiritualité n"échappe pas à un large mouvement

de standardisation des soins, standardisation que nous mettrons en perspective dans une troisième

partie avec ce qu"il est coutume d"appeler " le tournant gestionnaire » des établissements de santé."Le-Berre-081048-BAT" (Col. : Psychothérapie 2014 19x24) - 2020/6/18 - 16:19 - page 89 - #131??

90ENJEUX PHILOSOPHIQUES ET SOCIOLOGIQUES DES SOINS PALLIATIFS

Dans les quatrième et cinquième parties, nous montrerons en quoi ce " tournant gestionnaire »

contribue à un délitement de la coopération dans les collectifs de travail, coopération indispensable

pour honorer la complexité et la singularité de cette souffrance globale.

C"est donc en empruntant à la fois la porte de la spiritualitéet celle du travail que nous approcherons

ce concept central pour les soins palliatifs.

LA DIMENSION SPIRITUELLE DE LA SOUFFRANCE GLOBALE

Commençons par nous pencher sur les textes officiels pour remarquer qu"aucune loi ni aucun décret

relatif aux soins palliatifs en France ne fait mention du concept de " spiritualité ». Il faut se

tourner du côté des circulaires pour en trouver une trace : la Circulaire Laroque de 1986 relative à

l"organisation des soins et à l"accompagnement des maladesen phase terminale et la Circulaire du

19 février 2002, en application de la loi du 9 juin 1999 visantà garantir l"accès aux soins palliatifs.

Il est intéressant de soulever également que ni leProgramme de développement des soins palliatifs

2008-2012ni lePlan national 2015-2018 pour le développement des soins palliatifs et l"accompagne-

ment en fin de viene font référence à la question spirituelle.

La définition des soins palliatifs proposée par la Société Française d"Accompagnement et de Soins

Palliatifs fait bien mention du concept :

" Les soins palliatifs sont des soins actifs délivrés dans une approche globale de la personne atteinte

d"une maladie grave, évolutive ou terminale. L"objectif des soins palliatifs est de soulager les douleurs

physiques et les autres symptômes, mais aussi de prendre en compte la souffrance psychique, sociale et

spirituelle. » Tout comme celle proposée par l"Organisation Mondiale de laSanté de 2002 :

" Les soins palliatifs cherchent à améliorer la qualité de vie des patients et de leur famille, face

aux conséquences d"une maladie potentiellement mortelle,par la prévention et le soulagement de la

souffrance, identifiée précocement et évaluée avec précision, ainsi que le traitement de la douleur et

des autres problèmes physiques, psychologiques etspirituelsqui lui sont liés. »

Il nous semble intéressant de nous arrêter ici sur deux points. S"il est indéniable que la question

spirituelle fait partie intégrante des définitions officielles des soins palliatifs, elle interpelle par sa

discrétion dans les textes officiels français, qu"ils soient législatifs ou programmatiques. Deuxième-

ment, la question spirituelle, lorsqu"elle apparaît, est uniquement convoquée dans ces définitions

comme un adjectif qualifiant " problèmes » ou " souffrance ». Or cela ne nous dit pas ce que recouvre

ce concept.

Si l"intérêt pour le concept de " spiritualité » en soins palliatifs remonte aux années 1960, ce n"est

qu"à partir des années 2000 qu"apparaissent les premières tentatives de définition consensuelle de

la spiritualité. Un groupe de chercheurs et de cliniciens ont abouti, sous l"égide de l"Association

Européenne de Soins Palliatifs (EAPC), à la définition suivante1(Nolan, Saltmarsh, Leget, 2011) :

1. La traduction est de nous."Le-Berre-081048-BAT" (Col. : Psychothérapie 2014 19x24) - 2020/6/18 - 16:19 - page 90 - #132?

La souffrance globale91

" La spiritualité est la dimension dynamique de la vie humaine liée à la manière dont les personnes

expérimentent, expriment et/ou recherchent un sens, un but, une transcendance, et le lien que ces

personnes entretiennent avec le moment présent, avec elles-mêmes, les autres, la nature, avec ce qui

est grand et/ou sacré. »

Trois grands thèmes apparaissent dans cette définition. Tout d"abord, la question existentielle

viala recherche d"un sens et d"un but. Ensuite, la question méta-religieuse par l"entremise d"une

transcendance ou d"un lien au sacré. Enfin, la question relationnelle ou du lien au moment présent,

à soi, aux autres et à la nature. Ce détour par la définition permet de préciser ce qui relèverait d"une

" souffrance » ou d"un " problème » spirituel, c"est-à-dire une perturbation éprouvée par le sujet en

lien avec un ou plusieurs de ces trois grands thèmes. Nous en retrouvons une illustration dans la définition du diagnostic infirmier de " détresse spirituelle» (Herdman & Kamitsuru, 2019) :

" État de souffrance lié à la perturbation de la capacité de ressentir le sens de la vie à travers les liens

avec soi-même, les autres, le monde ou une force supérieure. »

Il faut également faire remarquer que la spiritualité apparaît dans la définition de l"EAPC comme une

dimension dynamique de la vie humaine. Dit autrement, cela revient à affirmer que tout être humain

est par nature spirituel. On retrouve ici la tension que nous avons présentée en introduction : si

l"homme est ontologiquement spirituel, alors il semble tout à fait légitime de considérer que la

" souffrance spirituelle » est l"essence de la " souffrance globale». Pour autant, en cherchant à

définir la spiritualité, on contribue à en faire un concept spécifique qui appelle des interventions

spécifiques...

VERS UNE STANDARDISATION DE LA RÉPONSE

À LA SOUFFRANCE SPIRITUELLE

Affirmer que l"homme est ontologiquement spirituel est toutsauf neutre. Cette catégorie (la " spi-

ritualité ») est en effet étrangère à de nombreux modèles anthropologiques issus des sciences

humaines et sociales. Reconnaître à l"homme une dimension spirituelle revient à considérer qu"il

existe en lui une part irréductible qui échapperait à toute tentative de saisie conceptuelle ou

scientifique ; une part de mystère, de transcendance. Cette vision, aussi humaniste soit-elle, est

influencée par de nombreuses normativités qu"il serait troplong d"analyser mais qui peuvent en

partie expliquer pourquoi le législateur a été prudent en France dans l"utilisation de ce concept.

Au-delà de sa neutralité, on peut aussi s"interroger sur la valeur épistémologique de cette définition

de la spiritualité :

?A-t-on réellement besoin de ce concept pour désigner la capacité de l"homme à chercher un sens

à sa vie ou à se sentir en lien avec différentes figures de l"altérité ? ?Qu"est-ce que le spirituel a de spécifique par rapport à l"existentiel ou au psychologique ?

Nous voyons bien que derrière cet intérêt du monde des soins palliatifs pour la question spirituelle

se cachent une vision de l"homme particulière et une visée éthique propre : reconnaître en lui une

part de mystère, desserrer l"emprise des catégories médicales qui contribuent à l"objectiver."Le-Berre-081048-BAT" (Col. : Psychothérapie 2014 19x24) - 2020/6/18 - 16:19 - page 91 - #133?

92ENJEUX PHILOSOPHIQUES ET SOCIOLOGIQUES DES SOINS PALLIATIFS

De ce point de vue, l"évolution des discours sur la spiritualité dans la littérature médicale ces

dix dernières années ne peut manquer de surprendre. Au nom d"une meilleure intégration de la

spiritualité en soins palliatifs, les chercheurs préconisent l"utilisation d"échelles ou de question-

naires standardisés pour montrer l"efficacité de cette intégration en termes clinique et économique

(Steinhauseret al., 2017). L"argument qui motive cette évolution est toujours lemême : dans un

univers professionnel dominé par les logiques de l"efficience,de la technique, de l"objectivation, de

la rentabilité, il serait impossible de promouvoir une attention à la question spirituelle sans recourir

aux mêmes catégories. Au Québec et au CHUV de Lausanne, pour prendre des exemples issus de la francophonie, les

intervenants en soins spirituels ou les accompagnants spirituels, formés à l"université, ont entamé

depuis une dizaine d"années une dynamique de professionnalisation. Cela passe par l"adoption,via

un certain mimétisme, des habitus des services médicaux et par une intégration dans les équipes

de soin et les staffs interdisciplinaires. Cette proximité avec les soignants les pousse à faire le

constat suivant : pour que l"attention à la question spirituelle qu"ils portent puisse être entendue et

reconnue collectivement, il faut utiliser le langage de l"evidence based medicine. Il faut donc pouvoir

évaluer objectivement, à partir d"indicateurs validés, lasouffrance spirituelle et, à partir de modèles

sous-jacent, inférer des " diagnostics » ayant vocation à influer sur le projet thérapeutique (Monod

et al., 2010).

Cette évolution masque deux mécanismes conjoints : une détraditionalisation des aumôniers hos-

pitaliers et une appropriation biomédicale du religieux dans l"hôpital (Jobin, 2012). La détraditio-

nalisation des aumôniers est rendue possible par le consensus existant autour d"une spiritualité

perçue comme transcendant les particularités culturelles, inscrite dans la nature humaine, noyau

anthropologique sur lequel se seraient développées les religions historiques. L"appropriation biomé-

dicale du religieux dans l"hôpital, loin d"être le fruit d"une pression exercée de l"extérieur sur les

aumôneries hospitalières, s"explique par le souhait des aumôniers dits " traditionnels » eux-mêmes

de se conformer, dans leur discours et leurs pratiques, aux logiques biomédicales. EMERGENCE DU TOURNANT GESTIONNAIRE EN SOINS PALLIATIFS

Cette standardisation du " soin spirituel » entre en résonnance avec un autre phénomène communé-

ment appelé " le tournant gestionnaire » des établissementsde santé. Dans un climat politique de

restriction des dépenses de santé, les soignants sont invités à appliquer des méthodes issues de

l"industrie. Pour que les gestionnaires, en majorité étrangers aumonde des soins et de la clinique,

puissent piloter les établissements de santé, ils doivent s"appuyer sur des indicateurs de qualité

définisviades données probantes issues de la littérature médicale (Dumesnil, 2011). Ces indicateurs

de qualité, mesurables objectivement, conduisent notammentà deux évolutions notables dans

l"exercice du métier de soignant : une " protocolisation » des soins d"une part ; une exigence de

traçabilité d"autre part. Du point de vue de la logique gestionnaire, la " protocolisation » des soins

vise une meilleure qualité et homogénéité des prises en charge à l"échelle d"un territoire et l"exigence

de traçabilité permet de financer les établissements de santéviaune tarification à l"activité. Du

"Le-Berre-081048-BAT" (Col. : Psychothérapie 2014 19x24) - 2020/6/18 - 16:19 - page 92 - #134?

La souffrance globale93

point de vue des soignants, la protocolisation apparaît antinomique avec le travail duCare(Molinier,

2013), par définition singulier, et la traçabilité s"avère extrêmement chronophage.

Si le monde des soins palliatifs a été plus longtemps préservé par rapport à d"autres secteurs

du soin, de nombreux signes montrent aujourd"hui que le tournant gestionnaire y est désormais opérant. Qu"une expression telle que " la gestion des flux patients

1» soit entrée dans le langage

managérial des unités de soins palliatifs (USP) est tout sauf anodin. La durée moyenne de séjour

(DMS) est devenue un indicateur de pilotage des USP, tout comme le nombre de séjours annuel.

Cette tarification à l"activité peut avoir plusieurs effetspervers : la mise en place d"une politique de

sélection des patients sur des critères de rentabilité en amont de l"hospitalisation ; des cadences de

travail plus importantes ; une réduction des durées d"hospitalisation ; une perte de sens au travail.

Enfin, le recours grandissant aux contrats précaires (vacations ; CDD) et l"augmentation du turn-over

dans les USP contribuent au délitement des collectifs de travail.

Ces différentes évolutions sont basées sur une conception dutravail bien particulière : travailler

revient à appliquer des procédures, des protocoles, c"est suivre des recommandations de bonnes

pratiques. De ce point de vue, l"erreur est toujours interprétée comme un défaut d"application

des procédures ou des recommandations. Or du point de vue de lasubjectivité, travailler, c"est

tout l"inverse (Dejours, 2013). Parce que le réel résiste toujours à la maîtrise, l"erreur, l"échec, la

panne, l"incident sont inhérents à l"activité de travail. Travailler, c"est endurer la peur, la honte, le

découragement, la colère qui en résultent, travailler est une expérience affective qu"il faut savoir

endurer pour,in fine, découvrir de nouvelles habiletés, créer et accroître sa subjectivité. En soins

palliatifs, une des facettes sous laquelle ce " réel qui résiste à lamaîtrise » se laisse observer

est justement la " souffrance globale ». Loin des définitions officielles, chaque soignant, chaque

bénévole intervenant en soins palliatifs a une idée " par corps » de ce que peut être cette souffrance

globale : un état très difficile à soulager qui résiste aux compétences, aux savoir-faire, aux ficelles

de métier. Ne pas parvenir à soulager un patient douloureux, angoissé et désespéré est source de

souffrance pour celles et ceux qui ont justement vocation à soigner et à accompagner. EFFETS DÉLÉTÈRES DU TOURNANT GESTIONNAIRE

SUR LA COOPÉRATION

C"est de la capacité à endurer cette souffrance, individuellement et collectivement que dépend

le destin de celle-ci : d"un côté l"épuisement ou la fuite ; de l"autre une forme de plaisir à voir

qu"à force d"endurance, des habiletés ont été acquises individuellement et collectivement et ont

permis de progresser, de devenir un meilleur soignant, une meilleure équipe. Parmi les ingrédients

essentiels qui permettent à un collectif de travail de fonctionner ensemble se trouve la coopération.

La coopération ne se planifie pas, elle ne prescrit pas ; elle émerged"elle-même, avec le temps, à

1. Expression relevée dans la description du poste de directrice des soins d"une unité de soins palliatifs francilienne."Le-Berre-081048-BAT" (Col. : Psychothérapie 2014 19x24) - 2020/6/18 - 16:19 - page 93 - #135?

94ENJEUX PHILOSOPHIQUES ET SOCIOLOGIQUES DES SOINS PALLIATIFS

condition que la confiance entre les membres du collectif soit opérante et que chacun se sente reconnu pour ce qu"il apporte de singulier au collectif. En soins palliatifs, il existe de nombreux exemples de coopération effective. Une aide-soignante

" sent » que sa collègue est en difficulté avec un patient et luipropose de la remplacer. La direction

prévoit qu"une chambre reste vide un ou deux jours après le décès d"un patient pour permettre aux

soignants de faire leur deuil avant de réinvestir une nouvelle relation. L"expression de points de

vue divergents est fréquente lors des délibérations collectives. Des temps informels de convivialité

émaillent quasi quotidiennement le temps de travail. Une culturede l"entretien interdisciplinaire

s"est développée au lit du patient. À l"inverse, il existe aussi de nombreux exemples de délitement

des collectifs de travail en soins palliatifs. On désigne des boucs-émissaires, on critique l"inaction

du psychologue ou des bénévoles, on augmente et généralise l"utilisation des sédatifs, on ne

communique plus que par " fiche d"évènements indésirables », on durcit les règles institutionnelles,

on limite les délibérations collectives à des transmissions d"informations, on accuse les médecins

d"insensibilité à la douleur des patients.

Répondre collectivement à la souffrance globale toujours singulière du patient implique nécessaire-

ment de la coopération et de la confiance dans le collectif de travail. Parce que le réel du travail

résiste toujours à la maîtrise, chacun est amené à développer une manière qui lui est propre de

combler l"écart entre le travail prescrit et le travail effectif. De plus, parce que travailler c"est endurer

l"échec, le travail est principalement subjectif. De fait, unegrande partie du travail est appelé à

demeurer invisible aux yeux des autres. Or la coopération passe par une délibération sur le travail et

la manière dont chacun pense qu"il devrait être fait. De ce fait, aucune coopération n"est possible

si les soignants ne rendent pas visibles,viala parole, leur manière de travailler. La difficulté, c"est

qu"il existe un risque à dire comment je fais le travail, tout comme il y a un risque à écouter l"autre

me dire comment il travaille : réaliser que l"on ne fait pas comme il faut, qu"on ne respecte pas

les " règles de l"art » ; se mettre en position de vulnérabilité, dévoiler ses erreurs ; se faire voler

les ficelles qui permettent de tirer son épingle du jeu ou encore perdresa place, dans un contexte

général de précarisation.

La logique gestionnaire, qui ignore la part subjective et vivante du travail, annihile la possibilité

d"une mise en visibilité collective du travail. La multiplicationdes protocoles et des procédures

renforce le silence des travailleurs qui ont peur des répercussions que la nécessaire transgression des

règles pourrait entraîner. Le recours à la sous-traitance et aux vacataires favorisent la méfiance des

uns envers les autres tout comme la possibilité de sédimenter des règles d"équipe sur le temps long.

La course à la rentabilité heurte les valeurs de celles et ceux dont l"idéal du soin est incompatible

avec la logique financière. L"exigence de traçabilité raccourcit le temps passé auprès des patients

et menace le sens conféré au travail. Dans ce contexte, la qualitéglobale des soins ne peut que

diminuer, fragilisant encore un peu plus la confiance et la coopération dans les équipes."Le-Berre-081048-BAT" (Col. : Psychothérapie 2014 19x24) - 2020/6/18 - 16:19 - page 94 - #136?

La souffrance globale95

LA SOUFFRANCE GLOBALE APPELLE UNE RÉPONSE COLLECTIVE

La standardisation du spirituelvial"apparition de définitions consensuelles, d"échelles et de grilles

d"entretiens depuis une quinzaine d"années montre bien quec"est l"ensemble du travail qu"il s"agit de

" protocoliser ». Or s"il est un domaine qui devrait résisterà cette lame de fond, c"est bien celui-ci

en raison de son caractère éminemment subjectif. Qu"il soitrécupéré par ces logiques devraient

alerter sur au moins deux risques. Le premier est que cette promotion d"une attention à la souffrance

spirituelle des patients ne joue le rôle de vernis éthique ou humaniste. Le second, c"est que cet

intérêt pour la question spirituelle ne renforce,in fine, la mainmise du discours gestionnaire sur le

travail duCarefaute de pouvoir se positionner en miroir ou en contradicteur face à lui.

L"intérêt des définitions officielles de la SFAP ou de l"OMS est double. Elles laissent d"une part

ouvertes la marge d"interprétation possible de ce que peut recouvrir cette " souffrance globale ».

D"autre part, elles ont le mérite de faire exister le conceptde " spiritualité », signe d"une intuition

soignante acquise au contact des personnes en fin de vie et de l"existence d"une " culture pallia-

tive ». Parler de " culture palliative » n"a de sens qu"à l"aune d"une théorie du travail vivant. En

effet, cette souffrance globale qui résiste aux compétences et aux savoir-faire contribue à affiner,

individuellement et collectivement, la qualité d"écoute et d"accompagnement qu"elle appelle. C"est

autant d"habiletés individuelles et collectives qui peuvent,viades délibérations collectives et un

travail de transmission, se cristalliser sous la forme de règles de travail et de règles de métier, tout à

la fois techniques, sociales, langagières et éthiques. C"est ce patrimoine immatériel qui se transmet

de générations en générations, largement invisible, inscritdans les petits gestes du soin, dans le

respect de certaines valeurs et de certains principes qui ontémergé au contact des patients en

souffrance qui est aujourd"hui mis à mal par le délitement de la coopération dans les collectifs de

travail. Le turn-over dans les équipes limite les possibilités detransmission des règles de métier.

La disparition progressive des temps informels de convivialité sur le lieu du travail renforce la

solitude. Les défenses individuelles et collectives pour lutter contre sa propre souffrance atrophient

la subjectivité et donc la capacité à entendre cette souffrance globale dans sa complexité et sa

singularité.

Travailler, ce n"est pas seulement produire, appliquer desrecommandations, c"est aussi vivre ensemble.

La richesse des soins palliatifs est de s"appuyer sur l"interdisciplinarité en réponse à cette souffrance

globale. Se nourrir du point de vue de l"autre, prendre le risque de l"écouter, oser partager sa façon

de travailler, tout cela contribue à construire un collectif vivant et singulier. Car ce dont il est

question en soins palliatifs comme dans d"autres secteurs du soin, c"est bien de patients singuliers

en relation avec des soignants singuliers, dans des contextes de travail singuliers. Toute volonté de

standardisation et d"objectivation ne saurait répondre seule au défi posé par la souffrance globale

des patients en fin de vie. C"est toute la richesse d"une équipe allant du bénévole d"accompagnement

à l"infirmier en passant par l"art-thérapeute et le médecin (la liste est bien sûr non exhaustive),

constituée en collectif de travail qui peut, au quotidien, répondre à ce qui fait à la fois la difficulté

et la richesse du travail en soins palliatifs."Le-Berre-081048-BAT" (Col. : Psychothérapie 2014 19x24) - 2020/6/18 - 16:19 - page 95 - #137?

96ENJEUX PHILOSOPHIQUES ET SOCIOLOGIQUES DES SOINS PALLIATIFS

CONCLUSION

L"ouverture des soins palliatifs à la question spirituelle vise àhonorer la centralité de l"intersub-

jectivité dans le travail duCare. Qu"elle évoque pour le soignant l"essence de l"homme ou une dimension distincte du physique, du psychique et du social,la dimension spirituelle de la souffrance

globale a ceci de particulier qu"elle invite à un dépassement de la frontière soignant/patient en

ouvrant la relation de soin à des réalités qui transcendent les étiquettes. Elle permet également

de dépasser ce qu"on attend généralement de la réponse apportée à une souffrance, à savoir un

apaisement ou un soulagement. En effet, la souffrance spirituelle, dans certaines traditions, est

une étape de maturation nécessaire, une crise qui se traverse plus qu"elle ne se résout. La question

spirituelle, nous l"avons dit, résiste aussi aux tentatives de" saucissonage » qui voudraient qu"à

chaque dimension de la souffrance globale corresponde une réponse spécifique.

C"est parce que la question spirituelle ne rentre pas dans une " case » que le concept de " souffrance

globale » peut honorer la diversité et la richesse d"équipessoignantes toujours singulières. Il faut un

collectif de travail en confiance pour délibérer autour de ce que recouvre la réponse à la souffrance

globale en général et à la souffrance spirituelle en particulier. Or ce n"est que par une mise en

discussion des manières de faire singulières que peuvent seconstruire des compétences collectives.

En conclusion, nous aimerions insister sur le fait que la souffrance du patient génère en miroir une

souffrance chez le soignant qui fait l"expérience de ce qui résiste à sa maîtrise. C"est le destin de

cette deuxième souffrance-destin qui dépend en grande partie de la manière dont le travailest

pensé et organisé-qui permettra soit d"affiner la sensibilité et la réponse apportée aux patients

soit, à l"inverse, de conduire à un appauvrissement duCare. Loin des recommandations de bonnes

pratiques, des définitions consensuelles et des échelles standardisées, c"est à un travail collectif

interdisciplinaire que nous appelle la souffrance globaledes patients en fin de vie.

Bibliographie

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PUF, 2011.

HERMANH., KAMITSURUS.,Diagnostics infirmiers 2018-2020,

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